Je me réveille dans la chambre que j’ai faite mienne, au deuxième étage de la maison — le troisième si l’on adopte la numérotation européenne. À Paris, quand on gravit les degrés d’un immeuble sans ascenseur pour accéder à sa chambre de bonne, chaque étage compte. Je vivais au septième, un ascenseur menait jusqu’au sixième mais je n’avais pas le droit d’emprunter l’entrée principale, je devais affronter l’escalier de service. Beaucoup des artefacts culturels parisiens sont imprimés dans mon cerveau. Cette mémoire fragmentaire mais durablement inscrite explique que je n’hésite pas à situer les intrigues de mes romans dans une ville où je n’ai vécu que deux semestres universitaires, il y a maintenant 20 années. Internet comble les vides entre les fragments. Et à présent Manhattan a mes faveurs. Forever.
Les stores en lin couleur crème brûlée sont abaissés sur chacun des pans de la fenêtre en rotonde qui clôture la pièce. Ils lui communiquent une teinte mordorée qui vient frapper le sol en onyx et les murs tapissés de papier peint ivoire. Avant d’habiter Audubon House, je pensais que l’onyx était un métal semblable à l’acier, j’imaginais une surface aux éclats blessants où ma silhouette se reflèterait, à peine distinguable. Puis j’ai découvert ce sol paré de cette pierre proche du marbre et lisse comme du verre. Sa palette de couleurs va de l’ambre foncé au blanc lumineux en passant par l’orangé, le vert bleu et le vermillon. Les formes qui l’agitent sont variées et spectaculaires, des stries plus ou moins épaisses, des veines sinueuses, des bandes concentriques. Mon premier réflexe avant de m’endormir ou au réveil est de laisser tomber mon regard sur ce sol vibrant et d’en absorber l’énergie, surtout depuis que j’ai lu que l’onyx tient les cauchemars et les souvenirs traumatiques à distance. Il aiderait également à maîtriser ses passions et à garder le contrôle de sa vie. Auquel cas je devrais en couvrir la maison entière. À peine éveillée, j’ai déjà le sentiment que ma vie m’échappe comme l’eau d’une outre en peau percée.
À peine éveillée, j’ai déjà le sentiment que ma vie m’échappe comme l’eau d’une outre en peau percée.
La table conçue sur mesure pour épouser l’arc du bow-window supporte les documents épars censés alimenter mon roman en cours. La chaise à l’assise en cuir suspendue au-dessus d’un pied étoilé de cinq branches chacune soutenue par une roulette est aussi vide que les pages de mon carnet d’écriture. Elle me ramène à cette vacuité éprouvée au plus profond de mon cerveau et dans mon cœur. Je reporte mon regard vers un élément moins angoissant de la pièce, la tablette de la cheminée en marbre sur laquelle s’entassent des livres, des bijoux et des cadres parmi lesquels une photo de ma fille posant dans la galerie centrale de l’Orangerie du château de Versailles. Je trouve également du réconfort à la vue de la bouteille de champagne que nous avons descendue en une soirée pour fêter son départ pour la France. Un champagne brut et blanc de blancs de la marque Ruinart. Le caviste sur Columbus Avenue affirme qu’elle est la plus ancienne maison à produire et commercialiser ce type de vin. Nous l’avons dégusté dans des coupes dont la légende dit que leur forme a été moulée sur le sein de Marie-Antoinette, accompagné de sorbets à la rose et aux épices en forme de tétons dénichés par Millie chez un glacier midtown. J’ai encore sur le palais le soyeux un peu piquant de la glace. Millie a promis d’offrir deux de ces sorbets à sa grand-mère dès son retour aux États-Unis. Elle s’amuse déjà de Christine attaquant à la cuillère les seins artistiquement galbés tandis qu’elle la gratifierait d’une grimace friponne. Je ne pense pas que le rappel de son homosexualité ravisse ma mère même si elle la vit à présent de manière tout à fait ouverte.
