#nouvelles | Juliette Derimay | Khayyâm

Table des matières
1 – Sur l’étagère
2 – Librairies sur carte
3 – Les pierres de Calanais
4 – Le trèfle à quatre feuilles
Khayyâm

1 – Sur l’étagère

Non, pas une bibliothèque, une bibliothèque c’est pour les livres avec du texte, des mots, des phrases, des écritures, des petits signes sombres sur du papier très clair. Du noir sur blanc. Mais toi tu veux surtout du noir et blanc, des images et pas seulement du texte. La bibliothèque, c’est pour les livres brochés, ceux qu’on achète tout de suite parce qu’on ne peut pas attendre, ou ceux qui sont sortis à si peu d’exemplaires que jamais ils n’auront le format d’en dessous, celui des livres de poche ou des fameux Pléiades de tes anniversaires qui sont de la même taille que ces livres pochisés. Les livres avec du texte resteront tranquillement dans la bibliothèque, toi, tu veux une étagère pour les livres de photos. Pour les images. Ceux-là sont toujours bien trop grands, bien trop larges, bien trop longs, avec beaucoup trop de pages, trop lourds, et surtout, tu aimes bien davantage voir leurs belles couvertures plutôt que leurs sobres dos. Évidemment, tu en as beaucoup trop pour les mettre tous de face, tous couverture visible, alors il faut que ce soit un peu chacun son tour. Pour la place de choix, ce sera évidemment en fonction des envies, des humeurs, des coups de tête et des démangeaisons. Peut-être de tes projets. Pour les autres, des casiers très profonds pour les livres paysages, on ne verra que les dos, il suffira d’attendre pour peut-être en voir plus s’ils ont enfin la chance d’être sur le lutrin. Hauteur et profondeur, les plus grands que tu aies pourraient donner le ton, tous les casiers pareils. Non, pas malin ça, tu peux aussi faire un casier plus petit ou plus large et moins haut, aussi un spécialement conçu pour les revues et donc plus de casiers. Un moins profond peut-être, avec un fond en faux qui serait en retrait. Les casiers ce sera bien pour les garder bien droits, éviter qu’ils ne tombent, se déforment, s’arrondissent. Et qui dans les casiers ? les noirs et blancs ensemble, paysages et nature, photo de rues, bâtiments ? Ou d’après les auteurs, les gens que tu connais, les amis, les copains, ou juste les connaissances croisées une ou deux fois au coin d’un festival ou d’une expo photo ? Rien que du compliqué quand dans certains bouquins, tout va être mélangé pour les rétrospectives ou pour les collectifs, les catalogues d’expo. Alors un autre classement, couleur de couverture, hauteur ou épaisseur et puis se débrouiller pour y retrouver son livre, qu’il y ait une logique, même si elle est spéciale et ne convient qu’à toi. Ou bien chronologique pour voir l’évolution depuis les chambres immenses et les plaques de verre jusqu’au plat numérique, voir le téléphonique. Oui mais où les classer ceux qui reviennent maintenant au collodion humide ou à la plaque de verre ? Et puis le choix du bois, couleur claire ou foncée, les livres de photos sont souvent colorés, ou bien noirs ou bien blancs. Le grand classique en chêne, du sapin bien moins cher ou même du noyer, ou bien plusieurs essences en fonction des parties, le planches ou les montants, les renforts, le lutrin. Il faudra faire des plans, penser aux assemblages pour être démontable, remontable sans soucis, sans vis qui ne tiennent plus ou parois qui gondolent. Commencer dès tout de suite par mesurer les livres, ceux que tu as déjà, si l’un dépasse un peu ce sera pas si grave, tant que c’est dans le bon sens, mais quand même garder tout le monde à l’intérieur de chacun des casiers pour éviter quand même que ça ait l’air tordu, vraiment trop mal fichu. Tu devrais quand même peut-être commencer par en ajouter un, enfin acheter ce livre que tu as vu là-bas, celui qui est tout rempli de photos magnifiques de belles bibliothèques

