De temps à autre, on entend une voiture glisser sur la chaussée humide. C’est le seul bruit qui leur parvienne en dehors de leurs souffles. Elles respirent en cadence, comme les couples qui marchent au même rythme. Tu dors ? Non, je ne dors pas. T’as pas sommeil ? Si, pourtant, mais je n’arrive pas à m’endormir. Je pense à demain. Moi aussi. Elles inspirent profondément, toutes les deux. L’aînée et la cadette. La grande et la petite. Ça fait longtemps que la petite a dépassé la grande. C’est aussi bien qu’il fasse nuit. Elles n’osent pas tendre le visage vers l’autre. Il pourrait y avoir une lueur qui réussit à s’infiltrer par le Velux, la lune qui donne à ce moment-là et qui viendrait déposer ses ombres. Il pourrait y avoir des signes qui disent, le front plissé, la main crispée sur le torse, peut-être qu’elle aussi, je ne voudrais pas qu’elle sache que je la regarde, que j’essaie de savoir si des larmes lui coulent le long des joues, si son oreiller est déjà humide. Je ne bougerai pas, de toutes façons mon corps est trop lourd, même me lever pour aller pisser je ne crois pas que je pourrais. Qu’est-ce qu’elle en sait, de ce que c’était ces derniers mois, de voir sa mère s’éteindre? Qu’est-ce qu’elle peut bien comprendre, elle qui ne se déplace que pour les grandes occasions? En voilà une grande occasion. Elle l’entend bouger, changer de position, prendre une inspiration. Elle lance dans un souffle, ça fait bizarre de se retrouver là toutes les deux, hein ? Ça rappelle quand on était petites. Elle est vidée de mots. Elle a peur de ne plus savoir respirer. Elle se dit que c’est bizarre ce poids dans l’estomac, un instant elle se dit que leur mère elle est venue s’incruster en elle, que son corps est devenu un sarcophage pour l’accueillir, qu’elle ne la quittera plus. Elle regarde autour d’elle, une faible lumière perce sous la porte, plus près son portable émet un point blanc, en hauteur elle reconnaît l’étoile phosphorescente qu’elle avait collée sur l’armoire, elle devait avoir une douzaine d’années, elles venaient d’emménager dans la nouvelle chambre, dans les combles. Elle se raccroche à l’étoile. Elle se rappelle où elle est. L’armoire, là à droite, et à sa gauche, un autre lit, un petit lit qui a été ajouté quand elles ont eu des enfants à leur tour et qu’il fallait coucher toute la famille pour les fêtes. Oui, c’est bizarre. J’aimais bien quand il pleuvait le soir, ça tapait sur le Velux, ça cognait fort, ça aidait à s’endormir. Moi, je me souviens comme il faisait chaud ici l’été, tu te rappelles, on laissait ouvert pour qu’il y ait un peu d’air, des fois il y avait de l’orage, on comptait les secondes entre les éclairs et les coups de tonnerre. On finissait par s’endormir. Et le week-end, qu’on était réveillées par le glissement du tiroir à couverts, dans la cuisine, quand ils préparaient le petit-déj. Je ne me souviens pas de ça, je dormais trop bien sur le matin. Mais l’hiver, je me rappelle quand on était réveillées par le raclement de la pelle à neige et qu’on se levait d’un coup, qu’on ouvrait la fenêtre et qu’on voyait que c’était tout blanc, qu’on s’habillait pour aller faire de la luge. Elles savent qu’il va faire froid demain. Elles n’avaient pas prévu des vêtements assez chauds, elles en ont trouvé dans l’armoire, des gilets sans forme ni couleur. Elles ont les yeux grand ouverts. Elles respirent d’un même souffle.
ce que la mort des parents fait à nos liens distendus
Merci Brigitte pour ces mots justes.
J’ai été très touchée par votre texte, sa simplicité et sa délicatesse, merci.
Touchée à mon tour! Merci Isabelle