1 – de l’art de ranger ses livres
Je me remémore toutes les fois où, après l’avoir acquis, neuf ou d’occasion, je ramenais un nouvel exemplaire de ma collection de livres chez moi, pour l’intégrer à ma bibliothèque. Tout possesseur de bibliothèque est un collectionneur. Depuis toute petite donc, je suis collectionneuse de livres, et, de ce qui me reste de mes nombreuses collections d’enfants, finalement, n’ai-je gardée que celle-ci, que l’on peut aussi appeler du nom du meuble, variable au fil des années, et de la pièce, elle aussi changeante, parfois multiple et l’on parle davantage de « coin bibliothèque », où les livres ont été placés. Ma bibliothèque consiste en plusieurs meubles dispersés dans ma maison, et souvent mélangée à des collections d’autres membres de ma famille.
Cette collection livresque : à quel moment débute-t-elle ? Peut-être le jour où je vais ranger les livres pour la première fois, comme à la même époque, je rangeais les menus objets de mes autres collections enfantines, avec la conscience que les livres constituaient une catégorie à part, ce sentiment de la noblesse d’une telle collection étant directement liée au regard particulier que les adultes autour de moi accordaient à l’objet livre, qui distinguait sa nature exceptionnelle parmi tous les autres objets de décoration ou de jeu. je crois que ma première bibliothèque a dû être un bac en plastique sur roulettes contenant des albums de L’École des Loisirs. Je me souviens de nombreux de ces albums jeunesse, mille fois lus, d’abord par mes parents, puis par moi, puis lu à ma petite sœur, et ensuite, à mes propres enfants. Si je dois choisir un album, ce serait Sept histoires de souris, d’Arnold Lobel. mais il y a eu aussi La grosse bête de Monsieur Racine, de Tomi Üngerer, les collections de Contes des éditions Gründ, avec leurs fabuleuses illustrations, dont je peux me rappeler encore aujourd’hui certains détails. Et aussi Histoires merveilleuses des cinq continents, réunies par Ré et Philippe Soulpaut, premier livre au format poche, peut-être, que j’ai reçu. Je l’ai encore dasn ma bibliothèque, ainsi que les nouvelles poétiques de Jacques Prévert, Lettres des îles Balladar et Contes pour enfants pas sages. Bien sûr aussi Les Contes du chat perché de Marcel Aymé, lus et relus.
Ma bibliothèque est un ensemble figé de gestes, le lien vivant entre toutes les périodes de ma vie, et aussi, ce qui me reste de l’esprit collectionneur de l’enfance.
Réfléchir à ma bibliothèque, à la lumière de ces illustres auteurs, eux-mêmes collectionneurs, questionne ma capacité à me souvenir. Quand je pense à ma bibliothèque, je peux la visualiser, je peux tenter de me rappeler les livres dont elle se compose, et tout de suite, je me rends compte que la tâche est ardue. Je me souviens avoir réfléchi à son organisation, au gré de l’accroissement du nombre des exemplaires. Il y a eu dans ma vie des périodes d’achat intense de livres où je devais, dans l’attente d’une nouvelle étagère (le plus souvent prénommée « Billy » dans un grand magasin de meubles prêt-à-monter), où donc, avant l’arrivée d’un énième « Bill » (qui est le diminutif de « William », « celui qui désire une protection », et en effet, n’est-ce pas ce que je désirais pour mes livres, qu’ils soient à l’abri ?), je devais faute de place aménager deux rangées de livres par rayon, si bien que certains étaient relégués dans l’ombre des autres, une sorte de purgatoire.
Ma bibliothèque n’est pas dans la pièce où j’écris. Contrairement à Montaigne, et à plein d’autres écrivains, non que je veuille me comparer à eux, mais sur le plan de la collection, nous appartenons à la même famille de co-lecteurs, j’ai laissé mes livres dans mon ancien bureau, à présent celui de mon compagnon. Je me suis mise à l’étage, dans une pièce ouverte sur ma chambre. J’écris au plus près de mon lit, et même, souvent, dedans. Il y a pourtant des livres dans ces deux pièces communicantes, une ancienne bibliothèque de ma fille adolescente, qui l’a délocalisée, afin d’avoir plus de place dans sa chambre, et une autre, dans l’embrasure d’une ancienne porte, qui pourrait s’appeler « bibliothèque des enfants ». Régulièrement, des livres circulent entre l’une et l’autre de ces bibliothèques, par le fait de mon fils, et aussi parce que, au fur et à mesure que mes enfants grandissent, je pratique un désherbage, mot que je trouve tout à fait charmant, puisqu’il rappelle qu’une bibliothèque est aussi un jardin d’intérieur. Est-ce que ma bibliothèque me manque ? Je n’en avais pas conscience, mais à présent que j’y pense, la réponse est « oui ». Elle est restée en bas, alors que je suis en haut. Délaissée. Je ne la fréquente, pour dire vrai, que rarement. J’oubliais que j’ai aussi, dans un coin de ma chambre, un petit meuble récupéré qui fait aussi office de bibliothèque annexe, où je stocke les livres en cours de lecture.
