#nouvelles#boucle2 | à la poursuite d’Anastasia Mortensen

1 _ premières rencontres
2 _ Anastasia Mortensen
3 _ famille en décomposition
4 _ un vent

4 _ un vent

Sur la terrasse du bar de la plage, le mistral chasse les nuages. La mer gondole d’impatience sous les coups de fouet des rafales d’air frais. De l’autre côté des Calanques, Marseille grommèle la fin de l’été, les jours raccourcis et la rentrée des classes. C’est septembre. Anastasia ne sait pas ce qui l’a amenée là la première fois. Derrière la table la plus éloignée sur la terrasse, celle d’où on peut embrasser d’un seul regard les falaises verticales de calcaire et le large horizon parsemé de cargos en pointillés, se dessine la silhouette d’un homme assis face à la mer. À l’ombre d’un parasol, il tient un livre entre les mains. Une femme vient le rejoindre, elle pose sa main sur le front de l’homme et s’assoit à son côté. Elle prend un livre, elle aussi, et l’ouvre. Deux silhouettes lisent face au vide. Anastasia ne se souvient plus de ses parents français, elle avait trois heures d’existence lorsqu’ils ont été effacés. Anastasia regarde ces silhouettes comme si elles étaient un voile que sa mémoire agite devant ses yeux.

Elle sait si peu de choses sur les premières heures de sa vie. Anastasia en sait si peu sur ses origines, sur ses parents biologiques. Sur la plage, les derniers vacanciers étirent l’inexorable jusqu’à la limite. Ils emplissent leurs poumons des ultimes bouffées d’air iodé et chaud. C’est octobre. C’est la fin. Si son père avait été là, elle aurait le souvenir de ses paroles lui disant qu’il faut rentrer maintenant, qu’elle avait encore des devoirs à faire. Elle aurait huit ans. Si sa mère avait été là, elle aurait dit à son mari qu’ils pouvaient bien rester encore quelques heures, qu’ils n’étaient pas pressés, qu’ils devaient profiter. Elle aurait douze ans. Elle irait au collège Marcel-Pagnol, elle ferait de la danse à la MJC du Vieux-Port, elle ne serait jamais allée plus loin qu’Avignon. Elle ne serait pas Anastasia. Sur la terrasse du bar de la plage à Cassis, elle regarde une table et deux chaises vides avec la mer horizontale et les falaises verticales pour décor. Une femme s’approche d’Anastasia, elle ne parle pas français.

C’est Lizbeth Mortensen sa mère. Son autre mère. La voilà sous la tonnelle, elle est pleine de sourires et d’attentions. Sa présence dit qu’elle est Anastasia mais elle, elle n’en est pas sûre. Sa présence lui raconte une histoire semée d’autres voyages, d’autres pays, d’autres rencontres. L’histoire d’une autre famille. Son histoire. Anastasia n’est pas l’enfant de ce lieu, elle est l’autre. Celle qui a été adoptée, celle qui a été redistribuée, celle qui a remplacé l’enfant originel mort-né. C’est novembre. Le sable de la plage est froid et le ciel grisonne comme la chevelure d’un vieillard. Sur la table à l’intérieur du bar de la plage, un livre est posé fermé. Sur la couverture, on peut lire Du sang sur les draps et en dessous, le nom de l’auteure, Anastasia Mortensen. Un bandeau précise Prix Interallié 1983. La mère soupire en regardant le livre : « It’s useful to have several stories ». Anastasia ne sait pas si elle a plusieurs histoires, elle a plutôt l’impression de n’en avoir aucune, les zones d’ombres sont si difficiles à éclairer.

La terrasse est déserte. La pluie raye le ciel. La surface de la mer sombre renvoie vers le ciel les gouttes qui la constellent. L’horizon est une nuance de gris, les falaises dorment. Devant l’entrée du bar de la plage, le rideau de fer est tiré. À l’intérieur, les chaises sont empilées, les tables rangées le long du comptoir. C’est décembre. Un ciré jaune se promène le long de l’eau. Anastasia est loin de cet endroit, ses parents aussi. Tous ses parents. Elle est loin et elle écrit. Elle écrit des histoires qui sont peut-être les siennes. Elle raconte peut-être ses vies, celles d’Anastasia ou celles d’une autre elle. À Marseille, à Buenos Aires, à New York, en français, en anglais, en danois. Qu’importe le lieu, qu’importe la langue, qu’importe qui elle est. Anastasia se fond dans un univers d’elles par l’extrémité de ses doigts qui tapent sur un clavier d’ordinateur et noircissent l’écran d’un traitement de texte. Anastasia Mortensen apprivoise l’opaque.

