Après le café, Fred retourne ranger les affaires sur son bureau histoire de ne rien laisser traîner pendant son absence. Ça lui permet de se préparer à demander un entretien à son supérieur dès son arrivée et surtout ça lui évite de penser à un possible refus. Jérôme repasse discrètement aux archives, replie le dossier, va pour le ranger dans la boîte puis se ravise. Après tout, il ne pourra pas cacher à son supérieur le fait qu’il l’ait consulté, alors autant le prendre avec lui. Encore une procédure non respectée… tant pis.
Le commandant ne tarde pas à arriver, Fred lui saute littéralement dessus et ils s’enferment dans le bureau du supérieur. Ça ne dure qu’une minute, peut-être deux. A travers les vitres striées par les stores, Jérôme observe les deux hommes debout, Ribot dos à l’adjudant-chef en train d’insérer une dosette dans la machine, rabattre le couvercle, appuyer sur l’interrupteur. Le café coule dans la tasse blanche à l’effigie de la gendarmerie : la classique flamme au-dessus d’une grenade et l’intitulé « gendarmerie nationale ». De loin, Jérôme pense aux tasses en fer blanc que les mineurs utilisaient, blanc avec ce même liseré bleu sur le bord, le logo en moins. Peut-être sont-ils comme les mineurs : à toujours creuser pour essayer d’y voir plus clair, sans que personne ne se rendent compte de leurs efforts, comme si tout cela venait tout seul. Les mineurs le charbon, les gendarmes la sécurité. Ribot a pris la tasse et se retourne. Dans le même temps, Fred a parlé en agitant les mains, d’abord un tout petit peu, puis un peu plus d’ampleur, comme s’il nageait dans une eau calme mais pas assez salée pour flotter sans bouger. Son dos indique toute la tension que sa requête suppose. Et en même temps, rien d’extraordinaire, il veut juste prendre ses vacances comme elles sont prévues, point. Ribot le regarde et s’assoit sur son fauteuil, le dossier bascule sous son poids, le café manque de passer par-dessus bord puis la houle se calme. Ribot regarde dans les yeux le quémandeur en face de lui, boit une gorgée sans le lâcher et pose enfin une question. Jérôme sait que c’est une question parce qu’il reconnaît l’attitude que ça implique : le buste vers l’avant, les sourcils en interrogation, c’est difficile à décrire, mais c’est une question. D’ailleurs Fred hoche la tête : la réponse est oui. Une autre question, encore oui. Apparemment, les questions sont faciles, l’oral se passe bien, il aura une bonne note. A moins que l’examinateur l’attende au coin du bois pour lui poser la question qui pique, celle qu’on ne voulait surtout pas, celle qui concerne l’impasse qu’on a faite pendant nos révisions. Peut-être l’examinateur est-il pervers ou joueur ou simplement sagace. Jérôme sourit à cette idée : Ribot sagace ou Ribot s’agace ? C’est ce moment que le commandant choisit pour faire le geste qui met fin à l’entretien, une main ouverte qui indique la sortie, tout en donnant un ordre, ça aussi Jérôme reconnaît les traits du visage qui rappellent sans doute possible qui est le chef dans cette pièce. Jérôme ne sourit plus et Fred ouvre la porte, passe la tête et dit Tu viens ? comme s’il lui proposait d’aller prendre un verre, alors qu’ils savent tous les deux que c’est le Commandant qui invite, enfin qui ordonne, rien de ludique là-dedans. Jérôme remarque le sourire autant sur le visage que dans la voix de son collègue : il va pouvoir partir en vacances comme prévu, c’est déjà ça.
