Les deux sœurs sont avachies devant la télé. Elles viennent d’apprendre la mort de Belmondo. Ça les chiffonne. Oui il s’agit bien de parler chiffons. ELLE pose la question qui la turlupine : Peut-on porter un jean pour suivre un enterrement ? Elle s’agite dans le canapé, tire sur sa jupe, un rien trop serrée. Tiens, imagine, on va enterrer Bébel — notre Bébel, dit la présentatrice –, t’irais, toi, si t’étais invitée à la cérémonie par le président, t’irais en jean ?
Claire gonfle les joues, perplexe, demande : tu veux dire, un jean correct, qui ne montrerait pas mes genoux, mes cuisses ? pas déchiré, quoi ! Pourquoi pas ?Hum, ça dépend, je ne sais pas. Je me souviens de l’enterrement de Jacques, cancer du pancréas foudroyant. J’étais dans ma période anti-anti-tout, en débardeur et pantalon de montagne, un foulard pour cacher le décolleté, tu vois et des sandales qui couinaient sur les dalles de l’église, un sifflement d’enfer. Mon ex, cravaté, costume strict, m’avait jeté un regard noir. Exaspéré, il était exaspéré, je lui faisais encore honte.
Fou rire de Claire : ton ex –, c’est sûr, l’est coincé, oui la cravate ça coince, ça fait tenir la tête haute, on est digne. Avec tes godasses, ça craint ! Pourquoi pas des sequins à ton foulard ? Olé !
Elle grommelle : mon foulard, il m’a servi à essuyer mes larmes…
Ah, c’était un ami cher ? Je savais pas.
Un vieux copain, vingt années d’amitié. Pourtant, insupportable, cet homme ! Sexiste, misogyne à le détester. L’homme, le mec, le pouvoir, tout ça !
Elle grimace : et tu lui donnais ton amitié ?
Ben oui, y a des choses qui ne s’expliquent pas. L’amitié, les atomes crochus au delà des différences, cette attirance. La certitude que, derrière la carapace, se cache autre chose, de l’humanité, de la tendresse.
Elle rit : le jean, on en est où, pour le jean ?
Le jean, on verra plus tard. Mon dernier souvenir de Jacques, en blouse blanche ; j’étais passée le voir à son cabinet, gynéco il était, et voilà qu’il m’accueille, théâtral, ouvrant grand ses bras, je m’y précipite, moment de paix vite perdu, il hurle : du cul, encore du cul, toujours du cul. Merde, devant la porte de la salle d’attente, des patientes au gros ventre sous leur robe de grossesse attendent, elles l’entendent forcément. La honte, je le déteste, je le lui dis. Il rit, son rire chaleureux qui chasse les ombres. C’est son rire perdu que je pleurais dans mon foulard bariolé quand je l’enterrais.
Claire lui caresse la joue, doucement, elle dit : pleure, pleure, les larmes, elles sont là, pas loin, laisse-les couler, pour lui, pour toi, je suis là, près de toi.
Elles se taisent, attendent. On dit que les larmes drainent l’âme, apaisent.
Et la voilà qui s’ébroue, sourit, regarde sa petite sœur et murmure : Le jean, alors, oui ou non pour un enterrement ?
Ensemble, elles crient : peut-être bien que oui, peut-être bien que non.
Ça dépend seulement de vous, chante pour elles Paolo Conte, elles aiment sa voix éraillée, sa nonchalance, sa façon à lui de dire come di, la comédie de la vie.
Et Bébel l’accompagne, de son rire tonitruant, joyeux, il se marre, lui l’amoureux de la vie, des femmes, des voitures de luxe, à l’idée de cette cérémonie dans la cour des Invalides, un lieu bien austère et rigide pour lui, l’acrobate, le funambule, le cascadeur, lieu qui sied à notre président… du grand n’importe quoi.
Elles se marrent. Come di, comédie de la vie.
Quel plaisir de vous lire! J’aimerais être la 3ème sœur, bah oui être avec elles dans le canapé et discuter. Merci
c’est OK, retrouvons-nous pour discuter et invitons JicKy, votre texte sur cette femme est magnifique, si juste, humain.
belle journée. Christiane