L’enfant est assis sur la table, il a l’âge de contrôler cet équilibre précaire, pas encore celui de se lever. Face à lui, sa mère lui tient les mains. La mer verdit sous les rayons de soleil, le ciel bleuit entre les nuages, l’horizon jaunit. C’est le printemps. Les premiers baigneurs osent un pied ou deux. Le bar de la plage est rempli de rêveurs. Paul a huit mois. L’autre Paul est un souvenir imaginé, celui d’un père effacé. Ce Paul-là a juste l’âge de se tenir assis en équilibre, il ne peut pas encore raconter. Anastasia cherche à lire dans les yeux clairs de son enfant les lignes qu’elle n’a pas écrites. Elle n’y distingue rien d’autre que la vie floue. Anastasia est une écrivaine volatile. Elle écrit le tout et le vide, elle écrit la pierre et l’air, le concret et l’absence. Elle écrit sous d’autres noms, des noms qu’elle s’est donnés, des noms d’autres elles. 

C’est un jour d’un mois d’une année. Cela n’a plus d’importance. Tant de personnes passent sous la tonnelle, tant de personnes glissent à l’extrémité de ses doigts. Anastasia – est-ce vraiment elle ? – voit distinctement le tracé incertain de la frontière entre la mer et le ciel. Elle porte son nom comme un masque anonyme. Elle est un nom, elle est un masque. Elle est ce que chacun d’entre nous porte depuis sa plus petite enfance. Elle est à la fois ce père inconnu et ce fils qui la sonde de ses yeux clairs, elle est le trait d’union entre ces deux êtres, entre l’horizontal de la mer et le vertical des falaises. Elle est le paysage qui s’étale devant la terrasse du bar de la plage. Mais déjà son nom s’efface. Anastasia – est-ce vraiment elle ? – s’évanouit lentement comme le soleil qui décline derrière les falaises des Calanques. La nuit tombe sur la plage de Cassis. Anastasia Mortensen est un vent qui porte tant de questions.

3 _ famille en décomposition

Comme je le disais, Anastasia a eu plusieurs familles. Il y a celle de ses parents biologiques, Paul et Jacqueline Roques, celle de ses parents adoptifs, Lizbeth et Hans Mortensen, et d’autres familles dont les liens sont difficiles à établir. Comme si Anastasia prenait plaisir à emmener les fils de ses origines jusqu’à ce que les nœuds soient impossibles à défaire.

Comme je le disais, au moment où le premier et unique enfant de Paul et Jacqueline Roques venait au monde, rien n’autorisait à penser qu’ils devraient assurer leur fonction de parents de façon si éphémère. Paul Roques était un Marseillais pur jus, né dans l’entre-deux-guerres, dans l’entre-deux-mondes. Entre le poids des traditions familiales qui le sommaient de suivre le même chemin ombragé que son père Léopold, chef de gare comme l’étaient son grand-père Hippolyte et son arrière-grand-père, Hippolyte lui aussi (on ne s’embarrassait guère à choisir des prénoms à l’époque), et celui de ses justes aspirations dans l’éther de son âme poétique. La grand-mère paternelle d’Anastasia était la femme du chef de gare. Pour être complet, on peut dire qu’elle se prénommait Irène, mais voilà les seuls éléments qui restent à ce jour de sa biographie.
Pour en revenir au père d’Anastasia, comme je le dis bien souvent, lorsqu’on est tiraillé par des destins aussi éloignés, on se perd dans un no man’s land manquant cruellement de saveurs. À défaut de laisser couler son écriture dans des livres, Paul Roques a passé sa vie parmi ceux des bibliothèques, écrits par d’autres et lus par d’autres. Lus, notamment, par Jacqueline Morel, qui avait une consommation boulimique de romans de gares. Et de bibliothèques. Mademoiselle Morel, Picarde de naissance et Marseillaise de circonstance (elle avait passé la ligne de démarcation durant l’été 42), devint Madame Roques en pleine reconstruction nationale en 1949, le moment choisi par l’Histoire pour que les enfants rêvent un peu plus fort que leurs parents. Sa mère (la grand-mère d’Anastasia), Madeleine, était veuve depuis que le gaz moutarde inhalé dans les tranchées de la Somme en 1916 avait détruit les poumons de son mari au terme d’une agonie de près de dix ans. Madeleine, née Cousin, a perdu son unique frère Alfred, pilote d’avion descendu dans le ciel de l’Artois par l’ennemi allemand, durant cette même et sombre Grande Guerre. Quant à son mari Marcel, avant de succomber aux douceurs de l’ypérite en 1925, il avait peint quelques tableaux, pour l’essentiel des copies de commande. Sa famille avait été déchirée en deux par le sabre brisé du Capitaine Dreyfus. Le pauvre Marcel avait passé l’essentiel de sa courte vie à errer entre les deux camps familiaux sans jamais vraiment choisir le sien. Jusqu’à ce que le gaz choisisse pour lui sa destinée.