Je n’ai pas lu, loin de là, tous les livres de ma bibliothèque. Je pourrais descendre l’escalier, me poster devant ma bibliothèque et comptabiliser le nombre de ceux que j’ai lu in extenso. Je me rends compte que devant les étagères, et gênant le passage du corps qui voudrait se saisir d’un exemplaire, est stationné un énorme vélo elliptique, dont je me servais autrefois, mais qui est depuis longtemps à l’arrêt. Je me souviens que je lisais en faisant du vélo. J’ai dû aimé cette idée de pédaler sur place en avançant dans le livre. La lecture est aussi une gymnastique. Elle n’a jamais remplacé chez moi l’exercice physique et je n’écris ni ne lis jamais mieux que lorsque mes muscles ont eu leur quota d’efforts. D’ailleurs, ce matin, je me suis levée en sachant que ma journée se composerait idéalement de ces deux activités, ou trois : écrire, lire, et marcher. Il fait un vent de tous les diables dehors. Je commence donc par écrire. Je laisse la météorologie maîtresse de l’ordre de mes activités journalières. Comme je suis en arrêt de travail, je peux m’offrir ce luxe. J’ai tout le temps de repenser à ma bibliothèque.
J’ai l’impression que d’évoquer cette pauvre bibliothèque un peu laissée à l’abandon me fait du bien, et qu’en y songeant, je reconstitue sous un angle nouveau, forcément, les différentes strates de moi-même. Cela me donne de la profondeur. Plus j’y pense, et plus je m’épaissis. Je me demande comment mon écriture journalière serait transformée par la présence de ma bibliothèque à l’étage, en face de mon bureau, sur le mur que je lui destinerais. Je sais que le cadre de l’écriture conditionne fortement ce qu’on écrit, même de façon imperceptible, en sous-main. La perspective de mes livres, visibles depuis ma table d’écriture, ces éditions amassées au fil de mon existence, rappel de moments d’acquisition, de cadeaux, de lectures ferventes ou superficielles, me feraient du moins une compagnie bien différente que les bassines de linge à ranger qui jonchent le sol de la pièce où j’écris en ce moment et que je n’ai jamais eu le front d’appeler « mon bureau ». Mon bureau ne ressemble pas à un bureau tel que je pourrais le fantasmer. Je me demande alors : qu’est-ce qui m’empêche de me faire un bureau digne de mon idéal ? D’en faire une bibliothèque ?
Je me rends bien compte que j’ai besoin de mes livres, ceux que je possède dans ma bibliothèque intime, pour écrire. Lorsque je lis l’essai de Mangel, je mesure combien son écriture est redevable de tous ceux qu’il a lus. Comme celle de Montaigne que j’ai toujours aimé, premier classique qui m’ait parlé comme à une amie. Peut-être que ce sentiment de vacuité que je peux ressentir lorsque je viens me mettre à table pour écrire, et que je n’ai d’autre perspective que la fenêtre avec le même point de vue, et les soucis du quotidien qui viennent si rapidement s’interposer entre l’écran et moi, ou physiquement lorsque je dois enjamber les piles de linge pour venir m’asseoir à mon bureau, peut-être que cela vient que je n’ai pas ma bibliothèque comme rempart réconfortant, un locus amoenus de l’écriture. Montée dans cette pièce, elle en imposerait aux sans-gêne qui laissent traîner leurs chaussettes et se permettent de me déranger sans cesse. Quand même, à partir d’un certain nombre, alignés en rangs serrés, les livres ont une certaine tenue qui forcerait le respect des envahisseurs.
Cézanne me mène à un petit livre bleu que j’ai de Rilke où le poète écrit à propos du maître. Le choix des exemplaires de ma bibliothèque a souvent été guidé par des mises en relation. En fait, pratiquement tous les livres, j’en fais le pari, ont un lien les uns avec les autres. Au moment où je relis cette phrase, je me rends compte de sa naïveté. Bien entendu, le fait de les rassembler fait liaison, c’est moi qui suis, en tant que maîtresse de cette bibliothèque, une entremetteuse. Souvent, je n’ai pas grand effort à faire, et les livres eux-mêmes me suggèrent, plus ou moins explicitement, quel nouvel exemplaire se procurer pour compléter la collection. L’acquisition de La femme changée en renard de David Garnett m’a conduit à celle de Sylva de Vercors. J’ai lu et relu le premier, jamais le second. Il va de soi pour tout lecteur, que la littérature est réécriture. Ainsi, les livres de ma bibliothèque se sont plus ou moins cooptés, comme dans toute bibliothèque depuis les premiers livres. J’aime l’idée qu’ils soient une grande famille avec des individus en marge qui a priori n’ont rien à voir avec ceux du milieu, mais qui pourtant leur doivent tout. Le dictionnaire, en définitive, met tout le monde d’accord.