2 – Librairies sur carte

Carte Google pour suivre les textes

Le Furet du Nord, Grand’ Place, Lille
C’était il y a longtemps, un souvenir un peu flou, lecture de mots peut-être, de dessins plus sûrement, des bulles, des cases, des couleurs et de ces personnages dont tu répétais les répliques dans la cour de l’école à la récré. Tu aurais partagé si volontiers les aventures : il suffirait simplement qu’ils aient une case en trop et elle serait pour toi. Un chose était sûre, plus grande tu aurais une mouette et puis des espadrilles, comme le Gaston de Franquin et tu saurais dessiner comme ce voisin de classe, spécialiste des Tuniques Bleues, mais seulement de profil, de face c’était trop dur. Allongés sur le ventre avec les pieds emmêlés qui battent la mesure des pages et des histoires, se crispent où se détendent ou bien parfois se figent, c’était il y a longtemps et la dame de la librairie vous demandait juste de vous pousser un peu quand vous gêniez le passage

La librairie de Laguiole, 1 bis Rue du Valat, Laguiole
C’est une ville qui a un nom de couteau. Le couteau avec les rivets qui font une croix sur le manche, avec l’abeille sur le fermoir, le couteau pour trancher dans le bœuf d’Aubrac, pour éplucher les patates et couper le fromage de l’aligot. Une ville qui sent davantage le grillé, le rissolé, le mijoté et le saisi à feu vif que le verbe d’antan. Et pourtant. Dans une petite rue à l’écart de la place des couteliers il y a une librairie. Toute petite, sombre, blottie presque invisible au fond d’un renfoncement, presque sous un escalier mais avec plus de livres que de cartes postales. Et une libraire qui lisait ce jour-là, assise derrière sa caisse. Une libraire qui lit c’est toujours bon signe : on n’est pas dans la pharmacie qui ne vend plus que des crèmes de jour. Alors je suis entrée et comme je ne cherchais rien j’ai trouvé ce que je voulais. Pour payer il faut sortir avec le terminal pour les cartes, le lever bien haut au milieu de la rue, et attendre. Ça permet de prolonger la discussion en grands cercles excentriques tout autour de ce livre qu’on vient de se choisir

Librairie du Renard, 8 rue de l’église, Paimpol
Ta librairie d’escale, de pause entre deux stages. Du bleu, du blanc, des poissons et des bateaux, ou des choses plus colorées, toujours une vitrine affriolante, vacancière, enfantine, jamais austère. Et pour les livres avec du texte et moins d’images, c’est à l’intérieur. Dans le fond de la librairie, plus au calme, trouver de quoi lire, pas trop gros et pas trop cher parce qu’ensuite on va avoir un peu de temps, sur la chaise en plastique du lavomatic pendant que la lessive tourne, dans une chaude odeur de frais. Quand le linge sera sec, quitter le lavomatic pour un banc sur le port et finir le bouquin ou au moins le chapitre avant de repartir sur un autre bateau, avec du linge tout propre et une tête toute neuve, toute remplie de lecture

Librairie Le Bleuet, rue Saint-Just, Banon
Il fallait partir tôt, emmener de l’eau et la boîte pour les fromages. Parce qu’on faisait le grand tour, aller par le col du Négron et retour par le col de L’homme Mort. Ou l’inverse, histoire de faire une vraie balade, mais quand même, sans trop trainer dans la descente, à cause des fromages. Il restait quand même un peu de temps pour se perdre au frais dans les étages, s’arrêter sur les piles posées sur les marches es escaliers, faire de grandes découvertes tout en bas des rayons, faire une pause bd en haut de l’escalier en colimaçon, penser au petit neveu et passer au rayon albums jeunesse, feuilleter plus longtemps que nécessaire, juste pour les couleurs, les dessins et les histoires simples et belles, alors « qu’on avait pas tout ça quand nous on était petits », ramener quand même un livre de cuisine, mais cuisine provençale, en pensant à Tata Rose et puis quand même payer, tout caser dans le sacs pour ne rien abimer sans pour autant avoir un coin dur dans les côtes. Puis passer aux fromages en jetant un long coup d’œil à la façade de bois et repartir ensuite, tout en se rassurant, aller, maintenant, ça descend ! Mais le soir en rentrant, on s’endormait trop vite, les yeux se fermaient tout seuls bien avant qu’on ait pu se plonger pour de bon dans ce qu’on venait d’acheter