Comme je le disais, cette famille Roques n’a été celle d’Anastasia que durant une paire d’heures. Deux heures et quarante-cinq minutes pour être exact. Il ne lui en a fallu guère plus, trois heures et dix minutes pour être précis, pour avoir de nouveaux parents, le soleil de son premier jour parmi les hommes n’était pas couché qu’Anastasia avait déjà vécu ce que beaucoup d’entre nous ne vivront jamais. Les Mortensen sont arrivés dans la vie d’Anastasia dans un instant d’une grande violence. 

Je ne vous l’ai sans doute pas dit, Lizbeth Hopper est la fille d’un fermier du Midwest Robert Hopper, lui aussi enfant de fermiers, et de Margaret Sullivan, de descendance irlandaise (son père était originaire de Cork et sa mère de Limerick), qu’il a épousée l’année de la grande dépression en 1929. Née à North Vernon dans le comté de Jenkins dans l’Indiana durant l’automne 1931, rien ne semblait prédestiner Lizbeth Hopper à un autre horizon que celui des champs de blé qui entouraient la ferme familiale. Fille unique, elle a dû son salut de quitter la ferme à la visite de son oncle et de sa famille durant l’été 50. Elle avait dix-neuf ans et, déjà, elle se sentait condamnée à vivre dans ce trou alors quand ses cousins Dennis et Bruce lui ont proposé de les suivre à Los Angeles, lui proposant de travailler dans l’industrie florissante du cinéma, elle n’a pas hésité longtemps. Attachée de production, elle a fait une belle carrière dans les traces de ses cousins. Lizbeth a rencontré Hans Mortensen en 1955 sur le tournage du film La peur au ventre (titre original : I Died a Thousand Times), dans les studios d’Hollywood. Son cousin Dennis Hopper (réalisateur génial d’Easy rider quatorze ans plus tard) y tenait un rôle secondaire. Dans l’ambiance hippie gorgée de LSD du tournage du long métrage signé Stuart Helsler, elle est tombé dans les bras d’un technicien son. 
Je ne vous l’ai sans doute pas dit, Hans Mortensen (né en 1928) est de nationalité danoise. Baroudeur, il a parcouru le globe enchaînant les petits boulots et les pays. Il a été ramasseur de cannes à sucre à Cuba, orpailleur en Argentine, maçon au Japon, bûcheron en Australie, vendeur de machines agricoles en Afrique du Sud, pêcheur en Islande, charpentier en Roumanie. Et technicien cinéma sur la côte est des États-Unis. Hans Mortensen a très vite quitté le cocon familial (inexistant), à cause d’un père trop souvent derrière les barreaux et d’une mère alcoolique. Le seul lien familial qui lui est longtemps resté dans son pays d’origine était sa sœur Karyn (mariée tardivement à Christian Kristensen) de laquelle il a toujours été très proche. 
Je ne vous l’ai sans doute pas dit, de la rencontre psychédélique entre Lizbeth Hopper et Hans Mortensen, est apparu, contre toute attente, un couple d’amoureux très épris l’un de l’autre. Ils ont eu deux fils, Viggo né en 1958, et Niels, né en 1961. Sourd-muet de naissance, ce dernier est parvenu à s’exprimer par la peinture et est devenu un artiste engagé aux côtés de Keith Haring et du photographe Robert Mapplethorpe. Quant à Viggo Mortensen, il a embrassé une carrière d’acteur de cinéma à succès (il est Aragorn dans la trilogie du Seigneur des Anneaux), mais a aussi brillé en qualité de réalisateur, scénariste, producteur, musicien, photographe, peintre et poète.

