On ne discute pas avec un paléographe, on le laisse parler
Gérard de Nerval,LES FAUX SAULNIERS, Angélique…
le libraire et le lecteur dans la librairie
UN
Quand Benjamin Le Dru vient lui parler de son projet de livre du livre, le bon Robert si-raffiné-libraire des Nouveautés trouve l’idée complètement saugrenue et dérangeante. Mais comme il est extrêmement poli, il se contente de se taire et de sourire avant d’esquisser des gestes d’homme affairé qui couperont court à la folie douce de son visiteur exalté. Robert, quant à lui sait qu’il se coltine à longueur de journée les épaisseurs monstrueuses de bouquins à sortir des cartons de réception, les listes interminables d’ouvrages à pointer sur écran en face des prix de vente, les escadrilles d’ acariens qui lui piquent salement les yeux et la gorge; sans compter les dizaines d’invendus à déstocker pour le retour aux éditeurs. Malgré cela il préfère le cutter à l’arrachage, à la sauvage, des bandes de scotch brun d’emballage pour exfiltrer proprement les exemplaires à ranger. Les couvertures sont de moins en moins solides, et elles cornent trop facilement. Il prend son temps pour manipuler les volumes neufs et bien plus encore les anciens. Mais, au-delà des prescriptions des agents de promotion de la chaîne du livre,le flux tendu du commerce exige de ne pas accorder une attention trop prolongée aux parutions. Il y a pourtant de petits miracles : il n’y a qu’à voir Robert s’immobiliser à la sauvette et en extase, une paume solide retournée à plat sous le dernier Modiano ( pour donner un exemple) et l’autre , légère, doigts écartés au-dessus, cherchant à repérer dans la double page un motif impérieux de cesser toute autre activité que la lecture. Une tentation incompressible d’abandonner la vie tâcheronne de marchand de littérature et parfois ambulant, séance tenante ! Le remarquant… on vient de sauver un grand lecteur !
Benjamin Le Dru ne se doute de rien, ou alors il n’a pas très envie de savoir. Il a trop besoin d’être écouté pour rendre la pareille dans une librairie qui excite depuis si longtemps sa folie d’écrire pour exister davantage et être aimé. Le libraire est interchangeable à ses yeux, ou du moins il pense qu’il en sait autant que lui, -même s’il dit le contraire pour pouvoir obtenir des ristournes sur ses achats compulsifs. Mais le pourcentage de remise ne varie pas 5% pour huit ou dix passages. L’augmentation du prix du papier et d’autres choses encore ont fait faire un saut de kangourou boxeur aux coûts TTC. Il faut être folles et fous pour continuer à remplir autant nos maisons de toute cette parole imprimée. Et si de plus, cerise sur le palais de Dame Tartine , il fallait à chaque fois matérialiser un livre de livre, un livre pour son propre livre, un livre matriciel en quelque sorte, un peu technique au fond pour faire sérieux, un moulage de forme qui rende prévisible l’avènement d’un livre plus synthétique et original. Un best-seller quoi ! Pffffff….
Mais personne et jamais ne s’énerve à la Librairie des Nouveautés. On se croirait parfois dans une église…
Benjamin Le Dru va donc garder pour lui et pour l’instant son idée de livre de livre et se contente de choisir un peu au hasard l’un des derniers livres de Jeanne Benameur chez Acte Sud : La patience des traces. Il le pose sur le comptoir à côté de la caisse.
Robert des Nouveautés ; l’encaisse et lui sourit. – Voulez-vous une pochette ?