Jérôme se lève, hésite, puis prend le dossier des archives en plus de celui de leur rapport préliminaire. Il inspire, se prépare au point qu’il va devoir faire pour montrer qu’il est un OPJ capable, avec un esprit de synthèse, qui permettra à son chef de faire un résumé au procureur le plus précis et court possible. La pièce sent le café, Ribot avale une gorgée au moment où Jérôme entre et s’arrête subitement lorsqu’il voit le dossier orange à son bras, comme si c’était sa fille qui était au bras d’un homme qu’il ne trouve pas correct, pas comme il faut, pas encore passé au scanner des exigences paternelles, et qu’on la voit déjà à la mairie en train de dire oui alors qu’elle sera malheureuse avec ce type, c’est sûr et certain, mais quand écoutera-t-elle donc son père ? pourtant il faut bien faire ses propres expériences par soi-même, il le sait bien, mais là c’est trop lui demander que de se taire. Ribot se raidit, pose sa tasse trop vite et trop fort sur le bureau en bois clair. On l’entend ordonner : Lieutenant votre topo, s’il vous plaît. Jérôme s’exécute, résume les premiers constats d’un probable accident, la nécessité de demander une analyse toxicologique pour vérifier si la victime était sous l’emprise d’alcool, de stupéfiants ou de médicaments, ce qui pourrait expliquer les faits. Il tressaille quand le commandant lui assène un « Donnez-moi les rapports » et les lui tend dans un geste d’une maladresse qui exprime toute la lutte qu’il mène depuis des heures pour se dire que le lien avec la disparition de la mère du mort n’est pas un mystère, ne cache rien de suspect, n’implique en rien la responsabilité de son supérieur qui a pourtant caché cette information. « Merci Messieurs, c’était très clair. Berier, je vous souhaite de bonnes vacances et je vous propose d’y aller tout de suite, pas la peine d’attendre l’équipe de matin, Rive fera le brief. N’est-ce pas Rive ? » Jérôme répond un « oui mon commandant » aussi automatique que rempli d’appréhension. Que lui réserve-t-il cet examinateur qui détient un savoir qu’il n’a pas ? De son côté, Fred est tellement content que le commandant sonne l’heure de la récréation après des mois de travail qu’il n’hésite pas longtemps, remercie et sort de la pièce. Il est simplement déçu de ne pouvoir dire au revoir à son collègue lorsqu’il entend un cinglant « Rive, restez s’il vous plaît. ». Il ne s’inquiète pas, tout à ses vacances, tout à son soulagement, tout à ce détachement nécessaire au fait de décrocher, de ne plus penser à la brigade. Trois semaines de détente, de vie de famille sans la caserne autour. Il grimace un peu en entendant déjà sa petite dernière qui chantera dans la voiture Libérééééeee, délivrééééeee puis reprend son sourire en se dirigeant vers son logement où il espère l’agitation des derniers préparatifs.
Le temps que Fred sorte, Ribot a poussé le rapport préliminaire de l’accident sur le côté et a posé la main sur le vieux dossier de la disparition de Mélanie Demaine. Il souffle comme après avoir reçu une mauvaise nouvelle puis lève les yeux vers Jérôme qui se dit simplement ça passe ou ça casse.
C’est bien son fils alors…
Jérôme explique sa découverte dans l’acte de naissance et se relâche un peu, il trouve le ton de Ribot soudain moins solennel, moins hiérarchique. Peut-être que lui aussi s’est détendu ? Jérôme se dit qu’il a beaucoup de mal à lire dans les traits de son supérieur. Ce n’est pas la première fois qu’il se fait cette réflexion mais jamais encore cela ne l’avait stressé, il n’y avait pas d’enjeu. Cette fois c’est autre chose. Cette fois il a fouillé dans son dos pour se prouver qu’il pouvait être un bon enquêteur, pour se prouver qu’il avait de l’initiative et ça risque de ne pas plaire, il le sait. Mais il est hors de question de rester bloqué dans cette brigade territoriale encore des années. Il a tout fait pour devenir OPJ, il a passé le concours tout en continuant à tenir son poste sur Versailles. Il s’est démené et il l’a eu. Avant son erreur et sa placardisation, il visait la brigade judiciaire… c’était son objectif et ça le reste. Il doit faire ses preuves et cette affaire est une chance pour lui, il en est certain.
