#nouvelles | UP | le malaise en chantier

Sur la table des encres par ordre anchronologique ayant un caractère antéchronologique totalement assumé :

Ancrenous

Ancrise

Ancriergarde

Ancreprise

Ancrage

Quatre petits paragraphes

Ce qui m’intrigue chez cet homme, c’est que tous les jours il prend l’autobus de la ligne 99 avec toujours le même livre sous son bras.

Cet homme ne m’intéresse pas. Sa taille, son allure, la couleur de ses yeux, son drôle de chapeau mou, le bouton qu’il manque à son pardessus : rien à foutre. Seul le livre sous son bras m’obsède. Je veux savoir.

Il n’est pas question que j’adresse la parole à cet homme qui porte le livre sous son bras sans jamais profiter du trajet pour le feuilleter, le parcourir ou le lire. Pas question non plus de tenter de lui voler son livre quand il descend de l’autobus à un arrêt qui n’est pas le mien. Le temps que nous partageons sur la ligne 99 n’excède pas les trente minutes. Il me faut donc agir vite et à l’insu de l’homme qui ne lit pas le livre qu’il garde sous son bras.

C’est grâce à mon amie Sally Mara qui avait mis au point un ingénieux intercepteur de texte inspiré des IMSI-catcher capables de pirater les quinze chiffres de l’identité internationale d’un abonné mobile, que je parvins un jour à en savoir plus sur ce livre sous le bras de l’homme dans le bus 99. Durant les trente petites minutes dont je disposais, je n’eus guère le temps d’intercepter l’intégralité du livre, ni son titre ou même le nom de l’auteur. J’eus néanmoins la chance d’intercepter les dix-sept premiers mots de la liste en table des matières : Notations – En partie double – Litotes – Métaphoriquement – Rétrograde – Surprises – Rêve -Pronostication – Synchyses – L’arc-en-ciel – Logo-rallye – Hésitations – Précisions – Le côté subjectif – Autre subjectivité – Récit – Composition de mots. Selon mes plus récentes recherches, cette liste contiendrait encore quatre-vingt-deux mots. Difficile d’en savoir plus. Il y a si longtemps que je ne prends plus la ligne 99. Et l’usage des intercepteurs est toujours illégal.

Étui, fourreau, boîte

Reliés mais non massicotés; chacun dans son étui de carton rigide; il y en avait une bonne vingtaine; des étuis de couleur verte foncée; pour moi, pas des livres; les manettes de commande du sous-marin dans lequel je m’imaginai dans le couloir sombre qui abritait la bibliothèque du grand-père typographe contremaître; un étui en avant, plongée; un étui repoussé, remontée; tous les étuis tirés, surface; toujours avec précaution, les manœuvres; le grand-père tenait beaucoup à cette édition originale illustrée des œuvres de Sacha Guitry; ils étaient siens; précieux, bien protégés dans leur étui, leur fourreau, comme en boîte, brochés dans leur emboîtage cartonné; ce n’était pas les livres qu’il lisait; ceux-là, simplement, il les avait imprimés en 1950 et 1951 sur les presses de Robaudy à Cannes pour Raoul Solar. Tirage à deux-mille-neuf-cent-quatre-vingt-cinq exemplaires, tous numérotés; sauf ceux du grand-père.

Sommaire des choses perdues

La ferme de Rose La bague rendue Une lame de rasoir Un coffret de bois laqué noir avec ses trois flacons de parfum L’ours Popof Les lettres adolescentes Les photos de D. La thèse de M. Le stylo-plume d’Alger La recette de marmelade manuscrite La cocotte-minute de marque SEB Le petit canif saisi par la police de l’air Le goût des aliments Des manuscrits de Walter Benjamin en 1927

Lors d’un court séjour dans l’île de beauté en juin 1927 Walter Benjamin perdit une liasse de manuscrits. On sait que les écrits perdus concernent une première version de Sens unique et des études préliminaires aux écrits politiques.

