#boost #07 | Toujours passant devant la fenêtre

Toujours passant devant la fenêtre vérifier la présence du bouleau — parfois se laisser surprendre par l’avènement d’une saison, plus de feuilles, premières feuilles, mille écus d’or.
Ouvrir un livre au hasard, une phrase s’impose, la lire à voix haute. 
Réparer un objet, frotter l’émail de l’évier, fredonner.
Presser le visage dans le linge chaud du fer, se souvenir de la tendresse. S’autoriser le chagrin.
Croiser son regard sur la photographie du couloir, à cet endroit lui dire je te ressemble. Se laisser troubler par le sentiment de nous puis l’insouciance.
Se trouver devant la mer. Laisser faire le vent, la nuit, surtout le soleil. 
Ne pas se laisser emporter.

toute sa vie une grimace
Elle tire la langue devant le miroir, elle écarte la bouche avec ses doigts, du regard touche la pointe du nez, elle cherche à voir mais la grimace bouge trop vite, elle en fait une autre, encore une autre, elle rit, ses dents mordent l’air, un coup de vent et tu resteras comme ça toute ta vie. Elle imagine son visage coincé comme ça, toute sa vie une grimace.
Ses doigts papillonnent, ses paupières battent à peine, elle soulève une arcade sourcilière, dépose la poudre irisée, l’œil s’arrondit comme une agate, elle cherche le visage, celui des vingt ans peut-être, ça veut dire planter ses dents dans la lèvre inférieure, elle cligne, poudre, jauge, efface, s’acharne, son œil s’attriste devant les traces de vieillir. 
Le regard fixe, ancré dans le vide. La bouche s’affaisse lentement, la langue dans la bouche est molle, elle ne sait plus quoi faire, parler est devenu trop compliqué, inutile, ça n’a plus d’importance. La lèvre supérieure se retrousse, un sursaut silencieux. Elle est seule, dépassée, elle regarde devant elle mais on ne sait pas ce qu’elle voit. 
Il marche large, les bras tournent dans l’air comme pour balayer le monde, son visage bruni des blessures de la rue, ses cheveux comme une gorgone blanche, il s’arrête devant une vitrine, il regarde, il s’approche, il se regarde, sa main agrippe son reflet, il penche la tête, tord la bouche pour sentir que son visage lui appartient encore.

une défaite
comprenant le gouffre le cri était comme une impossibilité, il avait été étouffé pour toujours. la gorge était impossible à franchir. le cri ne serait jamais qu’une poitrine soulevée. une peau tendue. des crampes. un tremblement à même la peau. une écriture illisible. une enveloppe vide. le cri était une désolation silencieuse. des lèvres rougies de salive et de morsures. de l’air qui s’accroche aux parois intérieures. devinant la rigidité du corps le cri était seulement le débordement chaud des larmes. un regard perdu. une voix qui se fracasse. le cri n’existait pas, c’était une impuissance retournée en elle même. une défaite. 


s’accrochait au bruit des vagues
Tenait tête au sommeil — les yeux ouverts — draps remontés au menton voyait la chambre se dissoudre dans le noir — la  chaise et les vêtements de la veille avalés comme le reste — le  miroir contre le mur n’était plus qu’un trou béant — autour, entre ses lèvres, sous ses cuisses, sous le lit, le vide s’étendait liquide — tenait tête à la torpeur à l’oubli —  refusait de fermer les yeux — tenait tête à la nuit — s’emparait d’une flamme vive — sentait l’obscurité qui cherchait à l’aspirer la dissoudre — tenait bon — à bout de bras la flamme — une forteresse — et l’ombre n’avait plus prise sur elle — tenait tête aux pulsations vives — tenait tête à l’inquiétude rampante — aux mots insensés — aux murmures indistincts du vent — à leur patience infinie — aux ombres mouvantes — affrontait les silhouettes dansantes sur les murs — tenait tête à la douleur dans son crâne — à la chaleur dans sa poitrine sous ses paupières — dents et poings serrés tenait tête aux fourmis — au tumulte — tenait tête au désespoir — s’accrochait au bruit des vagues