https://www.flacsu.fr/red%C3%A9couverte-de-lyon/librairies-lyonnaises
elle se dirige à la voix
DEUX
Emprunter des livres pour voir ce qu’il y a dedans est quelque chose qu’elle ne fait plus depuis longtemps. Elle laisse les livres de prêt à d’autres qu’elle car elle préfère lire ceux qui viennent de sortir et bien sûr pas tous. Ce sont des coups de coeur dictés par les informations qu’elle récolte en écoutant les auteur.e.s à la radio ou dans des émissions télé podcastées. Elle se dirige à la voix, au feeling et à la conviction, presque une pêche à l’espadon , elle ne veut pas d’intermédiaire entre elle et les gens qui écrivent. La plupart sont maintenant habitués à faire la promotion de leur livre et ils sont de plus en plus à l’aise. Cela s’apprend. Elle est attirée par les plus modestes et les plus discrets. Ceux qui ont pignon sur rue et qui sont adoubés par les médias ne l’intéressent pas longtemps. Elle tente de lire quelque chose d’eux puis elle passe à autre chose si ça n’accroche pas. Elle est de plus en plus difficile et sélective, mais elle aime se laisser prendre aux jeux du hasard qui permet le surgissement sur sa route,d’ un livre tout à fait inattendu. Ce ne sera jamais un roman d’aventure ( elle exècre les batailles, les casse-cou qui vont faire geler leurs orteils, les péplums et les reconstitutions historiques à grandes robes et domestiques ), ni un roman policier ( elle n’aime ni le vice , ni la mort violente qu’on duplique jusqu’à la nausée) et pas plus, le dernier livre de vulgarisation pour les Nuls et sa couverture attrape-mouche à gros caractères Typo criards. Elle n’a jamais compris à quoi servait de couper un patronyme en plusieurs morceaux pour les montrer plus gros et énigmatiques sur une première de couverture. Un livre inattendu est un livre qu’on lui offre, ou qu’elle découvre chez quelqu’un qu’elle aime, c’est depuis quelques années un livre prélevé dans la rue dans une boîte à livres, c’est un livre qui lui fait de l’oeil à cause du titre ou de la texture sur un coin de comptoir de libraire. Elle aime les libraires qui laissent les bouquins qu’ils ont aimé à côté de leur tiroir -caisse, ce ne sont pas forcément les derniers parus. Elle aime les livres d’Art et les livres Jeunesse de plus en plus créatifs et de plus en plus beaux. Elle aime les livres qui aiment la vie et la défendent. Elle aime les livres qui cherchent les vérités et qui réclament justice. Elle aime les livres qui traversent les frontières et les langues et les mélangent. Elle aime les livres bien écrits et généreux. Elle aime à travers les livres… Est-ce une dérive de sa vitalité ?
une légende diabolique
Une telle force de la nature ne peut qu’alimenter l’imagination et lui trouver quelques origines diaboliques ! La légende raconte qu’un jour, un seigneur de Sampzon se maria avec une jolie fille de Vallon. La belle était coquette et les amoureux nombreux. Le châtelain jaloux enferma sa femme dans une tour élevée, située sur la plate-forme du rocher de l’Arc non creusé par les eaux. La belle y gémissait lorsque, un jour, un pèlerin fort laid vint demander asile au châtelain. Ce dernier le fit entrer sans méfiance et accepta de lui montrer le beau paysage de la tour attenante à son manoir. Pendant que le seigneur discourait, le pèlerin s’éclipsa, délivra la belle et fila vers le Rhône. Le seigneur les aperçut du haut de sa tour, disparaissant derrière la Combe. Aussitôt le jaloux tomba à genoux et pria le Bon Dieu des Maris de lui rendre sa femme. Son désir fut exaucé. Un bruit terrible se produisit, la montagne s’ouvrit, les eaux passèrent sous elle et portèrent les amoureux et leur barque aux pieds du seigneur. Comme celui-ci recevait sa femme dans ses bras, le pèlerin se transforma en diable velu et cornu et il disparut avec une forte odeur de soufre.