Nous en avions discuté via blog et commentaires en ligne; en juin 2009, à cette époque nous nous parlions encore; lui, croyait à un hoax de ma part; moi, je venais de lire l’intégralité de la belle biographie établie par Bruno Tackels; lui, pensait que j’inventais ou que je confondais avec le manuscrit disparu à Portbou en Espagne après le suicide en 1940; moi, je lui conseillais d’aller dans une librairie et de consulter le chapitre IX de l’ouvrage de Tackels, pages 243 et 244 de l’édition Actes Sud; lui, il avait auparavant écrit sur l’importance chez Benjamin de l’Angelus novus de Paul Klee; moi, j’écrivais simplement qu’il fallait rêver : Rêvons ! Ne serait-il pas utile de se mettre à fouiller l’île de fond en comble pour découvrir ces écrits benjaminiens ? Tenter du moins de marcher dans les pas de cet homme de lettres immense, mi-chroniqueur, mi-détective selon la belle formule de Bruno Tackels. Dans l’édifice du monde – a écrit Walter Benjamin- le rêve ébranle l’individualité comme une dent creuse. Lui, péremptoire, il m’affirmait : je n’ai trouvé ailleurs aucune trace d’un voyage de Walter Benjamin en Corse en 1927. Nous en sommes restés là. Là, pour moi, sur une dernière citation de Bruno Tackels : « L’anecdote prend un tour forcément allégorique: le manuscrit d’une politique à venir perdu dans une île…Le scénario se passe de commentaire. »

Ruelle

Nous y passions deux fois par semaine, le jeudi et le samedi; nous repartions toujours les mains pleines, de poches à chaque fois; nous n’entrions que très rarement à l’intérieur vers lequel il fallait descendre quelques marches; l’étal sur le trottoir de l’étroite ruelle reliant la riche rue d’Antibes au populaire marché Gambetta suffisait à combler notre quête; bouquiniste, quel beau nom pour ce libraire sans vitrine.

Rue Longchamp

La vitrine était à la hauteur des yeux; discrète, minimale, pure, elle m’a toujours retenu, longtemps. On n’entrait pas dans la librairie de Jacques Matarasso, libraire, galeriste, éditeur : on y accédait. Trois ou quatre marches séparaient l’entrée du trottoir. Monter vers Aragon, Breton,Péret, Eluard, Char, Michaux. A la rencontre de Venet, Arman, Butor, Baltazar, Klein. Acheter une fois, pour un cadeau, une petite gravure de James Coignard en cinq couleurs, carborundum et collage, signée au crayon. Une autre fois, pour moi, un exemplaire de Boomerang – Le génie du lieu,3 – numéroté 368.

Avenue de l’île aux livres

Angelo Rinaldi y passait régulièrement avant son exil à Paris. La vitrine était immense et offrait une vue plongeante sur la librairie. Un appel à descendre, à se plonger dans des livres choisis par Ernest et son épouse. Pas d’office ici. Financièrement, leur indépendance reposait sur trois piliers : les ventes propres au magasin par une clientèle fidélisée, les ventes dans les villages les week-ends et jours de fêtes assurées par un salarié dragulinu avec sa camionnette et, essentiel, une fois par an, 30% du chiffre d’affaires, la tenue au Salon du Livre à Paris de la librairie d’un très grand éditeur. Ernest est un homme qui sait faire. Il vient de la banque. Quand il voulut voir plus grand il dut néanmoins s’exiler. Leur chatte, une tabby grise, née dans l’île, passa le reste de sa vie dans la vitrine d’une librairie quartier Aligre.

Rupture

Séparation(s). Le mot est toujours pluriel. Six valises, en trois voyages, portées chez le bouquiniste le plus proche. Toute ma bibliothèque de philo, débarrassée. Le seul bouquin conservé : Georges Vlachos, La pensée politique de Kant (PUF- 1962). Pour les nuits passées.

Un mur dans le dos

Un vieux rêve : une table de travail avec dans le dos un mur de livres. Des U de tôle supportent les planches de chêne. Aucune place perdue. Chaque U est une niche, un sanctuaire. Le mur de cinq mètres de long offre près de quarante mètres de rayonnage. Rangements, classements, mélanges, tout devient possible et le chaos sera total. 

L’usufruit des livres

Depuis que j’ai vendu en viager ma maison et tout ce qu’elle pouvait contenir, je n’ai plus d’inquiétudes pour les livres accumulés. Ils ne m’appartiennent plus. Je peux les lire, les relire, les abandonner, les corner, les oublier, les annoter. J’en ai l’usufruit rassurant. Leur destin ne dépend plus de moi. Apaisante distance. Ils restent livres. Je me crois libre et de passage.