On ne peut pas éviter qu’une montagne s’effondre
La peur avait commencé par un silence soudain. C’était une grande peur. De celles qui effacent les traits, figent les regards. Un abandon. On avait appris à l’enfouir mais elle rejaillissait, se faufilait dans les moindres interstices. La grande peur se muait en petites peurs. La peur des araignées, du loup qu’on ne rencontrait jamais, d’être enfermée dans le réduit à la vitre fêlée — la fêlure dessinait un œil qui nous surveillait. On avait peur de s’endormir. De l’orage. Des chiens. On avait peur de nager au–dessus de l’eau noire. De se perdre. La peur de se brûler la rétine à observer les éclipses mais on pouvait l’éviter. On ne peut pas éviter qu’une montagne s’effondre. Une goutte froide. Un tsunami.
Il y avait eu la peur de mettre au monde. La peur des trahisons du corps. La peur de l’oubli. De renoncer. La peur des précipices. Il y a la peur des autres. Ceux qui nous suivent dans la rue. Qui persuadent. La peur de ne pas être entendues. De ne pas être crues. La peur de ceux qui voudraient vivre sur mars. La peur des armes à feu. La peur des feux qui s’allument de toute part. La peur des certitudes. La peur de lire La haine est un sentiment noble. La peur des mots vides. Il y a la peur des mots qui restent bloqués derrière les dents. La peur de ne plus s’étonner. On devrait avoir peur de ne plus avoir peur.

Cette porte-là
Ouvrir la porte et se trouver au pied de l’escalier étroit sous une marche une mésange à l’étage la chambre aux trois lits superposés s’entortiller sous les draps serrés apprendre à lire. Ouvrir la porte écaillée de peinture grise alors le séjour embrumé de volutes et de poussière en suspension l’arôme du tabac la table pas desservie les pieds de fauteuils vermoulus des vieux chats sur le linoléum céladon ses mains vieilles battant l’appareil
d’une quiche aux asperges. Derrière la double porte vitrée du salon cossu de la rue de Rennes la fillette si gracieuse au piano et boucles brunes à vouloir s’appeler comme elle Agnès parce qu’avec ces lettres on peut écrire anges. La porte ne ferme pas vraiment on se glisse comme ça dans le garage l’air de rien frôlant les murs en parpaings bruts pénétrant le couloir formé par les meubles entassés il y a là des centaines de livres empilés pages sèches jaunies images pieuses et lectures secrètes. Ouvrir la porte sur le décor insipide d’un meublé de vacances et dans le miroir s’amouracher du reflet de l’amie parisienne qui se maquille le corail de ses lèvres le parfum poudré de sa peau de rousse. Derrière la porte du petit pavillon il y a au sol la chienne couchée un tas de linge en attente de repassage ou de pliage sur le divan des tas de livres et de papiers sur la table un désordre inspirant. Ouvrir la porte et suffoquer dans l’air chargé de l’humidité d’une douche trop chaude des odeurs de savon et de shampooing de lait parfumé pour le corps la chair amollie de son ventre qu’elle contracte devant la glace pour se rassurer elle dit que malgré ses quatre enfants elle n’est pas si mal pour son âge. Ouvrir la porte et entrer dans le salon où on vient depuis presque toujours et maintenant personne n’y vivra plus le buffet en bois brun des billets serrés sous un napperon blanc la vaisselle étalée sur la table si quelque chose te plaît prends-le. Ouvrir la porte sur le souvenir de l’avenue Graziani nommer les appartements par le nom des rues les fenêtres hautes le voilage mauve gonflé par un souffle hésitant une flaque lumineuse sur les tomettes l’étagère en bambou l’odeur d’encens jusqu’à presque entendre sa voix. Cette porte-là ne s’ouvre pas simplement il faut d’abord enlever le volet de protection derrière il y a un oiseau mort et son odeur de charogne puis la clé dans la serrure puis la pénombre et l’air confiné et la puanteur de tuyaux puis la fenêtre qu’on ouvre sur la mer la réassurance de l’air marin.

La terre est profonde
La terre tremble, elle s’ouvre, elle s’effondre, elle glisse, elle se déchire, elle a la rage, elle se tord, elle se frotte au vent. Il faut la voir, la terre, quand elle vacille ; il faut voir comme elle tombe. Elle se transforme, elle germe, elle coule, elle s’empreinte, s’éparpille. Il faut la voir, comme ça, dévastée, blessée, empoisonnée. La terre pâlit, elle s’érode, elle grésille. La terre, tu vois, elle se révolte, elle se retourne, elle se couche puis riposte, elle s’époumone, elle sue une brume blanche.
La terre est profuse, elle joue la proximité des corps.
La terre est douce, des cailloux blanc alignés faisant jardin. Je voulais la prendre et l’offrir.
La terre est partout. La terre est brune, tiède. On y met les doigts, elle se colle à nous, comme un besoin qu’on ignore. La terre frémit, la terre s’amourache de l’aube, d’un cerf assoiffé. La terre fait silence, parfois elle s’endort. La terre absorbe tous les bruits : le bruit de la mer, le bruit des arbres, le bruit du temps, l’écho même.
La terre est un silence qui bouge. Des gestes se répètent. On creuse, on plante, on tasse, on piétine. La terre se soumet. La terre prend tout. Elle avale, elle avale sans fin. La terre avale les pluies, la fonte des neiges, les ruisseaux, les feuilles, les cendres, le sang. La terre avale des poignées de terre. La terre avale des couleuvres, des fourmis, des peaux d’orange. La terre avale des abeilles, des trèfles à quatre feuilles, des peaux mortes, des fruits, des cadavres, du papier. La terre sédimente. Des êtres et des souvenirs s’enracinent dans une odeur de fougères, la mémoire se noue. La terre est une promesse obscure. Elle espère. Elle bombe le torse. La terre ne meurt jamais.
Je voulais pétrir la terre, la voir s’épanouir sous mes ongles, son humeur tiède aurait soulagé mes os.
La terre est profonde, elle accueille mon père et ma mère.

