On a éventré la ville en son centre pour la détruire. Le trou resté béant porte vers des couloirs bas, des carrelages sans couleur, des chiens, des ivrognes avachis. Il faut entrer et continuer de salle en salle pour voir les livres. Celui qui vient de la province croit s’enfoncer et sent monter un étouffement délicieux. Jamais autant de livres n’ont pu être approchés. De peur d’affronter le hasard de choisir, c’en est un connu mais jamais lu qui sera proposé à l’acquisition, et d’ailleurs on ne le trouverait dans sa ville. Il sera lu lentement, récit après récit, les dernières pages sur un banc dans le parc triste d’une maternité, mais les pages dévoilant la bibliothèque totale sont déjà en soi.
Comme un ivrogne qui achète du mauvais vin pour être sûr de ne pas en manquer, j’achète les livres qui coûtent peu et en en grande quantité. Dans une des rues tortueuses, je m’arrêtais pour regarder les caisses qui étaient sous le proche et le restaient même quand la librairie était fermée. J’entrais pour payer. C’était une portion de couloir, des murs de chaque côté. On ne voyait pas les murs, le plafond était vouté, peut-être l’entrée d’une cave. Ici les immeubles sont bâtis sur des fondations datant des Romains. Au fond du couloir, un bureau minuscule. Dans le souvenir, chaque fois le libraire était différent. Je regardais les livres sur les étagères, chers comme s’ils avaient été neufs. Un jour, voulant me donner à la dépense, j’en ai choisi un. C’était un livre traduit de ma langue, dont j’ignorais jusqu’à l’auteur, publié dans la collection élitiste. Sur le repli de la couverture vert pâle usé, la quatrième de couverture que je savais probablement écrite par le grand éditeur, apparaissait le nom du plus énigmatique des Chinois. J’ai découvert que ce rapprochement venait de l’Écrivain qui n’a pas écrit, son maitre. Revenu chez moi, j’ai découvert que ce traité mystique avait écrit pour les sœurs d’un couvent. De ce couvent ne reste qu’une chapelle, à l’angle du lycée impérial de mes années noires. Elle était alors fermée et je n’y suis jamais entré. J’avais trouvé un signe. Quelques mois plus tard, une année peut-être, j’ai découvert le traité était apocryphe.
En tête l’amour amer et vain, je cherchais à me perdre dans les rues d’une ville au nom de vin doux. Je descendais vers le fleuve, sombrement heureux des façades décaties, des couleurs affadies, des immeubles abandonnés, de l’oubli de la foule. Vingt ans et me revient en bouche le mot de faubourg. Je suis revenu vers des rues plus rectilignes et mes pas se sont arrêtés devant une vitrine. Je suis entré et une allée large et longue et haute m’a conduit à un escalier double qui se défaisait sur des galeries : un temple où se promener comme sous des portiques. J’ai acheté un livre du poète aux cent noms, celui qui m’est le plus dangereusement proche, un livre dans une langue inconnue. Parfois je l’ouvre, je lis un fragment, et de ce que je devine et imagine, j’écris. J’ai vu une image de cette librairie, puis d’autres, au fil des ans. Je pensais avoir été conduit par le hasard, mais je n’étais qu’un touriste, cet odieux semblable.
Près de la Sapience, dans la rue des chaisiers, une façade étroite, puis tous les livres. Il ne pourrait y en avoir plus, sauf à empêcher le passage, sauf à accueillir ceux que l’on peut trouver ailleurs, les livres du jour, les romans. On peut raisonnablement penser que toutes les sagesses, tous les lignages, toutes les traditions ont abouti ici. Aussi bien, à partir d’ici on pourrait remonter à toutes les sources. Le prince des hermétiques venait ici chercher ou échanger des livres. Près d’un mur, contre une des poutres du plafond, un tableau pas beaucoup plus grand qu’une main. Sur un fond sombre, à partir de la taille, une jeune fille, droite, les cheveux tombant. Son visage est indistinct. Le flou attire. À tour de rôle, deux vieillards maigres officient à la table. Ils peuvent prodiguer le conseil que chacun cherche. On peut penser qu’ils connaissent tous les livres. Mon amante Claire vient demander une histoire de l’eau. Absente du catalogue, elle commandés sans hésitation. Quelques jours plus tard, elle est appelée et on lui signifie de l’acheter ailleurs.
Une rue sinue légèrement, peu après la place de l’Horloge. Il y a des vieilles boutiques, des bars où règne encore la gouaille de la plèbe. J’entre par hasard. Je découvre des livres dans ma langue, des livres rares, presque précieux, des livres subversifs. Le libraire également parle ma langue. Il m’adresse la parole, je suis méfiant. Il a la langue facile, l’éloquence de celui qui boit, de celui qui pense sans écrire. Sans se livrer il parle du milieu, il laisse entendre qu’il connaît. Entre un client, un habitué, il a un léger accent. Quand il est parti : Il travaille à l’ambassade, son chauffeur l’attend un peu plus loin. Il laisse qu’il ne veut pas faire savoir qu’il vient d’ici. Je ne sais plus si j’ai acheté des livres, peut-être quelques-uns pour le Général. La librairie disparaitra sans que je m’en rende compte. Pourquoi avait-elle existé ? Tout cela est revenu, car le libraire avait appelé la brique le recueil des articles d’une revue dont je n’étais pas loin de croire qu’elle avait approché la vérité.
Une vitrine sans livre presque. Entrant, on passe le long d’une file de caisse, de l’autre côté les revues et les journaux, des livres, puis on traverse une cour et dans l’immeuble suivant de nouveau des livres, les étages sont déphasés, on emprunte très souvent des escaliers. Il y a aussi deux niveaux de caves. On monte jusqu’à une salle lumineuse où il n’y a plus de livres mais des photographies. Il y a beaucoup de livres beaucoup plus que tout ce que tu n’as jamais vu, il y a des rayons que tu frôles sans t’arrêter, et il y a un rayon presque désert, c’est un carré, celui de la littérature avec les livres en grande édition, ceux que tu n’achètes pas, et un petit pan de mur pour la poésie. Tu ouvres les livres tu les feuillettes. Une phrase au hasard reste en toi plus tard quand tu marches, quand tu cherches à t’égarer, quand des pans de ville se rejoignent pour toi qui la découvre. Elles sont plus que tout un livre lu ces phrases à partir desquelles tu veux écrire. Dix ans plus tard, certains sont encore là, protégés, nul n’a voulu les acheter. Là, à 15 ans, tu ouvres un tome d’œuvres complètes avec la barre droite d’un I majuscule sur la couverture. Tu commences à lire debout. Tu lis tout le texte d’une seule traite, les jambes font mal, tu as la fièvre, tu es dévoré par l’histoire de l’œil.
c’était un des thèmes du tome 1 de «Corps des libraires», mais rien à voir avec ton texte !
Les extraits que tu nous a envoyés ont déclenché mon texte même si la matière était déjà là.
Une balade à la Calvino, et je ne sais pas pourquoi j’ai aussi pensé à Pessoa. Je voyais le narrateur déambuler à Lisbonne entre nostalgie et saudade. Un dépaysement.