J’aime les livres qui parlent des livres. Si je fais le tour de ma bibliothèque, prochainement, je dresserai la liste de tous ceux-là. Je pense qu’ils sont en grand nombre. Me vient à l’esprit le petit livre de Joseph Czapski, Proust contre la déchéance, chez Libretto. Il est placé sur le rayon « essais » et c’est bien malheureux, parce que les quelques exemplaires de poche que j’ai de La Recherche (j’ai aussi deux tomes en Pléiade) sont plus bas, au rayon fiction. Je me promets d’enfreindre la règle et, dans une prochaine organisation, de réunir Czapski et Proust. La dernière réorganisation adoptée pour ma bibliothèque et qui doit dater de moins d’une dizaine d’années est celle des distinctions de genres. Et à l’intérieur du prépondérant rayon « roman », la distinction chronologique. J’ai aussi reçu, de mon passé d’enseignante, une profusion d’éditions scolaires, qui ont pour moi peu de valeur (mises à part certaines éditions anciennes, legs de mon père ou encore souvenirs de mes propres années d’études). Elles sont placées au rayon le plus bas, et sont un mélange de genres. J’étais tentée de séparer les poches des brochés et d’ailleurs, il doit y avoir une trace de cela dans certains rayons.
Lorsque j’enseignais, je ponctionnais chaque année les livres que je souhaitais faire lire ou étudier afin de les placer en évidence, et encore maintenant, quelques livres à usage scolaire s’entassent sur certains rayons, en piles informes, prêtes à tomber pour certaines. J’ai l’impression en regardant ces livres qu’ils ont été quelque peu maltraités par leur asservissement scolaire, et qu’ils gisent, dans l’attente d’une renaissance, couchés sur le flanc, conscients de leur déchéance provisoire. Si j’ai décidé de quitter le métier d’enseignant, c’est que je ne pouvais plus faire subir aux textes un tel travail asséchant d’analyse. J’aurais pu, pour me prémunir, surtout ne pas prendre de livres chéris à des fins pédagogiques. J’aurais dû exercer l’analyse sur des textes qui m’indifféraient, que je trouvais mal écrits, que j’aurais pu sans conséquence décortiquer. Mais je ne l’ai jamais fait. J’avais besoin d’aimer les textes que j’apportais en cours. Je donnais à ces livres bien-aimés le rôle d’une armure de protection contre l’insignifiance, j’attendais d’eux qu’ils attestent de ma passion. Ils étaient une sorte de viatique, un credo renouvelé à chaque lecture. Je crois dans le pouvoir de la littérature.
Mon rapport avec ma bibliothèque a donc un peu pâti de cette carrière de professeur, heureusement terminée. Bientôt, je travaillerais dans une bibliothèque.
Je peux faire la liste de tous les livres contenus dans ma bibliothèque et inventer pour chacun une histoire courte, comme autant de chapitres d’une œuvre plus importante.
Il y a des auteurs dont on pressent qu’ils ont quelque chose à nous dire, mais ce n’est tout simplement pas le moment. Parfois, le rendez-vous qu’on pensait avoir un jour ne se produit jamais. Comme dans ces rues, où l’on passe chaque jour en regardant les noms au-dessus de la sonnette et sur lesquels on rêve, en les associant à ce lieu dont on ausculte la façade à chaque passage. Et puis, un jour, soit on y pense plus, soit on se rend compte que les noms ont changé. Ma bibliothèque ressemble aussi à cet immeuble avec le nom des auteurs à l’image de ceux des locataires. J’en connais certains assez bien, d’autres presque pas. Et chez eux, ils invitent un monde fou. Je soupçonne aussi des passages entre les appartements, escaliers dérobés qui permettent à certains personnages ou auteurs de filer à l’anglaise pour aller se divertir dans une autre fête, une autre ambiance. Chaque bibliothèque est à double ou triple fond. Certains pensent que chaque bibliothèque est infinie. Le contraire d’une totalité. Un lieu où tout dit : ouvre-moi. Ouvre-toi. L’œuvre est à venir.
Inventaire de bibliothèque
Juste une étagère et je suis déjà épuisée. Je me rends à l’évidence : il faut désherber. Ne garder que les livres avec lesquels j’ai des affinités. Ceux qui ne sont pas encore lus : les feuilleter, comme s’ils étaient en rayon à la librairie, et s’en séparer s’ils ne me disent plus rien.
Faire le tri.
Défaire la bibliothèque.
Monter la bibliothèque d’un étage.
Elle se lève, va vers la bibliothèque et prend un livre. Elle s’aperçoit qu’il n’y a rien d’écrit, toutes les pages sont vierges.
Vengeance d’une bibliothèque oubliée.