1 – silences
2 – transfert d’intimité
2 – transfert d’intimité
À l’ombre des micocouliers, le trottoir pourrait avoir quelque chose d’accueillant. Sur une marche d’escalier, les enfants ont posé les bouteilles remplies de la limonade qu’ils ont fabriquée, quelques verres en plastique blanc, une feuille annonce au stylo-feutre « 1 euro le verre », une boite de biscuits. Des portes sans poignées trouvées dans la cave sont posées sur de vieux tréteaux en bois. Dimanche matin, pas grand monde dans la rue, un vieux monsieur en Charentaises avec une baguette sous le bras, une maman avec ses deux enfants si bien habillés, un cycliste met pied à terre.
Un livre avec une couverture jaune, « Les fantassins du Chemin des Dames »; R.G. Nobécourt, Robert Laffont, 1965. Insérée entre les pages, une carte postale. Sur la photographie en noir et blanc, des soldats. Il sont seize. Deux sont allongés devant, sept sont assis sur un banc et sept autres sont debout derrière. Au-dessus de la tête du troisième à partir de la droite, une croix tracée à l’encre. En bas, ce titre, lui aussi écrit à l’encre « Nous sommes les bombardiers de la 30 ! » Derrière, sur la partie gauche : « Brignoles 10-1916 » . En dessous, écrit en travers, « Souvenir de mon stage à Brignoles » et « Léopold » pour signature. Sur la partie droite, « Famille Cauvin à Hyères ». Rien de plus, pas de timbre, pas de tampon.
Le cycliste descend de son vélo et coince la pédale sur la marche du trottoir. Il s’approche de l’étal sur les talons avec les pieds en canard, comme s’il avait des épines plantées sous les doigts des pieds. Une boite en bois de cigares Partagas ouverte.
Une médaille à épingler représentant un flocon de neige avec un liseré tricolore. Trois briquets tempête, un noir avec un smiley orange, un autre noir avec un prénom « Tina » et la contour stylisé d’un visage de femme, un dernier brillant plus étroit que les autres sur lequel est gravé « Brass N°5 ». Une médaille dorée avec des traces de rouille sur le pourtour de laquelle est inscrit « Fédération Française de Rugby ». Un petit distributeur de pierres à briquet. Une blague à tabac en cuir marron. Une pipe « fabriquée à Cogolin » dont l’embouchure noire est fendue. La boîte en bois ne sent plus le tabac.
« C’était à mon arrière-grand-père. Je ne l’ai pas connu, vous savez, j’avais deux ans quand il est mort. Il paraît qu’il avait fait la guerre de 14-18. Je n’en suis pas sûre, moi je ne l’ai pas connu. C’était contre les Allemands et on avait gagné. Pas comme la demi-finale de la Coupe du Monde en 1986. Ça, je m’en souviens. J’étais pas grande mais je m’en souviens parce que tonton Henri avait cassé la télé. On est pourtant pas très football dans la famille. On est plutôt rugby. Vous avez vu la médaille ? C’est mon père qu’il l’avait obtenue, il a été champion de France, vous savez. Oui, oui, de France… »
Une boîte à chaussures remplie d’anciennes cartes postales. Épernay Panorama. Paris Jardins des Tuileries. Campagne de l’Aisne 1914-1916. Solesmes (Nord) Hôtel de Ville. Palais de Versailles Chambre à coucher de Louis XVI. Ruines de Cambrai rue St-Martin. La Rochefoucauld Charente Couvent des Carmes. Toulouse place du Capitole. Orléans la place du Martroi. Marseille Caserne d’Aurelles et Fort St-Nicolas. Une bonne centaines de cartes postales. Aux dos, plein de douces caresses, de belles pensées, de bons baisers et de voeux sincères.
Sur la dernière table, quelques objets volumineux sont posés. D’autres sont disposés sur le revêtement en bitume gris. Un garçon, douze ou treize ans, est accroupi devant des cadres disposés debout dans un carton, les uns devant les autres. Il fait passer minutieusement les images devant ses yeux. Il prend son temps, fait défiler les cadres, s’arrête, en sort un de la boite, le regarde à bout de bras et la tête en arrière, le repose à son emplacement, continue.
Un portrait de Charles de Gaulle en train de rire, une copie au pastel de « La femme au chapeau » de Henri Matisse, des photographies du pont transbordeur à Marseille, des paysages à l’aquarelle. L’un de ces paysages est entaillé comme si on l’avait poignardé. Comme si on avait voulu assassiner le souvenir qui en émanait. Un diplôme du mérite agricole.