A propos de Ugo Pandolfi

Journalist and writer based in the island of Corsica (France) 42°45' N 9°27' E. Voir son blog : scriptor.

40 commentaires à propos de “#nouvelles | UP | le malaise en chantier”

  1. Bravo pour l’idée du viager on devrait y penser plus jeune merci Ugo

  2. U comme niche , comme Ugo, comme Umberto ou utopie … chêne et tôle pour une bibliothèque de dos . Quelle est la meilleure place pour une table de travail ou une bibliothèque ? Souvent on s’arrange avec l’espace qu’on a ; quel serait idéalement le rapport table fauteuil livres?

  3. Merci Nathalie, Anne, Caroline de vos mots. Je ne sais pas répondre à la question de Nathalie. Je sais par contre que quelle que soit la niche d’où l’on peut écrire, le confort de l’assise est d’une importance capitale. Pas pour les mots. Pour le dos.

    • J’aime beaucoup ma chaise pliante un peu bancale en bois blanc armée de coussins: 1 vieil oreiller bavoir à rêves, un coussin imprimé de chats noirs, un plus petit rempli de son, trouvé dans le tiroir d’une commode à pantalon

  4. Merci Nathalie pour la chaise pliante et bancale,
    Merci Will pour tes recherches en tôle ondulée.

  5. dragulinu (kézako ?) (longtemps j’ai fait mon marché rue d’Aligre – mais est-ce le même ? je n’y vois pas de libraire…)

    • La librairie était rue Théodore Roussel, juste en face du Baron rouge. C’était une librairie ésotérique en faillite que mon ami a reprise, remontée, politisée et revendue. C’est aujourd’hui un restaurant BBQ. Le « dragulinu » en langue corse, c’est le marchand ambulant qui se déplace de villages en villages. Merci Piero de ton passage et de tes écritures.

  6. Rétroliens : En attendant Marcel | lire&dire – enfances – gestes&usages – nouvelles | 11&12/11 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  7. j’adore Ruelle ( et les mains pleines… de poches… et quel beau nom pour ce libraire sans vitrine ) c’est bien le jeu des titres qui créent un lien entre les propositions .

  8. oui j’aime les librairies vôtres (surtout la première, pour la seconde je crois que resterai en bas sans oser y accéder mais la regarderais pleine de révérence, et la troisième je tenterais un sourire pour faire comme si nous nous connaissions eux et moi)
    et ce rêve d’un grand rayonnage (et de livres calibrés pour ne pas se gêner mutuellement, mais me fais confiance je suis contagieuse et ils ne tarderaient pas à se déplacer, se pencher, se mélanger) pour le viager (quelle belle idée) ne le puis, pour le déménagement/vidage : connu mais sans votre admirable (chose et mots pour le dire) radicalité

    • Merci Brigitte. Touché toujours de vos mots attentifs.
      « Je suis contagieuse » dites vous : oui oui oui; mais pas que pour le mouvement des livres. Vous me faites écrire.

  9. « fouiller l’île de fond en comble » pour trouver une preuve… ériger une bibliothèque murale avec des planches en chêne et des U renversés pour les tenir et leur donner envie de nicher de temps à autre, selon la fantaisie du jour… Et puis tout bazarder à l’avance sans se déposséder immédiatement,grâce au viager… Mais je ne savais pas qu’il comprenait le contenu des maisons. J’avais la notion qu’on ne cédait que tout ce qui n’était pas scellé au mur… Ta bibliothèque idéale pourrait être détruite pour faire un dressing-room se serait un carnage ( heureusement ta bibliothèque U(niverstaire ?) n’existe que dans ta tête. Moi, je suis tout le contraire de toi, je me sens gardienne des livres même si c’est plus compliqué à gérer. Mais nous avons des enfants lecteur et lectrice. Ils en feront ce qu’ils pourront et leur progéniture aussi. Un livre, c’est un don de temps, je l’ai souvent répété en citant Bernard Noël, le temps des autres et le temps à soi ce n’est pas la même chose. On en reparlera ? Là , je file…

  10. Certain que la liasse perdue de WB se trouve toujours en Corse. Il se pourrait même qu’elle se trouve entre deux pierres de la Tour de Sénèque, ce qui nous offrirait une belle balade et un point de vue magnifique pour feuilleter, au couchant, les ébauches de Sens Unique.

