Il la revoit dans une de ces soirées de copains, collègues, connaissances, gens de passage dont Cayenne a le secret. Il lui dit qu’il aimerait s’excuser et l’inviter. Elle répond pourquoi pas. Pourquoi pas, je ne suis jamais montée sur un grand voilier, ça me plairait de voir comment c’est. Il se dit que ce sera compliqué, comment rentrera-t-elle à Cayenne le soir, il se dit qu’il va falloir faire du rangement que ce serait plus facile dans un restaurant, mais qu’il n’y a pas de restaurant agréable à Cayenne qui n’est pas vraiment une ville touristique, alors c’est vrai que sur le bateau ce sera plus simple. Je n’ai pas le mal de mer lui dit-elle. Il faudra quand même l’emmener dans l’annexe et l’annexe ce n’est jamais très confortable, pourvu qu’elle démarre et qu’il ne soit pas obligé de ramer. C’est d’accord, il l’attendra au bateau, qu’elle l’appelle en arrivant à Degrad des cannes, il viendra la chercher. Elle dit que le mieux ce serait le lendemain, car après c’est son jour de repos, elle pourra veiller plus tard. Elle demande ce qu’elle doit apporter et il répond que non rien ce n’est pas la peine. De toute façon il ne sait pas encore ce qu’il pourra lui cuisiner. Peut-être qu’il trouvera du poisson frais et puis il pourrait lui faire un féroce d’avocat (au Carrefour où il fait ses courses depuis son arrivée, il n’y a que du surgelé mais il a vu des avocats). Est-ce qu’elle aime ça, on verra. Il se demande si acheter du champagne serait une bonne idée, cela se fait beaucoup ici, mais n’est-ce pas trop cérémonieux, un peu trop rendez-vous au clair de lune sur un bateau au milieu de la rivière Mahury. Pour elle, tout à l’air simple, il aimerait qu’il en soit de même pour lui et ce n’est pas le cas. Lamya l’impressionne plus qu’aucune autre fille avant elle. Qu’attend-elle de lui ? Pour accepter si facilement son invitation. C’est étrange une fille qui accepte aussi facilement une invitation et qui propose d’aller sur la rivière Mahury dans la nuit guyanaise. Si c’est une aventure, que fera-t-il. Ce n’est pas du tout le sens de son invitation. Pas du tout. Il ne faudrait pas qu’elle croie qu’il est comme ça. Une méprise, une erreur. On verra bien. Il n’est pas serein. Tout noué, tout incertain. C’est un peu trop de solitude qui fait ça, perdre le contact.
On est obligé d’y aller dans ce bateau, je croyais que tu serais au ponton, je n’aurais pas dû mettre des talons. Il va falloir que je les quitte. Il saute à l’eau pour l’aider à monter, prend son sac, ses clés de voiture et son téléphone qu’elle a encore à la main. Sur l’annexe il vaut mieux mettre tout en sécurité, on ne sait jamais. Quand ça tombe à l’eau, on n’est pas toujours capable de retrouver ses affaires lui dit-il. Il doit encore l’aider à monter à l’échelle. La Guyane, elle dit, c’est sportif. Dès qu’on sort de Cayenne, c’est l’aventure avec un grand A et je l’oublie toujours. C’est là que tu vis, c’est bien, entre l’eau et les étoiles. Fais-moi visiter. Elle questionne, il répond. C’est vite fait, ce n’est pas grand. Pas un souffle d’air ce soir sur la rivière Mahury et le noir complet, pas d’autres bateaux, le port de commerce au repos, et juste la faible lueur de Cayenne cachée par la colline de Remire. Il sort le champagne de la glacière et le sert. Je n’ai jamais bu autant de champagne qu’à Cayenne, ça m’amuse, c’est tellement français. Il dit qu’il boit plutôt de la bière d’habitude, mais qu’à Cayenne, c’est vrai le vin et le champagne c’est souvent. Il lui demande, pourquoi tu es venue en Guyane. Elle sourit et dit que c’est à cause de Fanon, tu vois qui c’est Fanon Masques blancs, peaux noires ou Peaux noires, masques blancs, je me trompe toujours. Je suis née à Alger, mais j’ai fait mes études en France et pour l’internat j’ai choisi Antilles-Guyane pour Fanon. Pas Franz, son petit-neveu, qui est chef de service de gériatrie à Fort-de-France. C’est un livre qui date maintenant, mais qui a été très important pour moi, même si je pense qu’il se trompe sur beaucoup de choses, il a fait bouger les consciences et les représentations. Et puis, je suis restée, je suis toujours là et toi demande-t-elle. Moi, je suis convoyeur de bateaux comme tu sais, je vais où on me dit de conduire le bateau. C’est pas souvent qu’on me demande la Guyane. Je n’étais jamais venu. Je t’avoue que je suis un peu perdu. La pandémie en plus. J’ai l’impression d’être en terre inconnue, sans repère. Un marin sans repère. C’est la France et ce n’est pas la France. Les gens parlent français, mais… moi au contraire, j’ai tout de suite aimé, c’est la France avec ses réflexes coloniaux, mais c’est aussi le Brésil, la Chine et le Liban, les Indiens d’Inde et les Indiens d’ici, les descendants des marrons et les descendants d’esclaves, le tout-monde de Glissant. Tu connais le traité du tout-monde d’Édouard Glissant, elle demande.