Dans Ça fait l’actu
06h15 – 21/08/2021
Par L’Hebdo de l’Ardèche
TROIS
c’est une légende et elle se noie parfois…
Comment expliquer les trous autrement que par la Nature dont ils procèdent ? D’abord sur terre et de plus en plus dans l’espace, on prouve le contraire de la sagesse populaire qui dit que la Nature a horreur du vide et qu’elle cherche à le combler à toute occasion. Un trou façonné par le vent ou par l’eau impressionne toujours. Il n’existe pas d’autres livres que ceux des géologues pour expliquer les méandres et l’érosion qu’ont causé les eaux anciennes dans le calcaire des gorges de l’Ardèche. On n’aurait pas pu y circuler en canoë… Vêtue.s de peaux de bêtes, on y aurait épié de loin, des lionnes, des mammouths, de hyènes, des hibous et des ours. Tout cela n’est pas certain. On n’a pas retrouvé de livres, même en pierre gravée dans les grottes pour raconter ce qui s’y passait.Cela n’a pas empêché les hypothèses de devenir matière à livre. Transmettre ce que l’on ne sait pas avec la caution des théories du moment est la matière même de tous les livres d’aujourd’hui. On ne sait jamais si ce que contient un livre est fiable. C’est la raison probable de leur prolifération. Les époques se mélangent et l’on oublie les sources autant que les procédés de perpétuation des mensonges, pieux ou non. Il faudrait faire des enquêtes, mais on préfère les légendes qui font sourire et s’esbaudir en société.
QUATRE
un livre dans la peau
Dans cette génération, ils ne se contentent pas d’écrire dans les livres ou sur les murs, désormais ils écrivent à l’encre bleue qu’ils se laissent injecter sous la peau. Calligraphie de leur vie, et des mots qu’ils veulent garder, regarder et faire regarder ou cacher à leur entourage ? Chaque nouvelle inscription, il la réclame, la bichonne sans toutefois en faire un lieu de rencontre dans la proximité des piercings ou des sigles illisibles.Ce sont des tatouages figuratifs et symboliques .Une entaille quasi irréversible à chaque fois, pour revendiquer une idée, un choix de vie. Ce phénomène semble avoir pris de l’ampleur sans gagner toutes les souches de la société. Auparavant, il était l’apanage des marins, des gens louches dans les milieux interlopes, ou faisait partie des rituels communautaires initiatiques dans des civilisations attachées à leur culture et à leur survie. Etre marqué.e.s , de façon aussi visible n’a pas été souvent le choix des individus. L’appartenance à l’ethnie, au clan a engendré bien des contraintes de conformité et des douleurs subies pour la cause commune. En 2024 c’est différent. Le tatouage constitue-t-il une version ostentatoire du livre de leur vie. Un reader digest de qui ils sont à l’instant T ? Le livre dans le vivre ? La réponse reste ouverte.
Merci Marie-Thérèse pour ce morceau choisi, un vrai plaisir
J’écris toujours sur la crête de la consigne sans me résoudre à y rester longtemps. Je suis heureuse de te lire.
Surprenant Marie-Thérèse, le recoupement de l’expression « livre du livre » que j’ai employé aussi dans mon texte pour répondre à la consigne d’écriture #4…
Merci pour le partage !
Je me sens très proche de votre manière de répondre à la consigne sans renoncer à votre itinéraire personnel et comme on a traversé les même paysages littéraires ça facilite les échanges contextualisés, mais bien sûr j’attends la suite. votre » livre dans le livre » comme « la porte condamnée » de Cortazar évoquée par François Bon dans sa vidéo du jour… https://www.youtube.com/watch?v=P06JzbAo14c&t=5s
Le bras et son tatouage tout un questionnement pour l’enfant… quel sens pour des chiffres qui sentaient le roussi, aujourd’hui je ne saurais dire, merci de l’avoir si bien dit.
Il ne s’agit pas d’un enfant, mais d’un adulte dans ce cas. Mais le goût pour les questionnements métaphysiques de son enfance aboutissent à ces « incrustations de sens » à même la peau et bien sûr ça m’intrigue. C’est un livre sur pied qui déambule, s’assoit, s’éloigne et revient. L’expression « des chiffres qui sentaient le roussi » m’a fait sourire, puis m’a effarée, moi non plus je ne sais pas quoi en dire sinon accueillir les paroles qui accompagnent ce livre ambulant si familier.
devoir se faire un jour à l’idée de ce corps peint, et retrouver certains de ses propres dessins sur la peau ( dedans) de son enfant qui a grandi
…questionnement ( d’enfant) partagé … Merci Marie-Thérèse
C’est formidable d’accompagner la mue d’un papillon-enfant, c’est aussi accompagner la sienne pour un parent quelqu’il ou elle soit. Mais tout va si vite avec cette poudre d’escampette qu’est la vie ! On pense plus qu’on ne dit à ce propos à part les lieux communs de la nostalgie et de l’émerveillement.