  11. Merci Marie-Thérèse, merci Xavier. Partir à la recherche ? Une expédition sur les traces d’un manuscrit perdu ? Sur la piste de Walter Benjamin ?
    Jusqu’au soleil couchant ? Si vous prenez la tête d’une telle aventure, je suggère que nous prenions Laurent Peyronnet pour guide (avec ses guitares). Pour ma part je m’engage à assurer la logistique, boissons comprises (blanc, rouge et rosé).

  12. Oui, oui il faut se lancer sur les traces ! Et toujours cette efficacité d’écriture…

  13. …l’efficacité d’écriture court ( dans la brièveté on ne peut pas se permettre de taper à côté ) . Merci Ugo pour cette quête aux manuscrits perdus : être ébranlé bousculé mu par le rêve! ( si on peut éviter la dent creuse)

  14. rêvons dîtes vous, j’ai rêvé sans besoin de ce conseil/ordre et sans support sur chaque énoncé de chose perdue et j’étais prête pour rêver avec vous et Bruno Tackels à la présence de Benjamin en Corse et à la présence de papiers perdus quelque part

  15. La piste WB, tentante forcément. Mais tu sais aussi souligner le destin contraires des petites Tabby…
    Moi, ce qui me faisait rêver, c’était un bureau sous un escalier… Va-t’en savoir pourquoi.
    Dragulina pourrait peut-être s’y coller à traquer le manuscrit …

  16. Merci Emmanuelle de ton passage. Pour le bureau sous l’escalier, je déconseille. C’est le truc à se cogner la tête chaque fois qu’on se lève en oubliant où l’on se trouve.
    sub gradibus, pagina

  17. Les étuis manette, (vingt mille lieux sous les livres ) livres objets détournés par les jeux imaginaires avant que d’être lu. La bibliothèque du grand père typographe celle des livres de ses mains qui ne seront pas lus ( comme avoir coupé cousu une robe qu’on ne portera jamais)! Ces Guitry qui rayonnent . Merci Ugo

  18. sourire aux manettes et puis acceptant de les voir en livres et livres choyés se demander ce qu’ils sont devenus

  19. « moi, j’écrivais simplement qu’il fallait rêver : Rêvons !  » Ta propension pour l’immatériel est remarquable. Comme si tout pouvait se transformer en images virtuelles sans la pesanteur des « histoires familiales », juste des personnages dont l’existence n’est pas attestée sauf dans des enquêtes policières qui ne sortent pas des lieux où on les consigne, ou alors sous forme de fictions légendaires…Quand c’est pas toi qui meurs, dit l’écrivain, je peux te faire disparaître comme le livre inouvert de la ligne 99 dont tu te fous à présent comme de ta première filature…

  20. Quel livre ? Que lisent-elles ou ils? C’est quand même une des belles
    Attractions des transports en commun; le plus souvent la couverture garde son mystère; avec les liseuses et les téléphones ça se complique. On se replie sur le chapeau mou; le bouton manquant; la couleur des yeux? Heureusement qu il existe des Sally et autre indicateur pour délivrer les 17 premiers mots … fiction dans la fiction quel belle proposition pour 17 Nouvelles… alors de Litote à récit c’est parti ?

    • Merci Nathalie de vos passages et retours. Vos mots me touchent toujours mais je ne suis pas partant pour des nouvelles. En dire le moins, c’est ce que ma paresse naturelle aime dans les litotes, histoire sans doute d’aller au lit, tôt.

  21. je veux un intercepteur… (quoique m’en passerai parfois quand j’aurai l’impression que le lecteur ou porteur d’un livre intrigant n’attend qu’une question pour en parler et tuer un peu de temps)

    • Merci Brigitte de vos passages. Mais non pas d’intercepteur: c’est illégal et encombrant. Et votre aigu sens de l’observation est bien plus efficace. Et puis personne ne refusera de répondre aux questions de Brigitte.

    • Merci Laure de passer par là. Bien vu: la ligne 99 n’a pas plus de fin que la ligne S de Raymond Queneau.