Table
Petit livre au long titre
Elle avait aimé la peinture de la couverture. Elle lui faisait penser au Douanier Rousseau, les couleurs éclataient et le vert dominait. Immédiatement, elle avait pensé à l’Amazonie, la végétation abondante, les oiseaux multicolores et au premier plan, les yeux oranges d’un félin s’étaient plantés dans les siens.
Elle ne pouvait résister à l’appel de la forêt.
Le titre l’avait fait sourire.
Le vieux qui lisait des romans d’amour
Le vieux de l’Ehpad
Yeux bleus perçants au travers de lunettes à double foyer, tête penchée sur le bouquin qu’il a calé sur l’accoudoir du fauteuil roulant, il fronce les sourcils en suivant avec difficulté les aventures du héros dans ce coin perdu de l’Amazonie.
La voleuse
La poche lestée de l’aide-soignante bat sa cuisse à chacun de ses pas énergiques. Elle non plus n’a pas résister au titre du bouquin, elle l’a pris – non emprunté – à ce vieux de la chambre 23. En une nuit d’insomnie, elle le terminera, elle qui n’arrive toujours pas à dormir. Peut-être une nuit de plus, oui deux nuits. Quant au vieux, il attendra. Elle dit ça sans vraiment y penser pourtant elle sent bien que l’occupant de la chambre 23 ne tient qu’à un fil de vie et que ce fil, c’est la lecture du livre.
Le manque
Romans d’amour et son imagination frétille de désir. Comme un enfant devant un paquet de bonbons, elle salive d’avance et se jette sur le livre, cherche d’un œil avide les passages où elle pourra apaiser sa soif d’amour.
Tristesse
Elle se souvient de la douleur ressentie à la mort de l’écrivain, Luis Sepúlveda, celui qui avait connu la prison, la lutte armée, l’exil, celui qui paraissait indestructible s’était fait avoir par un virus. Bêtement.
La liseuse
Calée contre la barre du métro, un œil sur les stations qui défilent – trop vite pour elle – et l’autre sur la chasse au félin qu’elle suit dans le dédale de la forêt, elle ne sait plus où est son corps, elle transpire et pense rapidement que c’est l’été, mais non ! Elle est dans la jungle, elle traque la bête, avec le Vieux (jeune) ou sans lui, peu importe elle est dans l’histoire, ce qui ne l’empêche pas d’être vigilante au nom des stations, elle voudrait étirer le temps, une minute et demie c’est trop peu pour passer de l’une à l’autre. Et au fait, c’était qui ce Michel Bizot ?
La boucle du temps
A Emmaüs-en-ville, son regard retrouve la salamandre des éditions Métaillé sur la tranche, et le long titre qu’elle devine lui redonne son sourire d’antan. Elle feuillète les premières pages et aperçoit le nom du traducteur, François Maspéro, celui-là même qui tenait la librairie au quartier latin où, jeune, elle s’initiait aux luttes internationales.
Serait-ce son bouquin perdu, prêté, oublié ? Aurait-il lui aussi entrepris le voyage d’une ville à l’autre bravant les distances et les années. Il était comme elle fatigué, vieilli, abimé mais entier, il ne manquait pas de pages, personne n’avait souligné de passages, seules le temps avaient laissé ses traces. Trente ans entre sa première lecture et l’achat pour 0,50€ chez Emmaüs. C’était bien peu pour un tel voyage dans l’espace-temps !
Archives – Odeurs
Il y avait cette odeur de papier moisi, de papier brûlé, de poussière dès qu’on entrait aux Archives des Indes.
Silence épais. Les vigiles arpentaient l’allée principale d’un pas pesant tandis que les chercheurs, installés sur de vastes tables, gardaient le nez dans leurs piles de documents anciens.
XVIe, XVIIe, XVIIIe siècles.
Liasses : chemises couleur sable toilées et cartonnées où coulisse un carton plus léger pour plus de place, le tout sanglé – plutôt mal – d’un bout de tissu en coton bordé de deux filets rouges qu’une mâchoire de métal ferme afin de conserver les documents empilés par les hasards de la géographie sur une épaisseur qui pouvait dépasser les 30 cm.
Attendre la liasse commandée avec sur la tranche un nom de pays et un numéro que le vigile apporte sur un petit chariot. On se lève pour saluer l’effort, le poids des siècles et simplement pour défaire la sangle et accéder à la cargaison.
S’installer à une table face à quelqu’un qu’on ne connaît pas mais rien qu’à l’odeur des papiers qu’il manipule du bout des doigts, on sait qu’on le déteste déjà. Coup d’œil furtif à sa liasse. Ah ! Vice-Royaume du Pérou, il ne prend pas de risques.
