Regard droit qui ne voit rien, qui attend la corne des trois minutes avant le départ. Intérieurement tendue comme un élastique à la moitié de son potentiel— trop étiré il claquerait, c’est ce qui arrivait parfois aux élastiques de Grand-mère lorsqu’elle tentait de maintenir la feuille qui fermait les pots de confiture. Le vent souffle et déjà la fichue casquette qui tient mes cheveux accrochés avec un élastique noir me tombe sur les yeux. Une vague s’engouffre dans le bateau d’aviron de mer, nous sommes deux à pester car mouillées. Le barreur demande une meilleure concentration rappelant que les rames doivent rentrer dans l’eau et non pas battre l’air pour que le bateau avance. Il peut s’agacer comme il veut, un nouveau coup de vent flanque ma casquette complètement de travers à la manière d’un bandeau de pirate et ma plus grande préoccupation malgré le deuxième son de corne qui signale un départ imminent est de trouver comment remonter la casquette sans lâcher les rames.
La discussion autour de la tenue que nous porterions pour la compétition avait duré plus d’une semaine. Après les casquettes, il avait fallu trouver le short — les quatre rameuses devaient porter la même couleur. Je tenais au noir, plus sobre, les autres voulaient les couleurs du club — très moche, bleu avec une bande jaune. Le haut avait été fourni par le supermarché du coin. Aucune n’avait mentionné comment s’arranger pour le reste, pourtant un slip mal ajusté nuit à la bonne concentration tout comme un soutien gorge dont la bretelle tombe ¬— souvenir d’une régate mal vécue à cause d’une bretelle rebelle. Ce sont des petits secrets qui ne se dévoilent que dans les vestiaires où les serviettes à moitié ouvertes révèlent slips à dentelle— jamais imaginé qu’elles pourraient porter ça — ou slips Dim de couleur.
Avant la régate, au moment de la mise à l’eau des bateaux, personne n’a fait attention à nous. C’est normal, nous sommes les seules à ne pas porter casquette, tshirt et short aux couleurs de notre club. Nous avons trouvé un petit coin à l’abri du vent pour manger un peu avant la course sans trop nous préoccuper des autres compétiteurs. Jérémy lance ses blagues habituelles devant son saucisson de sanglier corse dédaigné par Angèle qui n’a pas son fil dentaire. Fred et Monique se partagent une salade colorée faite maison. On les imagine la veille, le livre de recette pour athlètes de haut niveau ouvert sur la table et la balance pour la proportion des sucres lents et des protéines, Monique insistant pour ajouter des haricots rouge, Fred argumentant qu’avant une compétition il fallait surtout manger des pâtes. Les bananes avaient fait le consensus.
« La trois, tu plonges tes pelles en avance ! Allez, on ne lâche pas, on aide la nage. La trois, concentre toi, allez, on tient… ». Je maintiens le regard fixé sur les pelles, la cadence s’accélère, je libère un coup d’oeil pour chercher un repère sur la côte—le bâtiment blanc doit être l’usine de sardines située à l’ouest du club. Je passe en revue certains détails dans ma tête, la voiture que j’ai garée sur le parking près du café, les clés que j’ai laissées dans la poche droite de ma veste, le téléphone dans le sac à main dans le sac de sport dans la malle, avant de tout mettre entre parenthèse pour la course. L’élastique se tend. Silence. Corne. Cadence des sièges sur les rails, des rames dans les dames de nage. Gouttes froides dans le dos. Casquette prête à tomber. « La trois! On ne lâche pas… ».
— bout de coque de bateau blanc— perles d’eau sur le tshirt de devant— mains crochetées sur la rame— manchon dans la dame de nage — jaune du tshirt de devant— chaussures s’enfonçant dans la neige— corde reliée à toi qui marche devant— arrête vive— vide— ton bonnet bleu— étoiles de lumière sur la neige— clac des rames ¬— souffle d’expire— souffle d’expire— on ne lâche pas— peux plus, trop dur— peux plus—crissement de la neige—bravo¬— c’est— beau— on ne lâche pas—
Heureuse de retrouver votre écriture qui m’avait beaucoup plu. Pas déçue du tout. Merci. Top l’élastique qu’on retrouve à la fin.
Merci! tout est si souvent une question de juste tension… un peu comme celle du fil pour le funambule… n’est-on pas sur un fil nous aussi par l’écriture…
saveur des détails