Elle s’appelait Francesca. Personne ne sait aujourd’hui pourquoi elle avait un prénom italien. En vérité, c’était le nom d’un Stradivarius fabriqué par le luthier italien en 1694 et c’est bien en référence à cet instrument précieux que Léopold et Émilie avaient donné ce nom à leur fille unique. Francesca a eu une enfance heureuse, une vie rangée, une mort paisible. Et des parents aimants, bien que peu bavards. Son père surtout. À la mort de celui-ci, il aura fallu qu’elle tombe sur quelques cartons de souvenirs bien rangés pour qu’elle s’intéresse plus en détails à Léopold. Ce silence héréditaire a survécu à une génération mais pas à deux.
Une guitare aux hanches larges avec trois cordes (la, ré, si), une flûte à bec dans son étui en velours, une cage à oiseaux en bois avec des arabesques en tiges de fer, un petit transistor avec l’antenne tordue, le corps d’une ruche vide sans ses cadres, un abat-jour de toile beige, des sachets de lavande qui ont perdu leur odeur.
« C’est pas très beau, ce sont des vieilleries. Mais c’est pas cher. Et on vous offre un verre de limonade. »
1 – silences
Tu entends le rien. Le vide se propage dans ta solitude où le moindre bruissement n’est pas l’âme d’une présence mais tout au contraire un écho qui résonne entre les parois de ta caverne intérieure. Ce que tu entends, c’est le flux de tes pensées qui coulent un chuchotement que tu t’adresses un regard qui s’épuise comme un souffle. Ce que tu entends c’est le sifflement d’un acouphène resté allumé entre tes deux oreilles.
Tu entends la mort. Une minute qui s’étire sous son poids une pensée qui creuse sa tombe dans ton corps un souvenir qui s’estompe en laissant derrière lui l’odeur acide d’une impression passée. Ce que tu entends, c’est ce putain d’ange qui passe. Attrape-le. Coupe-lui les ailes. Tords-lui le cou. Rallume la musique même si c’est une marche funèbre même si ce que tu entends résonne faux dans ton univers désaccordé.
Tu entends la lâcheté. Cette aiguille qui te traverse de part en part sans qu’aucun cri de sorte de ta bouche bâillonnée par le linceul et par le plomb. La loi de l’omerta est celle des cloportes qui se croient beaux parce qu’ils pavanent sous un drapeau. Sens-tu ton sang qui se glace et ton regard qui se perd ? Sens-tu l’opaque qui te gagne et le froid qui t’envahit ? Écoute un rire et tu feras taire le tumulte muet qui te ronge les peaux.
Tu entends le tout. Le mélange de tous les sons du monde est un bruit blanc qui révèle par négatif le tirage d’une épreuve ratée. C’est une photo sourde. Connecte-toi à l’univers cosmique par ta seule pensée abandonne-toi à la transe chamanique d’un tambour qui t’emporte envole-toi dans les délires hallucinogènes de l’ayahuasca qui coule dans tes veines. Embrasse le tout pour le devenir. Sois la césure entre deux respirations. Sois le silence.
Il y a cette rivière au-dessus de Rocchetta Nervina en Ligurie. Derrière le vacarme d’une cascade, j’essayais de percevoir ce que disait l’eau, le vent et les pierres. C’était comme un silence qui se voilait la face. Par instant, j’entendais arriver la vague d’une brusque montée des eaux dans ce canyon encaissé. À un autre moment, j’entendais la terre craquer et la lourde pierre qui tenait en équilibre au-dessus de moi se détachait en voulant m’écraser. Mais la plupart du temps, aussi loin que j’arrivais à écouter derrière le brouhaha bouillonnant, je n’entendais rien d’autre que le cours de mes pensées.
Quel magnifique texte ! C’est exactement celui-là que je cherchais à écrire. Mais n’en étais pas capable ce matin ni demain sans doute. Et la trouvaille de la répétition de Tu entends. Merci, Jean-Luc.
Merci Anne (il n’est jamais trop tard pour dire merci). Je trouve que les lanceurs de texte (tu m’entends) révèlent de belles découvertes.
Anne a tout dit. Le texte en adéquation parfaite avec la consigne. Bravo et merci.
Merci Khedidja. Pour une fois que je réponds à la consigne…
oui chaque paragraphe est une évidence, une sensibilité … et puis » j’essayais de percevoir ce que disait l’eau, le vent et les pierres. C’était comme un silence qui se voilait la face »
Comment décrire le silence derrière un bruit ? Merci de ton passage Brigitte.
Je viens de lire Transfert d’intimité et je suis sous le charme de ces objets de peu de valeur étalés sur les tables de ce vide-grenier avec en contrepoint la vie des disparus familiers auxquels ils ont appartenus.
La dernière phrase tome comme un couperet, ne laissant aucune chance à personne.
J’ai souvent cette sensation dans un vide-grenier. L’intimité est étalée et elle a perdu de sa saveur. Ou plutôt, elle prend une autre saveur. Ici, celle d’une limonade. Merci Michèle de t’être arrêtée.