Nouvelles#4#Natacha#Le livre dans sa matérialité

Valery tête en bas

Je trouvai cet hiver sur momox.fr un vieil exemplaire de « Mauvaises pensées – et autres » de Paul Valery. Je le payai une bouchée de pain. Il avait été imprimé en 1942, avec sa belle couverture crème gallimard, éternellement chic, le titre en grandes majuscules rouges, sous-titre en cursives obliques ; les sigles nrf en écriture cursive noires au centre, gallimard tout en bas, noir aussi, auguste et discret, vénérable ouvrage que je m’empressai de pourrir en séparant les pages avec le mauvais outil (un ciseau ! Je massacrai Valery au ciseau! Alors qu’il suffisait d’un bête couteau à dents, tout le monde savait ça en 1942).
À peine Valery, pas rancunier, m’avait-il livré quelques unes de ses pensées sublimes que la couverture se désolidarisa des pages intérieures. Qu’à cela ne tienne, je rassemblai le tout d’un trait de superglue et laissai sécher, pour découvrir en ouvrant le livre que je l’avais collé à l’envers.

Je lis souvent dans les lieux public. Je me délectai donc les jours qui suivirent de lectures ostentatoires au café du coin. On s’amuse comme on peut. À ma grande déception, personne ne remarqua mon Valery tête en bas, les livres et leurs couvertures attirant peu l’attention des bipèdes en ce coin de campagne.

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L’humanoïde

Si je savais raconter des histoires, je raconterais celle d’un extraterrestre humanoïde qui découvre un humain en train de lire. L’idée étant de mettre moi-même et le lecteur de mon histoire en position de parfaite ignorance de ce qu’est un livre, et de décrire le plus ingénument possible et l’objet et le rapport à l’objet pendant la lecture : cette fixité d’un être entièrement happé par la contemplation d’un amas de rectangles de papier blanc couvert de tâches noires (il faudrait trouver une manière cohérente de décrire la chose, venant d’un être qui ne connaît rien de notre civilisation), l’iris seul se déplaçant latéralement, l’indifférence apparente de l’être à l’égard de son environnement, comme si seul existait le rectangle de papier. L’humanoïde pourrait voir l’ombre d’émotions se succédant sur le visage du lecteur, il percevrait quelque chose de vague dans le regard, comme une absence paradoxale au cœur de l’absorption. J’aimerais que mon humanoïde s’attarde sur cet étrange phénomène : l’alliance d’intensité dans l’attention, et de flou du regard, qui suggérerait qu’autre chose se joue là que ce qui est donné à voir. Il pressentirait la nature mentale de ce à quoi le livre donne accès. L’humanoïde aurait une espèce d’intuition de l’état paradoxal dans lequel se trouve le lecteur (présent/absent) sans avoir les outils pour le comprendre vraiment.
Si mon histoire était réussie, le truchement du regard de l’extraterrestre rendrait l’acte de lire étrange. Le lecteur du texte vivrait par procuration, consciemment, ce que nous vivons tous sans y prêter attention dans la petite enfance : l’événement fondamental qu’est pour un être pensant la découverte du signe.
Je demanderais à l’ombre tutélaire de Buzzati de m’inspirer un texte sensoriel, léger et ludique : une vraie histoire.
Mais je ne sais pas raconter d’histoires.

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Valery – coach de vie

Ce n’était pas la première fois que les Mauvaises pensées de Valéry entraient dans ma vie. J’en avais acquis un exemplaire quelques années auparavant, auquel je portai rapidement une sorte de vénération. Il trônait, auguste, sur ma table de chevet, afin que je n’aie qu’à étendre le bras pour en tirer quelques précieux enseignements. À cette époque, je me laissai étourdiment glisser dans une correspondance avec un homme torride rencontré lors d’une soirée dansante. L’homme était aussi marié qu’irrésistible, et j’essayais d’avoir des principes. Je louvoyais donc, jusqu’à ce matin où, pot de chambre à la main, je m’apprêtais à sortir quand messenger retentit. Fébrile, je me débarrassai du récipient sur le premier support disponible – la table de chevet -, me ruai sur le téléphone et impulsivement acceptai l’invitation. Agitée de courants émotionnels contraires, je me retournai brusquement, envoyant valser d’un geste et le pot de chambre et les Mauvaises pensées, le second terminant son vol dans le contenu du premier.
Ah ! Par quel orgueil rationaliste ravalai-je au rang de superstition la voix sévère qui me murmurait : « Ceci est un signe ! » alors que, figée, je contemplais la profanation ?

Mal, oh ! Mal m’en prit. J’éprouve depuis à l’égard de l’ouvrage un mélange de respect et de crainte quasi religieux.