Ah Baudelaire, pourquoi ton Paris ne ressemble-t-il pas à celui lumineux des impressionnistes ? Quel mauvais sort tu fais à la Ville lumière ! Il ne fallait pas mourir si tôt, tout était en marche vers l’embellissement ! Napoléon et Hausmann s’en occupaient ! Ton pote Nadar aurait pu te parler des grands collecteurs que construisait Belgrand, il est allé les photographier à sa demande. Tu étais déjà mort.
Il ne fallait pas aller traîner hors barrières avec ton copain Gautier ! Je suis sûre que c’est à la voirie Montfaucon que tu as vu ta charogne (l’ordure avait remplacé le gibet) ! Je suis sûre que c’est à la barrière du combat que tu as vu ces animaux en cage ! Je suis sûre que tu n’as connu les Buttes Chaumont qu’en carrière-dépotoir à ciel ouvert ! Théophile le raconte très bien, avec beaucoup de détail, il faut le lire1. Comment on travaillait la merde des Parisiens pour en faire de la poudrette, comment se terminait la vie des innombrables chevaux dans un équarrissage à ciel ouvert, et celle des chiens et des chats. Et les rats énormes et féroces, c’est là que tu les as vus ! On les faisait se battre avec des chiens, des loups, des ours, des taureaux, ou on les vendait à des physiologistes ou à des amateurs de combats de rats. Et tout le petit peuple (hommes, femmes et enfants) qui vivait là de métiers oubliés : chiffonniers, carriers, chaufourniers, briquetiers, prostituées, boyaudiers, teinturiers, asticotiers, équarrisseurs, débardeurs, ravageurs, poudretteux…
Tu n’as connu que l’eau qu’on pompait dans la Seine devant Notre Dame et ailleurs (il n’y en avait pas d’autres, à part celle du canal de l’Ourq tout près de la voirie Montfaucon), les voitures descendant nuitamment de Montfaucon pour vider les tinettes, les effluents qui partaient directement dans la Seine via le grand égout à ciel ouvert du ruisseau de Ménilmontant qui courrait sous les collines de Ménilmontant, de Belleville, de Montmartre et du pré St Gervais et se jetait vers le pont de l’Alma ou via la Bièvre pour se vider au pont d’Austerlitz. Les charognes, la boue, la fange, les enfants jouant avec les rats, les taudis, les pauvres, les mendiants, les vieillards, les aveugles, les vieilles, la crasse, la puanteur, la pourriture, tout cela a disparu après ta mort.
Je cite, c’était dans Le Temps, l’année de ta mort. « Il n’est personne qui ne connaisse ces lourdes et bruyantes voitures descendant, vers dix heures du soir, par les rues Lafayette, du Faubourg-Saint-Denis et du Faubourg-Saint-Martin, principalement, et se disséminant, isolément ou par groupes dans la ville, pour aller recueillir, par divers procédés, le contenu des foyers. particuliers d’infection, dont on n’est pas encore parvenu à débarrasser nos maisons. »
Les Buttes Chaumont sont devenues un jardin (inauguré l’année de ta mort). On a construit des aqueducs et des réservoirs pour aller chercher l’eau pure de la Dhuis et de la Vanne bien plus loin de Paris. On a déplacé la voirie de Montfaucon à Bondy, puis les grands collecteurs de Belgrand ont emporté la merde jusqu’à Asnières pour l’épandre dans la plaine de Gennevilliers (oh, cela ne s’est pas fait en un jour, il a fallu du temps pour que tous les Parisiens se raccordent au réseau et il y avait des intérêts industriels qui continuaient à vouloir tirer profit de la merde. La poudrette se vendait bien. On l’exportait même !). Ensuite plus loin encore vers Argenteuil, Achères, Pierrelaye (tous ces endroits que les impressionnistes adoraient peindre, ignorant qu’ils peignaient sur de la merde diluée). La barrière du combat a fait une dernière fois parler d’elle en mai 1871 au temps des cerises pour un carnage, hommes contre hommes cette fois. Puis on a tout oublié, tout recouvert. Nulle photo, ni Marville (pourtant missionné par Napoléon III pour documenter le vieux Paris avant qu’il disparaisse), ni Le Gray, ni ton copain Nadar, ni aucun photographe anonyme, à peine quelques gravures, pour rappeler ce qu’étaient ces lieux et où ils se situaient précisément.(2)
Mais Cher Baudelaire ne crois pas qu’on s’en sorte mieux avec nos ordures, un siècle et demi plus tard. Nos soucis n’ont pas cessé, même si l’ordure est toujours un sujet qu’on préfère cacher. On la trie, on l’enfouit, on l’épure, on la décante, on la lagune, on la brûle, on la traite, on l’exporte, ce n’est qu’un pis-aller. Elle va nous submerger. Un siècle d’épandage a pollué nos terres, nos incinérateurs ont pollué l’air, plus personne n’accepte nos bateaux de cochonneries et nous n’avons toujours pas trouvé de solution pour nos déchets nucléaires.
Nos réseaux souterrains (on dit VRD maintenant) acheminent l’eau propre et de l’eau sale (on dit grise) l’électricité, le gaz, le téléphone et la fibre (on leur a mis des couleurs, comme Raimbaud : bleu pour les arrivées d’eau ; rouge pour l’électricité ; marron pour les travaux d’assainissement ; vert pour les télécommunications ; jaune pour le gaz), ils vieillissent, ils s’affaissent, ils explosent, ils se perdent. Nous sommes tellement dépendants d’eux et ils coûtent si cher à creuser et à entretenir qu’ils dictent désormais les plans de nos villes. Et malheur à nous, si l’un défaille !
Il y a bien d’autres choses dont on ne parle pas, comme les morts de désespoir. Sais-tu que l’espérance de vie a baissé aux États-Unis à cause des opioïdes et de l’alcool ? Ça devrait te parler, mais c’est une autre histoire, trop longue pour que je te la raconte aujourd’hui.
1Caprices et zigs-zags Théophile Gautier (1852) particulièrement voyage hors barrière p 272 (Montfaucon, la ville des rats, la barrière du combat), mais aussi Chiens et rats p.302 et le Paris dont vous rêviez peut-être tous les deux dans Paris futur p.307
2) pour situer ces lieux, voir mon blog
Baudelaire s’il désire répondre, peut dire que l’ordure est toujours présente à Paris, ordure qui n’est pas forcément déchet, car Paris a des dessous qui manque souvent de netteté, comme la vie…. En fait il ne répond pas, Charles, il écoute, il apprend, il savoure et puis se tait.
J’aimerais bien qu’il me réponde.
Voyage dans le temps. Les images de la ville sont fortes . La prégnance de l’ordure palpable.
Merci Nathalie.