Je ne vous l’ai sans doute pas dit, Lizbeth Mortensen (elle s’est mariée en 1960 avec Hans) est tombée enceinte pour la troisième fois fin 1966. Pour la naissance de leur troisième enfant, le couple a décidé de rejoindre Copenhague afin que Lizbeth accouche sur la terre des ancêtres de son mari. Malheureusement, lors d’une escale à Marseille (en août 1967), sa grossesse a connu de tragiques complications qui l’ont contrainte à se faire hospitaliser. L’enfant n’a pas survécu. Comme je le disais, quelques heures après ce drame, Lizbeth et Hans Mortensen adoptaient dans la maternité d’un hôpital marseillais, une petite fille qui venait, elle, de perdre subitement ses deux parents d’une mort (prétendument) accidentelle. Comme je le disais, il n’a fallu que six heures d’existence pour que la fille de Paul et Jacqueline Roques devienne Anastasia Mortensen. Comme je le disais aussi, Anastasia Mortensen a eu un parcours de vie dont il est difficile de suivre la trace. Devenue écrivaine à succès sous son propre nom, mais aussi derrière de nombreux pseudonymes, il est difficile de suivre la carrière et la vie d’Anastasia Mortensen. Son nom est aujourd’hui associé à divers mouvements contestataires dans le monde sans que l’on connaisse réellement sa réelle implication.

Par contre, je suis certain de ne pas vous l’avoir dit, il s’avère que les Roques et les Mortensen ont une lointaine ascendance commune. Au début du XIIIe siècle, dans le duché de Franconie près de Gelnhausen, une femme accusée de sorcellerie est morte sur le bûcher laissant deux nourrissons. 

2 _ Anastasia Mortensen

Se peut-il qu’Anastasia Mortensen soit l’auteure du Livre de pierre qui régit le monde des Endormis depuis, croyait-on, près de deux mille ans ? C’est l’hypothèse d’un couple de chercheurs composé de Barnard Oswald, historien états-unien et professeur émérite à l’Université de Colombia (New York) spécialiste de l’Antiquité et de la Canadienne Gervaise Streckton, professeur en sciences sociales à l’Université McGill de Montréal. Selon l’article co-signé par les deux scientifiques nord-américains paru dans la revue New Science (B. Oswald, G. Streckton « The stone book is not a stone », New Science #1285-Volume V, 2021, pp.34-67), la découverte du Livre de pierre le 7 septembre 1995 dans une grotte du désert de Gobi par l’explorateur néerlandais Arjen McNamara serait une mise en scène. Si de nombreux doutes ont accompagné cette découverte (comme le relève l’ouvrage de l’historien chinois Heng Jian-Yun « 错误的发现 – The false discovery, Pilgrim éditing, 1999), les révélations des chercheurs nord-américains présentent tout autant des zones d’ombre. Les éléments désignant l’auteure de roman policier Anastasia Mortensen comme la véritable auteure du livre tant recherché depuis douze siècles (le Livre de Pierre est l’ouvrage fondateur de la civilisation des Endormis qui a régné sur l’Asie depuis la chute de la dynastie Tang en 883 jusqu’à l’avènement de Gengis Khan et l’hégémonie de l’Empire Mongol en 1290) seraient trop légers pour convaincre unanimement les historiens.