Accrolivres, 16 rue Gambetta, Albertville
Une fois poussée la porte on sait qu’on est bien là où il faut que l’on soit, grâce à l’odeur du chien, surtout les jours de pluie. Il est toujours couché juste à côté de la caisse, sous le rayon polar, plu tout jeune et tranquille, mais presque indispensable, une pièce d’identité de cette librairie qui a changé de lieu au moins trois ou quatre fois depuis que tu la connais, toujours dans le même quartier, toujours un peu plus grand, un peu mieux éclairé. Tu aimes cette libraire parce qu’elle est bien rangée : littérature d’abord, le reste tout au fond ne sera accessible qu’après tous les grands noms de la littérature, et tout ça bien rangé par ordre alphabétique. Enfin, le plus souvent par ordre alphabétique, parce qu’au détour d’une pile, d’un montant vertical ou d’un bouquin penché qui pleure son voisin parti se faire lire ailleurs, on tombe dans l’abîme de ne plus avoir le E quand on voudrait Ernaux. C’est parfois l’occasion de tomber sur du rare, un peu jaune, plus tout jeune, sur un petit volume qui vous fait un clin d’œil et puis de repartir bizarrement plus chargé que ce qui était prévu

3 – Les pierres de Calanais

Inventaire de quelques choses disparues
1 - Le chocolat Delespaul
2 - Les échouages à quai à Trébeurden
3 - Les cavales du Trieux
4 - Le dossier du tuyau
5 - Le vieux tilleul devant la bergerie du Monmon
6 - Le mystère du théorème de Fermat
7 - Les photos de Berlin
8 - Le dernier des carnets d’avant la fin du monde 
9 - Les voix d’Achille et de Léone 
10 - La recette des croquets aux amandes de Tata Rose
11 - Le dessin à la plume de la chouette hulotte
12 - Le Mamiya 135
13 - Le pourquoi et le comment des pierres de Callanish
14 - La serrure qui va avec la grosse clé
15 - Le département du Nord
16 – Les Rubaïyat d’Omar Khayyam dans la petite version format carnet à 10 francs avec sa couverture si usée qu’on ne pouvait même plus lire le titre

Calanais (Callanish) standing stones 
L’île de Lewis et Harris dans les Hébrides extérieures en Écosse abrite plusieurs sites mégalithiques dont le plus important se situe à proximité de Callanish (Calanais en gaélique). Ce site principal comporte un cercle central formé de 13 pierres pour un diamètre de 13 mètres. D’autres pierres moins hautes forment une double rangée vers le nord de 83 m de long, et des lignes simples en direction de l’est, de l’ouest et du sud. Les pierres sont du gneiss lewisien dont la hauteur varie de 1 à 5 m. L’origine de ce site remonte au Néolithique, environ 3000 ans av. JC avec un cercle central ajouté aux environs de 2200 av. JC, dont une large pierre centrale qui cache l’entrée d’un cairn dans lequel des restes humains ont été découverts. Les théories avancées pour expliquer la disposition de ces pierres évoquent un calendrier astronomique basé sur les positions de la lune, un site dédié aux rites anciens tandis que les légendes de l’île parlent de géants qui auraient été pétrifiés pour avoir refusé de se convertir au christianisme.