42°41’40.8’’N, 9°28’11.2’’E
C’est après que la mère ait décidé. Après la fin d’un étrange sommeil. Après être montée dans la voiture, que j’ai dit tout bas ce n’est pas possible. Après que j’ai cru pouvoir me réveiller. C’est après que la tête en arrière, les yeux rivés sur le ciel, à travers la vitre, je me suis demandé si les nuages nous suivaient. Il pleuvait sur la route. Les péages, l’ennui, les chansons, les pauses pipi. Après les heures à rouler vers le sud, après que le temps se soit tordu. C’est après l’arrivée dans la grande ville portuaire, après que nous nous soyons glissés dans la file d’automobiles interminable. C’est après le ventre métallique du ferry, le cœur soulevé, l’odeur du fioul. C’est après la sirène grave, lancinante, le nuage noir. Après que le bateau se soit détaché du port, comme un corps qui lâche lentement la rive. Après que la nuit s’épaississe autour de nous. Après les sandwiches, le café brûlant dans les mains des adultes. Dans la cabine familiale, après mon corps camisolé entre les draps secs de la couchette. C’est après l’aube, la fraîcheur du pont sous mes pieds, la mer qui roule, l’horizon chargé de secrets. Dans le grain humide les silhouettes grises des montagnes, d’autres étaient bleues. Le ciel est devenu pâle. C’est après que les haut-parleurs aient diffusé les chants polyphoniques, puis la voix d’un steward. Après que les portes des cabines s’ouvrent et se ferment, après les pas pressés dans les couloirs de moquette. Dans un bras de mer.

A propos de Caroline Diaz

Née un 1er janvier à Alger, enfant voyageuse malgré moi. Formée à la couleur et au motif, plusieurs participations à la revue D’ici là. Je commence à écrire en 2018 en menant un travail à partir de photographies de mon père disparu, aujourd'hui c'est un livre, Comanche. https://lesheurescreuses.net/

21 commentaires à propos de “#boost #07 | Toujours passant devant la fenêtre”

  1. Très belles lectures (le bras de mer, s’il pouvait embrasser). Touchée par les portes depuis celle qui ne ferme pas jusqu’à cette odeur de chrogne, et la femme, émouvante. La peur, celle de l’abandon, et es petite sdéclinaisons, résonne particulièrement.

  2. Caroline, je viens enfin te lire…

    PEUR… Sublime cette phrase : ‘La grande peur se muait en petites peurs’. Et toutes ces peurs qu’on découvre, et celles où on se reconnaît. Cette écriture sensible, comme j’aime.

    Et cette poésie dans TENIR TETE… le jeu d’ombre, de lumière… et s’accrocher au bruit des vagues. Beau.

    Merci.

  3. paragraphes. états de visages, états de regards. de regards sur soi. succession d’images fortes. présence légère du rire de l’enfance, beauté de la poudre irisée et de ce regard inquiet d’une femme sur soi, force de cette silhouette réduite à sa langue jugée inutile, son regard perdu. est ce le même regard, un autre, qui se retrouve incrédule dans le reflet d’une vitrine. de paragraphe en paragraphe progression dans le difficile regard sur soi, jusqu’à la perte de la langue.
    laquelle ici renvoie à autant de moments de vérité (des instants de voir). où quelque se dit, s’écrit de la séparation de soi à soi qui avait commencé comme un jeu.
    beau.

  4. (un jour, dans le champ en face – enfin derrière la maison – à gauche,la nouvelle haie qu’on construit, il y avait deux bouleaux – l’exploitant en a coupé un comme un con – il en reste un, donc, le tronc ne fait pas trois centimètres de tour mais c’est un arbre que j’aime bien) (beaucoup) (il est toujours là ) (ton #7 est juste magnifique – de vive voix demain)

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