Vu du dehors, personne n’aurait deviné que les deux sœurs s’entendaient si mal. La famille vivait au village depuis plusieurs générations, maison ne savait pas grand-chose des deux sœurs. On ne leur connaissait pas d’amis, pas d’amour, plus personne depuis que les parents étaient partis. Elles avaient quelques poules et entretenaient un grand potager. On les voyait peu au village. Elles apparaissaient le jour du marché, faisaient quelques courses, elles n’achetaient que le strict nécessaire, surtout des denrées qui se gardaient longtemps comme le riz, la farine, le sucre. On les voyait de temps en temps à la bibliothèque lisant chacune dans son fauteuil. Elles parlaient peu. Silencieuses, elles se déplaçaient sans se regarder comme si un lien télépathique les unissait. Leurs gestes étaient complémentaires, ils ne relevaient jamais du hasard. Quand l’une tendait la main, l’autre avait quelque chose à donner. Elles avaient conservé l’usage de la maison des parents, située un peu à l’écart du village.
Ce matin, jour de marché, elles arrivèrent sur la place marchant côte à côté. Chez le maraicher, l’une d’elles choisit des tomates. Affichant un air gourmand, elle hésita entre les torinos et les cœurs de bœuf. L’autre sœur s’impatienta, saisit le paquet d’un geste sec, mélangea les deux variétés de tomates et le donna sèchement au vendeur. — Y a de l’eau dans l’gaz aujourd’hui mes chéries ? Celle qui venait de lui donner le sachet de tomates lui lança un regard noir. — Combien ? demanda-t-elle. — 3 euros, ma belle, dit le vendeur avec un sourire hésitant. Elle le fixa presque avec haine, le paya et lui prit le sac d’un geste brusque. Les deux sœurs s’éloignèrent, firent encore quelques achats à l’épicerie, comme à l’accoutumée. Une fois rentrées à la maison, une fois la porte d’entrée fermée, la première dit à la seconde. — Tu pourrais être aimable. — Non, je ne peux pas. — Tu ne peux pas passer toute ta vie en colère. — Tu aurais pu attendre quelques semaines et nous aurions mangé nos propres tomates. Tu es faible, tu ne sais pas te retenir. — Et toi, tu es radine, tu ne nous accordes jamais aucun plaisir.