La gare routière est encadrée par deux barres d’immeubles qui des années plus tard seraient détruites par la rénovation urbaine. Dans la chaleur humide de l’après-midi du 13 octobre 1994, Madeleine Cinabre retourne chez sa mère, à Bergette, par le car de Léogane qui quitte Pointe-à-Pitre à 17h. Elle est grande et mince, la peau très sombre. Elle revient de la ville où elle prépare un BTS en comptabilité. Elle marche d’un pas assuré vers Léogane, indifférente aux commentaires trop appuyés des hommes qui la regardent passer. Elle en a l’habitude. Elle sert son grand classeur bleu contre son chemisier à fleurs, réajuste la bride de son sac sur son épaule, et lisse machinalement le devant de sa jupe en jeans qui lui arrive aux genoux. Elle se persuade qu’elle en a assez l’habitude depuis que ses seins ont bourgeonné pour que cela ne lui fasse plus rien. Les sifflets, les plaisanteries salaces sont autant de griffures qu’elle et d’autres femmes endurent par peur d’assauts plus violents. Le tempérament des hommes est comme le temps qu’il fait. Qui peut contrarier le temps qu’il fait? Madeleine avait appris à vivre, comme d’autres, sans même en avoir la moindre conscience, avec ses griffures. A force, la peur de l’agression mâle s’était tellement enracinée qu’elle s’était étendue dans sa psyché comme une tâche irréversible. Ce n’était pas seulement des hommes dont elle avait peur sans même le savoir. Sans même le savoir, elle avait peur d’être elle-même. Elle avait peur de vivre. Tout individu mâle ou femelle d’ailleurs, qui faisait preuve d’intimidation ou de domination était un danger qu’il fallait fuir dès que possible. S’il ne lui était pas possible de fuir, Madeleine perdait tous ses moyens et ne savait plus parler ni penser. Cette hyper vigilance inconsciente à l’agression grande ou petite, implicite ou explicite s’exprimait parfois dans ses hésitations de langage. Elle pouvait parfois buter sur des mots au point qu’on aurait pu la soupçonner d’être bègue. Si Madeleine avait pu être consciente, si une personne bienveillante avait pu lui faire comprendre que les sifflets et les plaisanteries salaces n’étaient pas une fatalité, si elle même avait le caractère moins soumis, Madeleine aurait pu devenir une dompteuse de mâles sauvages, une dresseuse de chiens. Les chiens ne penseraient même pas à l’attaquer tant elle aurait de l’assurance. C’est elle qui à son tour aurait le privilège de l’intimidation sans avoir besoin de parler fort ou de se montrer menaçante. Mais Madeleine ne parlait pas fort et rien ne menaçait personne dans sa frêle silhouette de jeune femme à la peau trop noire. Elle croyait son indifférence manifeste et son pas assuré alors qu’elle montait dans le car de Léogane. Il n’en était rien. Madeleine était une proie facile.
Léogane, l’âge mûr et la mine sévère, l’avait vu grandir elle et sa sœur Guylaine. Il était le fier propriétaire d’un autocar Saviem blanc à larges bandes rouges, acheté en 1983. Il faisait le trajet Rougeole Petit-Bourg/ Pointe-à-Pitre du lundi au samedi sauf les jours fériés de 5h à 18h. Les week-end il faisait les excursions à la demande. Il avait pour aide de car les jeunes pêcheurs de Petit-Bourg. Témoin silencieux des changements que connaissait la commune de Petit-Bourg, il n’aurait su dire combien de trajets il avait fait entre Rougeole et la Pointe. Il n’avait pas non plus gardé la mémoire photographique des changements dans le paysage. Les nouvelles routes, les constructions de logements collectifs, le nouveau lycée, les deux nouveaux collèges, les grands panneaux publicitaires, l’augmentation du nombre de voitures, les jeunes sans casques et torse nus et des années plus tard à force d’amendes et d’éducation routière les jeunes avec casques et tee shirt alors même que le trafic de drogue n’avait cessé lui d’augmenter… Il n’aurait pas su dire combien les champs de cannes à sucre avaient reculé à mesure que les hommes politiques développaient le pays pour le bonheur des citoyens, disaient-ils. Aujourd’hui Rougeole avait tellement changé, tant de nouveaux habitants s’étaient installés qu’il ne restait quasiment plus personne pour dire que Rougeole l’avait vu naître et pour un peu les nouveaux pourraient dire, s’ils le voulaient qu’il n’y était jamais né.
Madeleine et Léogane n’étaient pas seuls dans le car qui avait pris la route direction Bergette ce jeudi 13 octobre 1994. Rodrigue avait abandonné le lycée et se consacrait maintenant à la pêche. Quand il travaillait pour Léogane comme aide de car, Madeleine s’asseyait devant pour lui parler. Quand il n’était pas là, par timidité, elle s’asseyait au fond du car comme pour se faire oublier.
Aujourd’hui elle était devant. Aujourd’hui elle avait le sourire. Aujourd’hui, elle était amoureuse.
Merci pour ce texte à la langue rèche et au contexte rude.
merci, c’est important qu’on puisse publier ces revisites de cycles, tout ça se complète – enjeu majeur de visibilité à mesure que la plateforme gagne en volume
Merci pour ce texte. Beau portait de femme.