#nouvelles #02 | mon histoire de librairies

Corti for ever

  • Vous ne voulez pas un disque, ou un livre ?
  • Ah si, achetez-moi « Le Rivage des Syrtes »
  • Je vous l’ai déjà apporté il y a deux mois !
  • Ça vous baladera. Allez le chercher directement chez Monsieur Corti, vous voyez ? Rue Médicis, près du Luxembourg. Moi je pourrai l’offrir encore, et encore…

 Chez Corti, des jeunes gens dynamiques font de leur mieux pour se faire oublier, pour ne pas interférer dans les choix des clients. La haute silhouette du Don Quichotte des lettres ne hante plus les rayonnages. Un moment, Dax croit l’apercevoir, coiffé d’un chapeau à larges bords. Il cligne des yeux, l’homme est encore là ; au troisième clignement, l’ectoplasme a disparu, remplacé par un amateur en costume noir serrant frénétiquement dans ses mains le livre qui doit, à l’évidence, changer sa vie. A la demande de Dax, un jeune apprenti libraire enveloppe deux exemplaires du « Rivage ». Sourire désarmant. Un sourire aux larmes pense Dax, incapable d’échapper à l’émotion suscitée par le lieu ; le Luxembourg vu par la vitrine, les rayonnages de bois sombre qui montent jusqu’aux plafonds, les tables où l’on ne trouve que les productions maison sous leurs couvertures dépouillées jusqu’à l’ascèse, et le fantôme furtif qui hante son royaume, son tombeau.

Il maraude un moment autour des tables avant de s’offrir un petit Lermontov et le Peter Schlemihl de Von Chamisso.

Maspero, au bas du Boulevard St Michel : La Joie de Lire

Devant la porte, Mouna vend, ou donne, ou encore troque contre un repas au Balzar, sa feuille de chou, « sobrement » intitulée « Le Mouna ». Dans le panier de son vélo, une cinquantaine d’exemplaires, les affaires ne marchent pas fort.

A l’intérieur, jusqu’à minuit tapantes, toutes les parutions marxistes révolutionnaires, de la Petite Collection (jaquettes unicolores), aux fanzines groupusculaires, aux grands formats, essais brochés portant logo du petit vendeur de journaux, casquette de Gavroche, graphisme ancien, flouté. Avec Althusser et Balibar, Charles Betelheim, Mahmoud Hussein et bien d’autres je goûte aux hors d’œuvre révolutionnaires, sans jamais aller jusqu’au plat de résistance, vite attiré par les volumes de littérature hors politique.

A l’entrée de la librairie, un surveillant – qu’on n’oserait appeler vigile – demande gentiment aux sortants d’ouvrir leur sac. Des casseurs stipendiés par l’extrême droite ou les sbires de Marcellin ont trouvé un moyen simple de ruiner Maspero : le vol ! Régulièrement, des sacs pleins de volumes impayés sortent du magasin, Maspero ne porte jamais plainte, mais pratique une dissuasion douce grâce aux militants qui acceptent de venir « prendre un quart » à l’entrée.

L’expérience « Joie de lire » ne pouvait durer, Maspero dut fermer boutique.

La Hune

De son hunier, il crie « There, she blows ! ». Il voyait au loin les baleines mais n’a pas vu arriver le cachalot capitalistique qui l’a fait basculer de temple de la culture à vitrine du fric exhibitionniste. C’était le Pequod ou le Surcouf du quartier latin, c’était le lieu des découvertes, où passer un après-midi pluvieux entre deux cours, ou deux séances de cinéma nordique au Champollion. Il a fait naufrage, sans qu’on puisse parler de faillite. Je n’ai plus rien à en dire.

In memoriam, La Hune.

Le Bleuet

Banon. Enchâssé dans une Provence austère, de roche, bosquets de chênes verts et pins noirs, un pays perdu.

B. et C qui ont rendez-vous chez le kiné local, nous emmènent à la découverte des « fromages de chèvre emballés en feuilles de châtaignier, une pure merveille » (sic). Route tortueuse, gorges, pancarte à gauche,  « Le Contadour », occasion de saluer la bande à Giono… Il n’y a plus rien à voir, J G sentirait-il encore le gaz moutarde ?

Parking de Banon. En face, une sorte de pavillon, de cube à étages, planté sur un carrefour. Pimpants volets bleus, la librairie Le Bleuet nous accueille. Nous oublions les chèvres et les châtaigniers.

Ces parents qui lisent peu, sinon Le Provençal et des sagas de familles laborieuses écrites par des auteurs du terroir, nous ont conduits vers la caverne d’Alibrabra. Trois étages, des corridors, des paliers croulant sous les rayonnages cintrés, une classification efficace à condition d’en accepter les limites qu’impose la structure du bâtiment, le bonheur ! Ouverts toute l’année ! Déjà immergé dans le rayon littérature anglo-américaine, j’entends Lulu qui m’appelle vers les français. Tous les Bergounioux sont là, ses romans du début compris ; on ne s’attarde pas au rayon « régional », je file au « théâtre », à la « poésie », Lulu aux « polars ». Ici, pas besoin de commander, on repart paniers pleins. Devant la porte, une silhouette familière assise à une table en fer : René Frégni, mon pote RF. On discute un moment, il est tout heureux d’apprendre que nous découvrons Le Bleuet, jette un coup d’œil sur nos achats, approuve, content de trouver son dernier livre, il nous gratifie d’une dédicace à la (h)auteur.