Envie de se perdre dans les liasses du XVIe siècle, celles qui sentent bon le papier brûlé, dont les pages fragilisées par l’incendie ne livrent leurs secrets qu’aux binoclards érudits, où les mots tous collés obligent à lire à haute voix dans sa tête des phrases que l’on ne comprend pas. Il reste toujours sur la table, quelque fragment brûlé, parfois la fin d’une ligne. Pour peu, on se croirait dans Au nom de la rose.
Puis un morceau de papier récent, une note oubliée d’un chercheur avec les références d’une autre liasse Audience de Quito n° 6243 et on la suivra comme un animal flaire un gibier, on la guettera, on l’attendra une semaine entière espérant trouver ce qu’on ne sait pas que l’on cherche.
Les mois passent et on serait capable de reconnaître une liasse rien qu’à l’odeur qu’elle dégage.
Le printemps bouscule chercheurs et vigiles, les fenêtres s’ouvrent, les portes claquent, laissant le parfum entêtant des orangers en fleurs pénétrer la lourde bâtisse.
Je cherche, je cherche, je me perds, je navigue d’une liasse à l’autre sur les limites (on ne parle pas encore de frontières) entre la couronne d’Espagne et celle du Portugal, je cherche LE manuscrit, celui dont je ne sais rien mais qui à son odeur je reconnaîtrai.
Après des semaines et des semaines de fouilles de liasses, entre lettres de créances, suppliques au roi et ébauches de cartes, je l’ai trouvé. Ce mélange d’humidité, de moisissure, de forêt, il sentait le fleuve, un affluent de l’Amazone où il avait voyagé pour se livrer pleinement à mon odorat satisfait.
Choses perdues
- Le ventre rond et doux de ma mère
- Le vent sur la plage de Canastel
- La pâte à pain montée et farinée
- L’odeur d’essence des mobylettes
- Les chants des Républicains espagnols du camp de Gurs
- La « petite main » de mon amoureux
- Ma robe jaune d’or à bretelles
- Mon zapateo flamenco
- La caisse à outils de mon père
Il sentait le bois, les copeaux, la poussière de bois étaient rentrés dans ses vêtements, dans ses pores, dans sa chair. Il aimait travailler le bois, suivre ses nœuds, le couper, le patiner, le caresser. Sa chair avait été meurtrie par les outils, comme beaucoup de menuisiers, il avait laissé des phalanges mangées par la scie circulaire, la cale épaisse de ses mains portait en elle des échardes plantées à tout jamais qui dessinaient des îlots sombres.
Il avait le bois dans la peau. Alors, le jour où il a laissé sa caisse à outils à son fils, comme une offrande sur l’établi, son corps entier s’est évanoui entre les murs de l’atelier en sous-sol. Il se disait que l’âge l’avait atteint comme une balle en pleine course. Il n’avait pas fini la bibliothèque commandée, ni le guéridon, ni l’agencement du magasin en bas de la rue Saint-Denis. Il avait tant et tant à faire même si ses genoux ne répondaient plus comme avant – d’ailleurs il refusait les parquets – ses gestes restaient sûrs et son œil ne se trompait pas. Il s’était laissé convaincre qu’il fallait qu’il se repose, que la bronchite à répétition l’éreintait. Après tout, c’est son fils qui prendrait la relève, lui dont il savait que le bois n’était pour lui qu’un moyen de gagner sa vie, comme vendre des cravates – lui qui n’en portait qu’aux enterrements. Il se disait bien qu’il fallait passer la main, laisser le rabot, la varlope et le vilebrequin empoignés par un plus jeune que lui.
Quand on a appris que sa caisse à outils avait été volée dans la voiture du fils, au retour de chez un client, il a seulement murmuré entre ses lèvres serrées « c’est bien fini ».
Moi, la fille, j’avais gardé un de ses marteaux, ni le plus petit, et surtout pas le plus gros, non un moyen, celui qu’il utilisait le plus. Celui dont le manche sombre pétri par la main du père sentait encore sa sueur, une esquille de chute de bois calait la lourde tête pour que le geste soit précis et ne loupe pas sa cible.