Anastasia Mortensen [ˈanastazja ˈmɔːrtənsən] est une écrivaine possédant la triple nationalité états-unienne, danoise et française. Elle est née le 13 août 1967 à Marseille (France). Ses parents biologiques sont français. Paul et Jacqueline Roques décèdent tous les deux moins de trois heures après sa naissance (victimes d’un empoisonnement au mercure, l’enquête diligentée par la police n’a pas réussi à établir le caractère criminel). Seulement six heures après être venue au monde, la petite fille qui n’a pas encore de nom ni de prénom, est adoptée par un couple américano-danois Lizbeth et Hans Mortensen qui lui donneront leur nom et la baptiseront Anastasia, prénom d’origine grecque lié à la résurrection. Le couple Mortensen venait de perdre leur enfant mort-né dans la même maternité quelques heures avant d’adopter la petite orpheline.

Anastasia Mortensen passe les trois premières années de sa vie en Argentine, à Cordoba et à Buenos Aires. À la suite du divorce de ses parents adoptifs, elle part vivre aux États-Unis, dans le nord de l’État de New York, avec sa mère et ses deux frères. Elle est la petite soeur de Viggo Mortensen, acteur, réalisateur, scénariste, producteur, musicien, photographe, peintre et poète américano-danois. Anastasia Mortensen a un fils prénommé Paul (comme son père biologique).

À l’âge de seize ans, Anastasia Mortensen publie son premier roman en français Du sang sur les draps (éditions de Minuit, 1983). Ce premier ouvrage est salué par la critique et reçoit le prix Interallié. Néanmoins, un débat est ouvert sur la réelle identité de l’auteur du livre par le journaliste Jean Droitecourt qui fustige l’adolescente dans une tribune (Arrêtez de nous mentir, le Figaro, 23 octobre 1983). Dès lors, Anastasia Mortensen n’aura de cesse de jouer de son identité pour signer des ouvrages de toutes sortes, allant d’un manuel de couture (Le point coulé en confiance, éditions Marabout, 1995) jusqu’à un guide ornithologique (Les oiseaux de nos forêts, Delachaux et Niestlé, 2002). À l’inverse, sa trace se perd dans l’utilisation fréquente de pseudonymes. À ce jour, il est établi qu’elle a utilisé les signatures de Claude Veillard (Le clocher meurtrier, Mercure noir, 1990), Irène Wilberg (La saga des aventures de l’inspecteur Moutarde, parue chez Grasset) et Jean-Paul Louis (Noirs desseins, éditions XO, 2010). Il semblerait qu’elle ait écrit sous d’autres noms plusieurs autres ouvrages.

Discrète sur la scène publique, le nom d’Anastasia Mortensen est associé à divers mouvements contestataires dans le monde sans que l’on connaisse réellement l’implication de l’écrivaine. Aux Etats-Unis, un groupe nommé Mortensen’s Circle est considéré comme étant une branche physique du mouvement cyberactiviste des Anonymous. On a retrouvé trace de ses actions lors des manifestations autour du meurtre de George Floyd ou de l’affaire Wikileaks.

1 _ Premières rencontres

Mélange de blancs. Blanc immaculé des draps, rougis par le sang dans des taches éparses, froissé par les mains avec lesquelles tu t’accroches. Blanc d’une peau diaphane qui ne connaît pas encore le soleil. Blanc, des murs blancs, des bruits blancs, une lumière blanche, un instant blanc comme une parenthèse muette suspendue au temps. Un cri blanc. Musique blanche de bips cadencés qui rythment la vie, de voix douces et impérieuses. Il y a eu les râles d’un souffle saccadé. Il y a eu une autre voix qui comptait un-deux-trois pour encourager. Il y a maintenant ce blanc qui coule dans mes veines.

Le visage si longtemps crispé, déformé. Une boule de pâte à martyriser qui recouvre lentement les traits de ton visage laissant pour stigmates de ta douleur des gouttes de sueur qui perlent sur ton front. Allongée sur le lit apaisé, tu disparais dans l’épuisement pendant que ton autre toi se gonfle d’air pour la première fois suspendue par les pieds et des mains autoritaires. Que ton premier souffle soit un pleur, soit un cri sans savoir si tes yeux voient comme moi ce monde à l’envers. Tu es encore deux pour un court moment. Vous êtes encore une le temps de couper le cordon. 