« Mais comme il est extrêmement poli, il se contente de se taire et de sourire avant d’esquisser des gestes d’homme affairé qui couperont court à la folie douce de son visiteur exalté. » c’est toujours une issue (« l’affairement ») faire diversion avec le travail en cours… j’aime beaucoup la description des tâches du libraire, on ne soupçonne pas ( sauf en rangeant sa bibliothèque) ce que le corps peut endurer avec les livres ( il est très beau le Modiano dernier, j’ai souvent du mal avec Modiano ( j’ai honte ) quelque chose de gris qui me remonte… ( Benjamin Le Dru le nom me plait il a quelque chose de vrai/faux très dynamique ).
Les personnages d’une histoire qu’on raconte en inventant des circonstances, sont tous bien réels lorsqu’on prend le parti de les faire revivre dans la mémoire même par bribes et rajouts. La librairie et le libraire que j’évoque ont vraiment croisé ma route ( j’aurais pu les inviter dans la consigne sur les librairies mais je n’avais pas envie, une fois de plus, de faire une liste…) et je m’aperçois de tout l’insu que recèle leur existence. Observer les gestes des gens comme on le fait couramment , comme le fait Milène Tournier dans son travail d’écriture et de photogaphie, c’est ouvrir une multitude de portes aux interprétations plus ou moins délirantes et à une empathie solide qui aide à explorer nos rapports au temps et aux êtres. Je n’étais pas fan du personnage Modiano dans sa dimension d’écrivain empêtré dans ses angoisses existentielles et sa peur de la séparation, mais le voir se dégager de cette gangue grâce à l’écriture est un miracle de travail sur soi que je ne peux que saluer. C’est la psychologie des personnages et leur destinée sociale qui m’attirent le plus en littérature et en art. Je n’explore pas du côté de l’évasion ou de la sublimation. La beauté naturelle est la plus émouvante pour moi et elle est partout. La vraie vie des gens et comment ils la soignent grâce à leur imagination.Décoller du vécu ne nécessite pas toujours de s’en détacher de manière artificielle. « Les pieds sur terre » j’aime bien cette expression.Parlons-en encore ici, chère Nathalie. C’est si rare une vraie conversation ! Tant d’internautes l’évitent et en ont peur…
moi j’aime surtout le libraire qui ne tient pas tant à la nouveauté même si ce n’est pas totalement professionnel, quoique « personne et jamais ne s’énerve à la Librairie des Nouveautés. » n’est ce pas la librairie dont on rêve (la librairie que sont les vraies, les meilleures) … sans aller jusqu’à l’église, mais avec la liberté et tranquillité du compagnonnage
Mon libraire idéal serait un couple de libraires, même deux… qui connaitraient un peu les classiques sans les aduler à tout bout de phrase ou de regard condescendant , des hommes et des femmes, des femmes et des hommes qui accueilleraient les nouveautés avec éclectisme et gourmandise, Des gens respectueux des équilibres entre les voix et les sexes. Nous n’en sommes pas encore là… Il est frappant de voir le nombre de nouvelles librairies tenues par des duos de femmes ou d’hommes pas forcément en couple. Et cela change un peu l’ambiance. L’idéal aussi est de voir davantage d’enfants accompagnés d’adultes dans les libraires. La concertation entre générations et la transmission sont les clés de la lecture bien en forme. La librairie idéale est celle où je rentre sans avoir envie d’en sortir… Et vous ? Les lieux de cultes qui déchirent le monde seraient de bien belles librairies si on le voulait,cela supposerait de laisser entrer l’altérité et de laisser sortir les guerres de chapelles… Le silence est le plus grand dieu que je connaisse , l’écoute est la déesse qui lui sied le mieux dans la lecture silencieuse. Pourquoi ne pas la cultiver ?