Table des Chapitres
Proposition 2
1
Au premier étage sur cour, la lumière du jour n’entre jamais vraiment. Il faut que l’été soit là pour que le soleil, rebondissant sur les fenêtres voisines, entre dans la chambre et lance sur l’étagère un rectangle argenté qu’un simple nuage fait aussitôt disparaître. Les tranches vertes des livres rangés par séries brillent dans cette lumière provisoire. Le soir, dans l’obscurité à 25W de l’appartement, les livres prennent une teinte vert sapin. Lus et relus, certains connus quasiment par cœur, ils offrent réconfort et chaleur — et pas seulement les soirs d’angine à grelotter. Les éditions des années 1960 sont plus épaisses, leurs histoires plus longues. Ces volumes-là démarrent l’étagère. Leurs couvertures assouplies par les reprises et l’humidité sentent le champignon. Puis viennent les plus récents, aux couvertures plus épaisses, aux illustrations adaptées aux années 1970.
1985. Déménagement. L’étagère verte s’est perdue en chemin — mais qu’ont bien pu devenir nos Six Compagnons ? La nouvelle chambre se trouve au rez-de-chaussée et donne, passé un petit carré d’herbe, sur le parking de la résidence. Le soleil y entre le matin. Les livres ont disparu. Je ne sais pas si les manuels scolaires empilés sur le bureau comptent, si Speak English 3e et ¡Olà ! 3e, cornés et fatigués, avec leurs traces de doigts d’élèves, appartiennent à une quelconque « bibliothèque » ou, simplement, à la remise du collège. Le reste n’est que corvée. Il y a Eugénie Grandet. Il y a Le Cid. Il y a Au bonheur des Dames. Et puis Trois Contes. Plus vite on les aura finis, plus vite on sera débarrassé.
Les années passent et les livres sont de retour. La moquette de la nouvelle chambre est rose pâle. La bibliothèque est une Billy blanche. Elle croule sous le poids des cassettes et des vinyles. Les livres n’y trouvent pas leur place. Dans ces années de lycée, ils jonchent le sol. Duras, Céline, Flaubert, Tchékhov — tous en Folio. Et les Poésie Gallimard si fragiles et qui s’effeuillent si vite : L’Ombilic des Limbes, Les Fleurs du Mal, Le Parti Pris des Choses, tous au programme du bac français. Ces années de lycée, la bibliothèque est horizontale, éparpillée à même le sol, toujours à portée de main quand on se retrouve avec les amis, assis en tailleur à lire en buvant des Heineken.
La chambre suivante fait 12 m². Il faut y faire tenir un canapé-lit, une table, une chaise, un frigidaire, une armoire pour les vêtements et les provisions. En arrivant, on installe une petite étagère pour les livres. Ceux de Première/Terminale ont disparu. L’étagère est remplie par James Ellroy et John Le Carré. Rien que ces deux-là. Classés par ordre de parution. Et puis, j’y repense, un qui les sépare, couverture noire et jaune : Maurice G. Dantec. Celui-là sortira souvent de l’étagère puis disparaîtra, comme les Langelot de la Bibliothèque Verte.
De la même manière que le frigidaire se doit de conserver du Kiri, des saucisses de Francfort et du bon café, les étagères d’aujourd’hui se doivent d’être un réconfort toujours disponible, un ensemble de bonnes vibrations que l’œil saisit au passage du salon à la chambre. Le peu de livres qu’elles portent (par manque de place, l’accessoire part chez Recyclivres) forme une vague, une ondulation de tranches Poche puis demi-poche puis grand format [1]. Le voisinage compte aussi. Les journaux de Victor Klemperer, Sylvia Plath et Paul Klee se rencontrent — comme les Royaumes Juifs de Rachel Ertel s’adossent aux Notes de la Forteresse de Robert Kramer, Jean Rolin à François Maspero, Giorgio Bassani à Pier Paolo Pasolini, Modiano à Tchékhov. Emmanuelle, Jérémy, Caroline, Nathalie, Rebecca, Bruno, Françoise et Catherine — présences amies — s’épaulent et conversent tout à gauche, près de l’interrupteur.
