Ce texte poursuit #L8|Rien, le rivage.
L’homme ne sait pas s’il ouvre les yeux, ses paupières doutent; quoiqu’elles fassent, l’obscurité ne varie pas. Au loin, il distingue le fouet des vagues sur la roche, tout près, des gouttes cadencent quelques points d’eau, signalent un espace réduit, mousseux. Il s’accroche au couteau serré dans sa paume, se dit qu’habituellement les gens qui serrent quelque chose sont remués d’émotions, surtout dans les histoires, surtout un couteau. Là non. Il s’y accroche simplement, tandis qu’il repose nu sur la pierre au creux de l’air humide enveloppé par mille odeurs de digestions, de végétaux et de macérats dont il ignore tout. L’obscurité le couvre, une brise parfois la soulève, caresse sa peau perlée de sel, il ne sait toujours pas s’il a froid. Il approche une main de la paroi, elle suinte soudain délibérément. Délibérément, tu es sûr ? La voix irise le noir. Étrangère, elle parle sa langue sans accent, elle rit. Tranquille, presque désinvolte, il répond non, je ne suis pas sûr du tout, comme si la conversation durait depuis cent ans. Il constate en souriant qu’il n’a pas pu s’empêcher de croire que les choses étaient là pour lui, qu’il en était le destinataire, alors que ce monde existait déjà avant lui. D’où viens-tu pour penser autant? Je ne sais pas. Sais-tu rire ? La bouche est partout, la voix rebondit sur la roche, claire, familière, accordée au tintement des gouttes à gouttes. Une matière duveteuse contacte ses orteils, remonte jusqu’à sa main. Oui, j’ai su rire je crois, il y a longtemps. Longtemps longtemps délibérément je crois. Elle mâche les mots, les réduit en poudre fine, les verse sur sa peau en chantant, il ouvre la main, lâche le couteau. Fraîche, venteuse, l’haleine s’approche de son oreille et juste après un rot à l’odeur âcre : que veux-tu de ce couteau? La voix chemine sous sa peau, la question creuse jusqu’à l’estomac un sillon plus dense que la faim. Pris de vertiges, il tente de convoquer un Dieu connu, elle ne le permet pas; tu voudrais me demander où tu es, qui je suis, réponds: quel est le destin de ce couteau? Il chuchote je ne sais pas tandis que des larmes brûlantes filent sur ses tempes, rythment deux flaques où baignent déjà ses épaules. Apparaît soudain la bouche rose d’Alfred Hitchcock, si tu vois une arme au début du film, elle sera forcément utilisée. Il balbutie j’ai peur mais je ne sens rien. Elle souffle avec lui, ensembles ils disent je ne comprends rien je respire à peine. Elle rit, son rire est onctueux, elle dit : je vais parler à tes organes dans une langue que tes oreilles ne reconnaîtront pas. Il ose demander : qu’allez-vous leur dire? Un jour, un homme comme toi est arrivé ici, avec la même pulsation et le même couteau, le même ventre et le même sexe velu, seuls quelques arbres s’en souviennent. Je vais savoir si c’est toi.
Etrange cette voix fusionnelle, j’aime beaucoup aussi la description du lieu, l’atmosphère et l’idée que les arbres ont une mémoire plus longue que l’homme. Merci.
entre charme et inquiétude ce dialogue avec l’inconnu
J’aime bien le récit de cet homme qui doute de sa propre matérialité, et cette voix qui s’invite et s’incarne en lui. Très belle idée également, celle des arbres rattaché à une mémoire qui va bien au-delà de nous-même…
« Oui, j’ai su rire je crois, il y a longtemps. Longtemps longtemps délibérément je crois. Elle mâche les mots, les réduit en poudre fine, les verse sur sa peau en chantant, il ouvre la main, lâche le couteau. » Voix rêvées sous l’œil d’Arthur et d’Alfred. Bercement inquiet