Le vent te saoule. Tu ne marches plus droit, tes pensées partent dans tous les sens, tu es secouée par tout ce qui est à l’extérieur, pas sur le même rythme, c’est rapide dehors et si lent dedans, pourtant tu te sens bien, si bien. C’est une saoulerie de début de saoulerie. Là où tu devrais t’arrêter quand tu es dans un pub devant un verre, au chaud et à l’abri du vent qui te saoule. Le vent te saoule aussi un peu dans l’autre sens du mot saouler, celui de trop d’un coup, de ça suffit maintenant, de ça me casse les pieds, me fatigue, ça m’énerve, de tu voudrais vraiment que ça cesse. Là tu voudrais que le vent tombe, ne plus avoir froid, ne plus devoir tenir ta capuche, pourvoir regarder loin devant, ouvrir les yeux face à toutes les directions de la rose des vents, pas juste dans les directions opposées à celles du vent, aller ou tu veux, pas juste où il te pousse, ce vent, ce souffle, cette brise (forte brise !), ce blizzard dont tu ne connais pas le nom. Il te manque le petit nom qu’on donne au vent d’ici, à celui d’aujourd’hui et aux autres, qui souffle depuis ailleurs, mais aujourd’hui en particulier, à celui qui vient de là, juste du nord-ouest, de la mer, du grand océan. Enfin en ce moment, cette question du nom du vent qui te saoule, tu ne te la poses pas plus que ça, tu tiens ta capuche, tu essayes de respirer encore même quand tu tournes la tête un peu trop près du souffle qui te dérobe ton souffle, t’empêche de respirer avec cette nonchalance et cette indifférence qui te fait inspirer et expirer chaque jour des milliers de fois sans jamais y penser, sans y penser du tout, tout au plus quand tu souffles, quand tu t’essouffles ou que tu aimerais tant qu’on ne t’entende pas, même pas pour ton souffle. Mais aujourd’hui ça souffle, ça cingle, ça gifle, ça coupe, ça fouette. Tu en frissonnes. Parfois une accalmie, tu peux lever la tête en tenant ta capuche comme ce matin au pied de ce grand phare tout au nord de Lewis et Harris, le phare de Butt of Lewis, tout entier de briques rouges alors que ceux que tu rencontres, depuis que tu es en Écosse, sont en grand habit blanc avec un peu de ce jaune qui se prolonge vers l’ocre, le doré, l’orangé. Depuis ton arrivée sur cette île à deux noms, pas encore un seul arbre, les seules choses qui dépassent sont les toits des maisons, les constructions humaines et encore pas trop hautes. Alors ce si grand phare tu l’as suivi des yeux sur toute sa hauteur, du pied à la lumière et au-dessus à l’antenne. Pensée évidemment pour le nom de Stevenson, ingénieurs concepteurs de la plupart des phares sur les côtes écossaises, et pas moyen de manquer de rapprocher des phares, ces livres qui t’ont marquée et qui ont en commun, tout autant que les phares, de vivre pleinement la nuit, quant au détour d’une page, tu te laissais embarquer aux côtés des pirates, des matelots, des capitaines féroces, perroquet sur l’épaule, au large des mers du sud. Maintenant tu as grandi, tu es venue en voiture, voiture dans le ferry, et voiture également où tu te réfugies, bien à l’abri du vent après le salut au phare, à la vue sur le loin, jusqu’au-delà des mers. Longer la côte, route droite, un œil sur le goudron, le reste de tes regards dans l’eau turquoise des îles où on trouve des bonnets, des gants et des écharpes échoués sur les plages. Une petite heure de voiture, le temps de ne plus penser que dehors le grand vent ne rêve que de coucher tout ce qui est érigé. Te voilà arrivée au pied des pierres levées, des cailloux verticaux, plantés là dans la tourbe on ne sait plus bien pour quoi, mais verticaux toujours, malgré les 5000 ans de vents horizontaux. Vertical, horizontal, tu te prends à penser : si le vent balayait tout, plaquait tout contre un mur, contre un écran géant, notre monde tout entier serait soudain projeté en deux plates dimensions