Je lève les yeux vers les trois suspensions en papier de riz à l’aplomb du lit et opère une translation vers leur reflet dans le miroir disposé au-dessus de la cheminée. J’essaie d’en dénombrer les plis, entreprise impossible mais dont l’effet apaisant se manifeste assez rapidement comme dans ma chambre de Brooklyn lorsque je comptais les replis des lampions chinois pour trouver le sommeil après avoir été réveillée par ma mère rentrant de son travail nocturne. Ou par mon frère frappé d’une crise de somnambulisme. Je me répète que j’ai beaucoup de chance d’avoir hérité de cette maison, que ce n’est pas seulement un fardeau qui m’oblige à gérer tout ce que je déteste, à savoir de l’administratif et de la logistique. C’est l’écrin de mon écriture, je me répète cette formule un peu magique « l’écrin de mon écriture », pourtant rien ne se produit, pas une once de début d’idée, je reste à fixer les stores et la lumière qui les perce, le lin n’est pas suffisamment épais pour l’occulter entièrement, ce sont des filtres plus que des barrières. Le temps, lui, filtre ma mémoire, ne retient que l’essentiel pour tenter de comprendre comment j’en suis arrivée là, à cette aridité de l’imaginaire. L’abus de drogues ? La douleur de la solitude affective ? Le sentiment de l’inutilité ? À quoi bon créer de nouveaux univers, animer des archétypes de personnages mille fois manipulés et mis en scène ?
En face du lit se tient une commode ventrue très laide, en noyer semble-t-il, avec des poignées en céramique, un de ces multiples meubles aux styles disparates laissés par l’ancien propriétaire et dans lequel je stocke mes sous-vêtements malgré l’odeur d’encaustique qu’elle finit par leur communiquer. J’ai envie d’aller chercher une hache au sous-sol — je suis certaine d’en trouver de plusieurs tailles parmi les outils de jardin — et de la débiter en autant de morceaux que possible. Je ferai de même avec le cadre ovale placé au-dessus qui représente une femme à l’air sévère dans un corsage à manches bouffantes fermé à la gorge par une fibule en forme de trèfle. Je les jetterai dans la cheminée avec l’ensemble de mes carnets vides dont j’aurais arraché la couverture en cuir le cas échéant. J’arroserai le tout d’un peu d’essence pour être certaine d’une rapide et complète combustion. L’essence à briquet devrait convenir. Je regarde le dromadaire en laiton posé sur la table de nuit dont la bosse dissimule une loge à briquet. Il n’est là qu’à titre décoratif. Souvenir de mon fumeur d’ex-mari, je le réalise à présent. Je ne l’ai emporté que parce qu’il représente un animal. C’est ma manie, collectionner les objets à forme animale, utiles si possible. Peut-être pour compenser le fait que je me tiens à l’écart des bêtes, comme l’onyx tient à l’écart les mauvais rêves. Il est 8 heures, la couette est pesante sur mon corps, l’oreiller à balle d’épeautre — un cadeau de Millie — sent la lavande, elle m’évoque la France même si je n’ai jamais visité la Provence et ne compte pas le faire dans cette vie-là.
Je pose mon pied sur la descente de lit et marche jusqu’à la fenêtre pour lever les stores un à un. Le triple vitrage assure un parfait silence d’où perce par brèves poussées, comme pour rappeler le pays dans lequel je vis, les sirènes de la police et des services de secours. Même les pépiements des moineaux perchés sur le liquidambar sont inaudibles. Je les lancerai dans le feu avec le reste même si je déteste l’odeur de chairs brûlées, atroce souvenir des attentats du 11 septembre. J’ouvre le battant du milieu et je disperse les oiseaux avec des cris de chouette. Leur gaieté, dès le matin, m’est insupportable.
Je découvre enfin un passage de ce roman dont tu me parlais l’année dernière ! C’est bien parti on dirait ! Documenté, précis, juste.