Je ne parle pas. Je dis juste que ce que mon sang m’autorise à expulser de ma bouche, trop occupé à bouillir, projeté dans mes veines par un cœur emballé. « Comment tu te sens ? » résonne timidement en fausse note dans l’ambiance surchauffée de la salle de spectacles. Toi1 me sourit sans n’avoir rien entendu. Toi2 se bat encore pour faire sa place dans le nouveau monde. Je crois avoir entendu dans ton déchirant soupir une réponse à mon souffle. J’imagine que tu me parles de l’âcreté de l’air et de la douceur perdue du placenta de ton autre toi. Toi1 expire « et toi ? ». Moi, ma blancheur me ronge encore.

Les couleurs des bruits reviennent peu à peu. Une sirène de pompiers éclaire le son blanc de l’instant. J’entends des conversations qui viennent de dehors, qui sortent de la terre, qui résonnent dans l’air. Le blanc s’estompe comme un brouillard qui se dissipe laissant dans son sillage les premières couleurs aux tons enrichis. Le rouge n’est plus le même rouge, le bleu a gagné en profondeur, le jaune illumine jusqu’à l’aveuglement mes yeux déblanchis. Ta peau rosit, ton visage s’affirme. Aux deux extrémités d’un cordon fragile, ta vie se dédouble. D’un coup de ciseaux expert, vous voilà deux.

Je te découvre mère, notre première rencontre. Sur l’oreiller surélevé repose ton visage agrandi de femme nouvelle et épuisée. Une lueur en plus, je ne la connaissais pas. J’essaie de rire, tu parviens à pleurer. Tes hormones débordent en larmes de joie qui se répandent dans une rivière folle et se transforment en cascade. Au bord du gouffre, nous avons le vertige. 
Je te découvre fille, notre première rencontre. Posée sur le ventre de ta chair, tu philosophes avec gourmandise des bienfaits de la vie. Jamais ton avenir ne sera si radieux, jamais la vie qui t’attend ne sera aussi longue. Je t’entends rêver si fort que je ne m’entends plus penser. Et ces voix que je ne connais pas qui racontent de drôles d’histoires. Au bord du gouffre, je suis tombé.
Je me découvre père, ma première rencontre. Je vois mes cheveux blanchir et les tiens pousser. Je vois mes cheveux tomber et les tiens blanchir. Je te vois allongée sur ce lit d’hôpital. Je vois la lumière et les bruits et l’air qui me brûle les poumons. Je me vois expulser d’une voix blanche toute l’ombre qui m’habite. Je me vois posé sur ton ventre de fille devenue mère. Je me vois père devenu fils.

Photo de Daniele Levis Pelusi sur Unsplash

A propos de JLuc Chovelon

Prof pendant une dizaine d'années, journaliste durant près de vingt ans, auteur d'une paire de livres, essais plutôt que romans. En pleine évolution vers un autre type d'écritures. Cheminement personnel, divagations exploratives, explorations divaguantes à l'ombre du triptyque humour-poésie-fantastique. Dans le désordre.

22 commentaires à propos de “#nouvelles#boucle2 | à la poursuite d’Anastasia Mortensen”

  1. comme le dit très bien Raymonde, on est dans le biologique d’une double rencontre — voire triple –, quelle magnifique idée de t’emparer du avant le coupé de cordon et puis du après, là est sans doute le point réel de la naissance
    et je demeure marquée après la lecture par ce fragment : « jamais la vie qui t’attend ne sera aussi longue ».

  2. Merci Jean-Luc pour cette plurielle et mystérieuse Anastasia Mortensen dont le prénom s’écrit aussi parfois Anastasiya (si j’en crois l’une de mes sources qui préfère rester anonyme).

  3. Anastasia… A lui seul le nom a aimanté une double référence, celle de la princesse russe et celle de la figure allégorique de la censure pendant la guerre de quatorze… Tout le texte est alors venu jouer entre ces deux bandes, comme une boule de billard…

  4. #4 belle atmosphère d’horizons mer contre ciel avec falaises dormantes
    on ne sait pas quand ni où elle est née, on ne sait pas grand chose et pourtant tu nous emmènes loin dans ce flou doux et continu pareil au lapement de la vague sur la plage
    après ma lecture, je retiens : « Elle écrit le tout et le vide, elle écrit la pierre et l’air, le concret et l’absence »
    Alors je me dis qu’il me manque peut-être quelques éléments concrets pour croire totalement à ce personnage dont le nom même nous échappe tout en le prononçant

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