4 – Le trèfle à quatre feuilles

Tu les as tous lus. Sûrement tous lus, les quatrains du bouquin, et certains plusieurs fois, mais peut-être pas tous. À force de picorer, ça et là, au hasard, tu as certainement lu plusieurs fois le même poème mais c’est quand même possible que l’un ou l’autre t’ait, par hasard, échappé. Le livre devait, sûrement par habitude, par faiblesse de la colle, par une pliure du dos plus fortement marquée, s’ouvrir plus facilement à certaines pages qu’à d’autres. Tu ne t’en souviens plus. Tu ne te souviens plus de la couleur exacte de la couverture, du jaune et puis du sombre, plus rien de très précis. Mais tu la reverrais, tu la reconnaîtrais, en bondissant de joie et sans hésitation. Petit livre format poche, plutôt format carnet, du A6 environ, une feuille pliée en quatre, ces bouquins à dix francs rangés astucieusement juste à côté de la caisse dans cette grande librairie. Il est resté longtemps, et même très longtemps tout au fond de ton sac, parfois sous tout le reste, mais toujours bien présent, juste des petits poèmes, toujours juste quelques mots mais contenant tout un monde. Le papier n’était pas de ces pages nobles et fines, quelque chose de grossier, voir même un peu râpeux, du mat chaud voire jauni qui ne permettait pas une impression trop fine, pas d’assauts de détails, aucune enluminure, juste le texte tout brut. Tu l’avais sûrement lu un soir d’humidité, tu grignotais souvent quelques petits poèmes en attendant le bus, tu te souviens encore que les pages gondolées faisaient gonfler la tranche, lui donnait du volume sans changer le nombre de feuilles. La couverture usée dans les coins et blanchie à l’endroit des frottements. S’il y avait un dessin, tu ne t’en souviens plus, sûrement des arabesques, de la déco facile, pour rester dans le style avait pensé le graphiste. Des arabesques, détail plein d’ironie pour un auteur persan. Mais l’important était surtout dans le format, dans le fait qu’il était toujours là avec toi, que tu le lises ou pas, il fallait qu’il soit là, comme une patte de lapin, un trèfle à quatre feuilles ou un vieux fer à cheval

Khayyam

De chaque côté de ce couloir, un mûr. Des murs à travers lesquels on peut voir, grillages et barbelés, rouleaux posés en haut. Pas des barbelés à vaches avec des piquants qui dépassent, des barbelés à hommes, avec des lames qui dépassent. Pas des barbelés pour avertir, des barbelés pour interdire, pour blesser si jamais. De l’autre côté de ces barbelés, des soldats en uniforme-carapace, avec casque et gilet pare-balles, malgré la chaleur, et des chiens dont on oublie le pelage tant ils montrent les dents, grondent, aboient au moindre pas à côté de la ligne du milieu. Au milieu de la terre battue par tous les pas de ceux qui passent là, de la poussière, trop de lumière sous le soleil de plomb, et au bout du couloir, une simple cabane de tôles et de planches, peinte en blanc pour faire neuf et pour que les couleurs du drapeau ressortent bien. Et puis les écussons officiels. Tu avances avec ton gros sac sur le dos, ton autre sac, le petit, ils te l’ont déjà pris. Tes yeux roulent d’un côté à l’autre du couloir barbelé, tes yeux qui ne voient rien, qui ne regardent pas vraiment tant se bousculent dans ta tête des questions et des peurs qui prennent toute la place. Tout à l’heure, de l’autre côté du couloir, ils fouillaient tes affaires et tout se passait bien. Épluchage des papiers, tampons et signatures, beaucoup de temps passé à attendre puis attendre, rien de particulier. Et dans ton petit sac, ils ont trouvé le livre.