Le Bleuet, où il peut être difficile de circuler, où retrouver l’emplacement précis d’un ouvrage peut devenir une gageure, où les escaliers découragent, où mes genoux de vieillard et mes béquilles me font prendre des risques, mais où je retournerai volontiers demain acheter quelques picodons emballés dans des feuilles arrachées à Angelo ou tombées de L’Iris de Suze

Porto

A la librairie Lello, bousculade dans l’escalier. Non pour la dédicace du dernier Saramago, mais pour se faire – ou se (selfie) – photographier dans l’escalier mythifié paraît-il par les aventures d’Harry Potter portées au cinéma. Il faut jouer des coudes au milieu des Japonais et des Taïwanais (les Formosans venus de Formose, la « belle » en portugais) pour accéder à l’étage. Nous ne sommes pas venus à Porto pour visiter une librairie, encore moins un cinégénique escalier à double révolution ; abordons les rayonnages. N’étant lusophones ni l’un ni l’autre, nous espérons pourtant découvrir une pépite, un Pessoa inédit, un Camoens illustré. Les vrais clients sont rares, personne ne semble acheter de livre, il y en a peu, paraissant perdus dans des « habits » trop grands pour eux, pas toujours accessibles pour les bras et les jambes, dont les critères de rangement nous échappent. Nous finissons par dégotter un Simenon échoué dans ce port, dont l’achat nous permettra de récupérer la « dîme » acquittée pour visiter cette « troisième plus belle librairie du monde » (selon les guides).

Où aller en quittant ce « musée » littéraire (qui n’oublie pas le business ?) On souhaite parfois se perdre mais comment se perdre à Porto ?

Sandale :

Espèce de chaussure ne couvrant le dessus du pied qu’avec les cordons, dont on se servait dans l’antiquité (Littré)

J’étais depuis deux jours à Besançon, réunions, ateliers, boulot, gagne-pain d’escroc vendu au grand capital, voire…

A l’hôtel, consulter la presse locale, réflexe de toujours. Actualité du musée municipal, film sur Jackson Pollock, librairie au nom énigmatique, de quoi occuper ma soirée.

Au musée, un Monsu Desiderio, Les Enfers, XVII ème, peintre lorrain, peut-être associé à un ou deux autres dans un atelier italien ; œuvre fantastique montrant les principaux acteurs des lieux, Pluton et Proserpine. Assistent goguenards (?) au transport des damnés dans la barque de Charon, des ruines, des taches de jaune clair sur fond vert, des eaux, Styx, Achéron, un banc lui fait face, nourriture forte.

La librairie s’appelle Les sandales d’Empédocle. Je m’étais parfois demandé ce qu’étaient les sandales en question, pourquoi on en parlait. Ce philosophe d’avant Socrate s’était jeté dans l’Etna, on avait retrouvé près du cratère ses chaussures d’airain, précieuses sandales pour pieds précieux. Elles étaient la preuve de son suicide, sa signature.

Donc le 25 février 2004, je parcourais les rayons des Sandales , j’avais déjà découvert les Lettrines en deux volumes, un polar suédois, j’arrivais à la caisse. J’ai eu la sensation qu’un TGV venait de se coucher dans la gare, ou de perforer la montagne avant de s’arrêter ; qu’un Mirage III s’était planté dans le Jura, ou encore..? On cherche avec peine l’image adéquate à une sensation d’autant plus effrayante qu’elle est inconnue. Il était 18h31, le sol vibrait, la lumière tremblait, puis tout devint noir, la nuit d’hiver avait gagné. Dix secondes de sidération, dix secondes qui durent une minute. Poser les livres à la caisse devenue invalide, quitter la librairie, se ruer dans la rue où beaucoup de monde s’attendait à la suite – la réplique -. Qu’allait-il se passer ? Immeubles effondrés ? Fissures dans la chaussée où s’engouffrent les trams ? Ponts rompus ?

A part la foule dans le noir, rien ne racontait plus que la terre venait de trembler, pas même une tuile chue sur le pavé. J’ai marché un moment, jusqu’à la rive du Doubs. Sur la rive opposée, la lumière brillait, j’ai traversé, suis entré dans un restaurant turc, mangé mon kébab la gorge serrée. Oublié le cinéma, Pollock, peut-être pour demain.

Rentré à mon hôtel, j’aurais bien lu un moment, mais mon sac de livres était resté aux pieds du philosophe, je n’avais plus rien à me mettre sous les yeux, et puis, sur cette rive, il n’y avait toujours pas de lumière. Je pensais à Empédocle que je venais de côtoyer tandis que les plaques tectoniques se chevauchaient pour nous rappeler de faire attention où nous mettons les pieds.

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