L’âge avançant, la liste des choses nécessaires est de plus en plus courte. Recevoir l’exil en héritage implique de ne pas s’encombrer, de se souvenir qu’en possession de trop d’objets ce sont les objets qui nous possèdent, et se rappeler, toujours, qu’un jour il faudra peut-être claquer la porte derrière soi et fuir. Pas encore de valise sous le lit mais une liste, comme ça, fluctuante, de bouquins à emporter. Il n’y en a pas beaucoup, disons 7 ou 8. Le reste, quand la fuite s’impose, c’est le cœur qui le conserve.
[1] Appliquer aux disques le rangement souple des bouquins serait une hérésie. Je ne les ai jamais comptés mais, à vue de nez, ce sont mille et quelques 33 tours qui occupent le mur du salon. Classés par ordre alphabétique de musiciens et, à l’intérieur, par ordre chronologique de sortie. Celui qui s’aviserait de glisser Dark Side of the Moon après The Final Cut entendrait parler de moi.
Proposition 2
3 Proposition Trois
ВИШНЁВЫЙ САД
Il fallait entendre ce texte dans sa langue d’origine, avec ses mots, son rythme, ses interjections, ses silences. On a vite abandonné les surtitres qui défilaient pour se laisser porter, simplement — de toute façon, on savait bien que les arbres seraient coupés et le terrain livré au promoteur. L’impression, ce soir-là, était d’acquérir pleinement quelque chose qu’on possédait déjà tout en ayant conscience que notre bien, précieux mais faussé par la traduction, était une chose dévaluée, à moitié perdue.
FRONTIÈRES
Boris Pahor naît à Trieste, en 1913, austro-hongrois, sujet de l’empereur François-Joseph. Après la guerre, l’Empire démembré et les frontières redessinées, il devient citoyen italien, sujet du roi Victor-Emmanuel III. En 1943, Boris Pahor s’engage aux côtés des Partisans yougoslaves. Il est arrêté, déporté au camp de concentration de Natzweiler-Struthof, près de Colmar, dans l’ancien département du Bas-Rhin devenu partie du Gau Baden-Elsaß. À la fin de la guerre, Boris Pahor retourne vivre à Trieste. La ville est une zone trouble, disputée, partagée entre la nouvelle fédération de Yougoslavie et la nouvelle république italienne. La frontière actuelle n’est tracée qu’en 1954. Lorsque Boris Pahor fête ses 73 ans, la carte est à nouveau bouleversée : deux pays renaissent à quelques pas de Trieste : Slovénie et Croatie. Le 30 mai 2022, Boris Pahor meurt. Quel regard cet homme de 108 ans portait-il sur le tracé fluctuant des frontières ?
LA LIGNE DE FÈRE
Jusqu’aux années 1990, tout était simple : pour rejoindre la maison de S. il suffisait de prendre le train tôt le matin à la gare de l’Est. Il filait sans arrêt entre Paris et Meaux et prenait un rythme d’omnibus en entrant dans l’Aisne. Il traversait la campagne humide, les champs de colza, les hameaux sans lumière, et on finissait par arriver à Fère, deux arrêts avant Laon. Il n’y avait plus qu’à longer la départementale sur 2 kilomètres — elle allait tout droit entre les champs de betteraves avec le château d’eau comme repère dans la plaine. Souvent, quelqu’un s’arrêtait sans que nous ayons levé le pouce. On arrivait à la maison de S. La table était dressée, le feu crépitait dans la cheminée. Ce chemin dix fois repris a été abandonné le jour où ils ont condamné la ligne de Fère.
LE JOURNAL DU VOLEUR
A. loue une péniche pour fêter ses 18 ans. Elle est amarrée à Issy-les-Moulineaux. Des types louches s’incrustent et font les poches des invités. Ils me volent mon sac à dos. Quelques mois plus tard, le commissariat d’Orléans m’appelle. Le voleur a été arrêté. Je récupère mes affaires. Mon agenda est devenu le journal du voleur. S’y trouvent consignés des poèmes pour une fille, des rendez-vous avec des gars et de brefs récits de virées nocturnes. C’est comme une vie parallèle et partagée que nous avons menée, lui à Orléans et moi à Paris, ignorant tout l’un de l’autre, à la pointe du Bic.