Mes librairies
Il fut un temps où j’étais jeune et où je m’abreuvait aux sources impétueuses des discussions politiques qui enflammaient les récrés au lycée. Insatiable, j’écoutais, j’essayais de comprendre, évidemment le beau Dino avait ma préférence lui qui arborait une barbe conquérante devant tous les imberbes et le samedi, je me précipitais avec mes quelques sous chez Maspéro, je ne savais même pas que sous ce nom il y avait quelqu’un qui permettait à des gens comme moi de s’ouvrir au monde. J’étais perplexe devant tous ces ouvrages dont j’imaginais une complexité hors d’atteinte pour moi. Le rayon anarchiste débordait, Kopotkine, Bakounine, Octave Mirbeau, Proudhon. Ces noms me donnaient le tournis alors je regardais la toute dernière étagère, celle consacrée aux luttes des Noirs Américains, je me plongeais dans la lecture – plus accessible pour moi – des frères Jackson ou d’Angela Davis. Je découvrais aussi Notre corps, nous-mêmes ainsi que pas mal de livres sur la sexualité féminine que je ramenais en cachette dans l’appartement familial. Et à nouveau tous les samedis, j’allais à Paris pour continuer l’exploration de cette librairie extraordinaire. Les portes s’ouvraient, mon cerveau bouillonnait, je voulais tout connaître, j’achetais Le Journal du Che, je me glissais dans les pas des anti-colonialistes de tout poil, je ne me lassais pas d’aller et de retourner dans cette caverne aux mille vies engagées. Il y avait aussi ces piles de journaux étrangers, du Vietnam, je crois, que je regardais effarée de découvrir une autre graphie. Il y avait aussi la poésie en langue étrangère. J’avais l’impression d’être une intruse dans cet endroit où venaient les militants aguerris, les Dino, Elias et autres, moi je me faisais toute petite, personne ne me regardait, tout le monde était absorbé le nez dans les bouquins ou l’œil furetant dans les rayons. Moi, je m’en tenais à ce que j’avais entendu au lycée quand les grands débattaient bruyamment. Heureusement, il y avait les éditions chinoises qui donnaient accès à Marx, Engels et compagnie, pour 1 ou 2 francs. Le Manifeste pour 1 F ! et dehors quelqu’un qui vendait Le droit à la paresse avec un accent du sud qui m’enchantait, je l’entends encore, bien que j’aie oublié le prix (dérisoire) qu’il en demandait.
***
Entrer dans la gueule du Dragon Savant se révélait être une aventure et un bonheur partagés entre parents et enfants, ou plutôt entre mère et fille et ce, dès les premiers pas mal assurés des tout-petits.
Librairie, boîte à jouets, surprises à dessiner, jeux à inventer, déguisements, boîte à secrets… Gisèle, celle qui avait dompté le Dragon, nous accueillait, toujours occupée et toujours disponible. D’aucuns laissaient leur progéniture l’espace de quelques courses dans le haut de la rue de Belleville. Les petits y étaient chez eux, les grands les accompagnaient, curieux eux aussi d’ouvrir la gueule du Dragon, d’y plonger la main, d’y prendre un livre de l’Ecole des loisirs, d’y découvrir Claude Ponti, Grégoire Solotareff et les autres. Au fil des ans, les grandi.e.s prenaient de l’assurance et demandaient à Gisèle de leur trouver un livre où le héros est une fille, où ça se passe il y a longtemps, où elle accomplit des exploits comme grimper à la tour grâce à une longue chevelure… Gisèle cherchait, juchée sur son escabeau, proposait jusqu’à que la fillette ait les yeux qui brillent et dise : « Oh oui, celui-là ! »
Sourire éclatant de la mère et de Gisèle. Fin de l’histoire et à la semaine prochaine !
***
Il y a la Mad, raccourci pour la Madeleine, nom de la rue, clin d’œil à Proust, ou petit grain de folie qui a poussé à ouvrir une nouvelle librairie… une de plus dans le quartier !
Un petit rectangle plein à craquer, deux vitrines et une porte qui coulisse à chaque fois que quelqu’un passe sur le trottoir.
On pousse les présentoirs, on glisse les caisses sous les tables et on sort les chaises pliantes rangées sous le faux plafond pour accueillir l’auteur ou l’autrice invité.e, alors on se presse à une petite vingtaine, mais pas plus ! Soirée de poésie, où les participant.e.s disent leurs poèmes préférés. Wendy Delorme ou Joëlle Sambi m’ont bousculée par leurs lignes Caillasses. A chaque rencontre, le même accueil.
Les libraires deviennent des amies et très naturellement quand je passe devant la Mad, j’ai un petit salut, un coup d’œil sur la table des nouveautés, sur leurs chroniques, leurs coups de cœur, on discute. Ainsi j’y ai découvert Madame Hayat d’Ahmet Altan et tant d’autres. J’aime fureté dans l’étroitesse de leurs deux allées même au moment de la fermeture où il y a toujours quelqu’un qui ose franchir le seuil pour une demande incongrue. Sourires échangés. Rideau !
Ma bibliothèque – Chantier
Déménagement, changement de ville, changement de décor.