Ce qui signifie que vous avez fouiné dans les archives sans le mentionner dans votre rapport et sans en parler à votre binôme visiblement… je suis sensé le prendre comment, Rive ?
Le pique était attendu, Jérôme explique avoir fait cette trouvaille il y a quelques instants seulement, qu’il n’en a pas parlé parce qu’il ne savait pas si cela était pertinent et surtout il était hors procédure administrative ou judiciaire puisque les faits n’ont pas encore été qualifiés, il ne voulait pas impliquer Fred — euh pardon l’adjudant-chef Berier — dans une procédure non encore répertoriée. Le commandant Ribot n’a pas sillé, toujours posé droit comme un i sur son fauteuil. Il reprend sa tasse de café pour la pousser un peu plus loin sur le bureau. Ça fait une pause, Jérôme sort de son apnée une seconde.
L’esprit de la gendarmerie, c’est d’avancer ensemble Rive, vous l’avez oublié ?
Le couplet sur les valeurs maintenant, Ribot doit être au bord du gouffre pour lui sortir ça ? ou est-ce pour éviter de se mettre en colère ? Jérôme s’aperçoit qu’il regarde le tableau sur le mur et pas son supérieur. Il baisse ses yeux et capte son regard froid et dans l’attente d’une réponse, l’air de dire c’est quand tu veux mon gars. Jérôme tente le tout pour le tout et retourne : J’étais trop surpris que vous ne nous ayez pas prévenu du lien entre la victime et cette affaire ancienne mais toujours pas classée, enquête sur laquelle vous avez-vous-même enquêter de surcroît.
De surcroît ! Il ne pensait pas qu’il connaissait ce mot, à croire que la tension dans la pièce le force à ressortir des termes propres aux rapports comme on sort des couteaux à viande pour couper de simples petits gâteaux tout mignon. Ribot a forcément senti cela comme une attaque, il sert la mâchoire, alors que Jérôme voulait justement éviter ça. Quel con !
Pour votre gouverne, j’en ai référé dans l’instant au procureur de la République, lieutenant. C’est à lui que je rends des comptes, pas à vous. J’aimerais ne pas avoir à me répéter. Maintenant vous allez vous passer la tête sous l’eau pour vous ressaisir avant le brief et ensuite nous irons interroger les témoins. La journée risque d’être longue, je vous préviens.
Jérôme articule un bien-mon-Commandant-merci-mon-commandant et sort de là à reculons, comme un courtisan à la cour du roi, mais un courtisan maladroit, qui entrechoque les lamelles du store avant de trouver le bouton de la porte et de réussir à l’ouvrir, de trois-quarts. Ribot l’observe et rajoute ce qu’il lui fallait entendre : Je sais que vous ne devriez pas être là, Rive, la sanction pour non-respect de la procédure était sévère. On le sait tous les deux, vous avez servi d’exemple politique… mais j’ai besoin d’un OPJ et vous avez besoin de vous refaire une virginité, alors on a tout intérêt à travailler ensemble, lieutenant. Souvenez-vous en et tout ira bien.
Jérôme ne peut qu’acquiescer d’un hochement de tête court et net qui semble redonner à tout son corps la consistance qu’il avait perdue. Il referme la porte du commandant dans un soulagement extrême. Il sait maintenant que son commandant ne lui fera pas de cadeau mais surtout pas de vacherie. C’est beaucoup plus que ce qu’il a connu jusque-là, à lui de ne pas le gâcher.
Codicille : très perturbant de se détacher des — et des » » mais finalement agréable. La suite a coulé de source pour changer de personnage et se concentrer sur le Commandant. Je l’ai mis dans ma #L10: Le commandant, mais probable que ça ne réponde pas tout à fait à la consigne de départ… j’en ferai un autre, pas grave! (dit-elle pour se forcer à le faire, les promesses engageant aussi ceux qui les font, enfin de son point de vue).
Rétroliens : #L10 : Le commandant – Tiers Livre, explorations écriture