Il écrit, elle lit dans le calme familier qui s’est instauré et il lève la tête à une sonnerie de téléphone qu’il ne reconnaît pas. Il la regarde, elle ne réagit pas, elle le regarde, il lève les sourcils, elle sourit, la sonnerie s’arrête. «C’était pour toi, non ?», «oui sans doute…». Il s’étonne un instant et puis accepte l’idée de cette indifférence, une petite touche à ajouter à leur redécouverte l’un de l’autre. Il regarde son texte, retrouve le fil, et une nouvelle sonnerie l’interrompt. «Tu ne réponds pas ?», «Je déteste ce truc, c’est un outil, et c’est forcément sans intérêt, suis avec vous et ce que j’ai laissé… en plus c’est peut être une pub ou une formalité.. en ce cas il y a internet». Le silence revient, elle s’approche de la porte-fenêtre et regarde le garçon qui joue avec une petite auto dans une flaque de soleil. Une dizaine de minutes, il referme son ordinateur, s’étire, le téléphone sonne, toujours cette petite musique stupide. Elle se retourne, voit son exaspération, va vers son sac, commence à fouiller… la sonnerie s’arrête. Elle écarte les mains pour montrer son impuissance, regarde sa montre, lui demande ce qu’il veut manger, il répond qu’il s’en occupe, le garçon dit qu’il ne veut pas de poisson, elle dit que si, il dit «d’accord – c’est lui le père – mais ce sera du jambon pour toi et des tomates au four comme nous». Ils sont dans la cuisine, le téléphone sonne à nouveau. «Oui, bon je réponds» et elle retourne au salon. Un «oh c’est toi ? Bonjour, je t’embrasse, je suis désolée si tu as essayé de m’appeler tout à l’heure, navrée, tu me connais, suis distraite et puis sais jamais ce que j’en ai fait de… ah bon ce n’était pas toi, tant mieux… Comment vas tu ?» Il se veut discret mais il constate que de toute façon il n’y a rien à écouter… le silence se prolonge, elle passe le nez par la porte «pardon c’est mon oncle, ça va être très long», «mais tu n’écoutes pas ?», «c’est inutile, il n’a rien à dire, sauf des avis sur le monde que je préfère ne pas commenter, il est content comme ça». Elle retourne au salon, le garçon fait des allers-retours pour mettre le couvert ; en enfournant les tomates et préparant sa poêle il les entends parler et puis de temps en temps des «oui» ou de petits claquements de lèvres destinés au vieil homme là bas, il ne sait où – il en a un peu pitié, et un début de colère contre elle.. mais bon elle doit avoir ses raisons.Juste au moment où dans l’embrasure de la porte il vient vérifier s’il est temps de mettre les filets de rougets sur le lit de tapenade, elle saisit une nouvelle fois l’appareil. Il la voit se raidir… «pardon, je n’ai pas compris… tu peux répéter ? …. ne t’inquiète pas, voyons… que dis Jean ? mais si, il sait… ne sois pas idiot… oui pardon, mais, si, il t’aime ton fils… réfé.. ah la sonnette ? Va ouvrir, je t’embrasse.». Elle raccroche, elle le regarde, elle a un sourire tordu, elle demande «Tu m’excuses ?» en faisant un numéro, elle le regarde toujours comme pour prendre appui, elle interroge celui qui doit être Jean, le fils, elle dit que oui, elle le comprend, que oui, ce n’est pas facile, que oui, il est dur l’oncle, méchant tu peux le dire, parfois, c’est comme ça, que bien sûr il a bien choisi cette maison où l’installer, une maison de retraite médicalisée dis-tu, oui c’est bien… il avait accepté et puis il s’est persuadé que sa femme, à lui Jean, avait décidé… et est-ce qu’elle peut faire quelque chose – ça elle le dit un peu bas, comme résignée – ah la sœur, la religieuse, celle que le vieux croit toujours – c’est bien de lui ça, lui qui déteste l’église – doit arriver demain, ça va aller. Elle raccroche, elle dit «C’est triste, l’est pas facile à aimer le vieux.»
image © Brigitte Célérier – Avignon
Pas facile à aimer, le vieux !
ça résonne pour moi étrangement…
fluide ce texte, on glisse on glisse, on voit la scène jusqu’à la question cruciale…
Et ben alors, ça n »était pas si difficile que ça ! en tout cas on ne peut pas le croire !
merci
Comme vous êtes forts, vous tous que je lis aujourd’hui, pour installer un lieu, des personnages, une atmosphère, on est dans leur vie. Et il y a une fin au chapitre en plus ! Merci, Brigitte.
Et ça donne envie de refaire la proposition du téléphone…
merci ! mais la 8 très banale, simple, ben j’ouvre un fichier, j’écris trois mots, je pars
les liens familiaux…, et ces personnages qu’on a envie de connaître mieux ! Saisis dans un quotidien de coups de fil qui en rappellent d’autres….