Mise en carton express de tous les bouquins, avec tri empirique pour désigner ceux qui ne rentreront pas dans le camion et resteront à quai, laissés à ceux qui voudront bien les lire. Arrivée dans une autre ville, les cartons somnolent dans l’entrée, dans un placard, au grenier mais surtout pas à la cave par peur de l’humidité dévoreuse de papier.
Reste une petite bibliothèque de la chambre de notre fille qui intègre notre logis, étagères noires, sobres, un cadre en bois de merisier incliné sur toute la hauteur lui donne une allure chic. Elle ira dans le salon.
Je regarde les cartons vautrés sur le sol.
J’ai envie de bois, de bois qui parle, qui aime les livres, qui les porte, les supporte, qui fasse partie de la bibliothèque, pas de simples étagères.
Vœu exaucé, un artisan-artiste fabriquera deux ensembles qu’on peut appelés “bibliothèques”.
Voilà ce que j’écrivais alors devant l’ouvrage achevé, il y a quelques années.
Souffle le vent, enfle la voile du bateau-livres, là haut.
Voile d’un bois brut, elle laisse passer le vent jusqu’aux tréfonds de la cale, là où repose le monde parcouru d’est en ouest, au gré des escales.
Tout ce qu’elle recèle, rêves, voyages, amitiés, désillusions, donne le la
au reste de la bibliothèque.
Ici, pas de rangement par ordre alphabétique, ni par thème, c’est le hasard qui gouverne, un petit livre côtoie un de format plus grand selon la hauteur des étagères, l’espace où il peut se glisser. Vivant, le monde est en mouvement et brasse les différences, les passions, les rencontres.
Ainsi sur une même étagère : Primo Levi, Miguel Angel Asturias, La révolte des canuts, Jacques Prévert, Jean Teulé, Victor Hugo, Raymond Queneau, Nietzsche…
Baguenauder d’un lieu à l’autre, sauter d’un livre à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un imaginaire à l’autre, me sentir vivante, curieuse, toujours insatiable d’autres et d’ailleurs, avec tant à découvrir, tant à inventer.
Une bibliothèque ?
Inventorium construit par un ébéniste-artiste glaneur de bois centenaire, de planches chapardées, teintées, ajustées au gré des coupes ; bois brut, bois brûlé, bois sarclé, couleurs profondes, encoches, ajustements…
Un bureau-écritoire, un atelier de confection, une boîte à secrets,
une malle aux souvenirs, un tableau de rêves, un décor de vie,
un intense poème.
Aujourd’hui, des piles en déséquilibre vacillent sur un meuble, une table de chevet, un peu partout, selon les achats, trop nombreux – demain, j’arrête – les cadeaux, les projets, les douleurs. Et en plus, il y a la bibliothèque municipale et toutes ses antennes…
J’ai beaucoup donné ou alors certains prêtés ne me sont jamais revenus, qu’importe ! Serait-ce le destin des bouquins d’errer d’un lecteur à l’autre jusqu’à se perdre dans les dédales d’un labyrinthe passionné ?
Je me rends compte que les livres qui y ont échappé sont ceux que je n’ai pas encore lus, ils se sont faufilés incognito alors que d’autres sont restés là, lestés de souvenirs, impossible de m’en séparer. Mémoire de moments de lecture dans le métro, dans la campagne, dans le lit, en cachette ou effrontément, passages entiers gravés avec une envie soudaine d’aller voir si le souvenir est réel ou inventé…
L’étagère à portée de petites mains et valsent les bouquins mordillés, sucés, éparpillés, une manière d’apprivoiser la lecture alors qu’elle ne sait pas encore marcher… Livres en bouche, le goût du papier imprimé pour mieux les dévorer !
Où l’on parle d’aimer les livres, mais pourquoi les posséder ? Serait-ce la marque d’une distinction sociale, dans certains milieux, il est normal – voire nécessaire – d’avoir des rangées de livres qui attestent qu’on a affaire à des gens qui ne font pas que subir les événements mais qui ont une pensée critique sur le monde tel qui va. Des intellos. Un vernis possessif ? Une névrose ? Une légitimité ? Un jeu d’apparences ?
Il y en a qui rangent leur “bibliothèque” consciencieusement par lettre alphabétique, d’autres qui couvrent tous leurs livres de couleurs différentes pour que l’ensemble ressemble à un tableau – sans qu’on puisse y deviner un seul titre –, d’aucuns qui bazardent tout pour n’en garder qu’un seul, celui qui résume ce vers quoi ils tendent.
Et puis, il y a Emmaüs, où j’erre parfois, un œil sur les derniers titres arrivés. Réminiscences de lectures passées, soudain ma main prend un de ceux déjà lus, certainement prêté ou donné, oublié et qui me transporte loin, je ne résiste pas. Je passe à la caisse 0,50 € pour Le Vieux qui lisait des romans d’amour.