GARAŽA
Il faut quitter Belgrade par l’autoroute du Sud, celle qui conduit, pleine de fissures et de nids de poules, de Budapest à Istanbul. Avant d’emprunter la bretelle on passe devant l’ancien garage d’État. C’est un grand bâtiment de brique et de verre armé, abandonné, investi par les animaux sauvages. Dans le temps, c’était là que vous alliez au moindre problème de pneu, de batterie, de joint de culasse ou même, simplement, lorsque votre moteur faisait des bruits bizarres. Les mécaniciens d’État étaient toujours disponibles et les pièces de rechange, sauf au plus sombre des années 1980, toujours à portée de main. Ces mécaniciens connaissaient par cœur la chanson des Lada, des Yugo, des Zastava. Deux coups de coude, un serrage de vis, trois gouttes d’huile et c’était reparti pour des centaines de kilomètres. Et si, en route, un problème survenait, un autre garage d’État saurait le résoudre. Au printemps 2023, j’ai vu quatre cigognes installer leur campement des beaux jours sur les toits du garage, indifférentes à la rouille, heureuses de la disparition des hommes.
SILENCE
Le disquaire se trouve près de Schelisches Tor, à quelques pas d’un des rares miradors encore debout. Dans le bac des arrivages, ce bootleg tout neuf de Laughing Stock, un de ces disques jamais réédités qu’on rêve de posséder. L’impression de la pochette est de bonne qualité, le livret aussi. On sort délicatement le vinyle. Les microsillons et les espaces entre les chansons sont bien là mais quelque chose manque, on le voit à l’œil nu : il manque les 15 secondes de silence absolu qui ouvrent l’album. L’omission de ce silence dévalue-t-elle les notes qui lui succèdent ?
L’ESPACE VIDE
Quel est cet espace vide dans la maison juive ? C’est un carré de 50 sur 50, sans apprêt, un morceau de mur nu que doit apercevoir chaque personne en entrant. C’est une imperfection volontaire, le souvenir du Temple détruit, lieu idéal perdu.
RAIDER
Chez le marchand de journaux au pied de l’immeuble, à droite de la caisse que tient Mme. Royer, se trouve une corbeille en métal. Elle contient un assortiment de sucreries. Il faut plonger la main pour extraire celles qu’on veut pour le goûter. Picorettes, Nuts, Smarties, Milky Way, Mars, Treets et ces « deux doigts coupe-faim » : Raider. Je ne saurais dire en quelle année Raider est devenu Twix mais, pour moi, quelque chose s’est perdu au changement de nom. Pas seulement le beau caramel, doré et filant, qui collait aux doigts, mais une part de l’âme de ce gâteau à 3 francs.
« se souvenir qu’en possession de trop d’objets ce sont les objets qui nous possèdent ». Merci Xavier
« quand la fuite s’impose, c’est le cœur qui le conserve »
Merci
Bonjour Xavier, j’ai eu plaisir à lire cette autobiographie à travers les bibliothèques. Elle m’a fait sourire à de nombreuses reprises, je ne sais pas si c’était voulu. Par exemple:
« Je ne sais pas si les manuels scolaires empilés sur le bureau comptent, si Speak English 3e et ¡Olà ! 3e, cornés et fatigués, avec leurs traces de doigts d’élèves, appartiennent à une quelconque « bibliothèque » ou, simplement, à la remise du collège. Le reste n’est que corvée. Il y a Eugénie Grandet. Il y a Le Cid. Il y a Au bonheur des Dames. Et puis Trois Contes. Plus vite on les aura finis, plus vite on sera débarrassé ». »
Et puis bien sûr cette dernière partie, qui revient à l’essentiel: « L’âge avançant, la liste des choses nécessaires est de plus en plus courte. »
Merci 🙂
cette remontée du temps en livres me touche tellement; chatoiements des verts; bibliothèque horizontale… et cette idée de réconfort toujours disponible comme celle de se délester . Merci Xavier
La cerisaie sans sous titre , les poèmes du carnets retrouvé, … l’omission d’un silence , le changement de nom … Merci Xavier tant de belles ouvertures
Les textes du « 3 » sont de vrais bijoux, ou plutôt de petits cailloux, qui m’indiquent un chemin où je trouverai quelque chose.