Le nom d’Omar Khayyâm, tu le tiens des cours d’algèbre. Des équations mystères et puis de leurs racines qui racontent les histoires de l’envolée des courbes et de leurs brèves rencontres avec maître zéro. De l’histoire de chose, de chai, de xai, de x, et puis de son carré et même de son cube, toutes les jolies figures de la géométrie. Ton Khayyâm du début, c’était les gros calculs pour retrouver la chose quand on a l’équation. Du poétique, parfois, mais quand même bien caché dans les cours de la fac, au moment des partiels, des copies grand format avec le coin en haut pour y mettre, son nom, son numéro d’étudiante et puis bien en-dessous ses résultats au propre, une fois toutes barbouillées les feuilles de brouillon d’une couleur différente de celles de ses voisins, qu’on espèrera justes, pour avoir une bonne note et passer à la suite. À la suite peut-être bien ou bien à autre chose, si la chose en question, tu ne l’as pas trouvée, pas celle qu’il te fallait. Pourtant en y repensant, c’est là que tu l’as trouvé, tout ce qui te manquait. Le Khayyâm en poète, toi tu le tiens de là, des amphis à gradins, avec les tables en bois tout juste assez larges pour une feuille A4, les sièges qui se rabattent pour te laisser passer, tout juste de profil, et puis loin tout en bas, la kyrielle de tableaux qui montent et qui descendent attachée à leur chaine qu’un professeur souverain fait bouger poussivement, le doigt un peu crispé sur un des deux boutons fixés sur les côtés de la cage à tableaux. Alors pendant que ça monte ou bien que ça descend, le prof en profitait pour parler d’autre chose, ouvrir la parenthèse au début de l’appuie, fermer la parenthèse au moment de lâcher. Parfois un peu plus long s’il fallait effacer ce qui était écrit pour se faire de la place. Et un jour d’équations, tu as su pour Khayyâm, et pour ses Rubaiyat.

Juste à côté de la caisse, il y en avait une pile. Éditions mille et une nuit, comme un heureux présage, une promesse alléchante. La couverture est verte, enfin globalement verte. Tout en haut juste un nom, mais sans aucun prénom, Khayyâm, lettres sobres en bâtons, juste quelques différences dans l’épaisseur des traits pour faire plein et déliés, avec un accent droit posé sur le deuxième a qui ressemble presque au tilde de l’alphabet espagnol. De l’extérieur vers l’intérieur, deux cadres, un plus terne, l’autre plus vif, motifs noirs sur fond vert, des motifs de tapis. Tout ça pour encadrer le dessin du milieu. Fond bleu, soleil orange, arbre rouge et une sorte de minaret avec un escalier sans aucune épaisseur sur lequel monte un homme, silhouette à turban, barbe noire et manteau. En bas de l’escalier, lanterne ou lampadaire. Sous les illustrations, le titre, Quatrains, dans cette édition-là, le choix du traducteur. Quatre en persan se dit : چهار. Robyat serait peut-être mieux, surement question d’accent, alors va pour Rubaiyat, robayat, robâ‘iyât ou roubaïyat selon la traduction, du persan : رباعیات عمر خیام. Dire bonjour à la caissière, monter le livre pour qu’elle lise l’étiquette, sortir l’argent, le donner, récupérer la monnaie, dire au revoir à la caissière, mettre le livre dans ton sac et sortir de la librairie qui n’avait pas le traité d’algèbre que tu étais venue chercher. Mettre le livre dans ton sac, un livre de poésie acheté un peu comme ça sur un coup de tête, ou plutôt un coup de cœur.

Depuis la sortie de la librairie, depuis que tu as mis le livre dans ton sac, il n’en est jamais sorti, sauf pour que tu le lises, mais ensuite il y retourne dès que tu passes à autre chose. Pas d’étagère, pas de bibliothèque, pas de table, toujours ton sac, il n’a pas d’autre maison. Pourtant chez toi, des livres il y en a un peu partout, des piles, des lignes, des tas improvisés, même un carton sous l’escalier pour ceux que tu veux donner. Mais pas les quatrains. Il est là, comme un talisman, un fer à cheval, une patte de lapin. Pour te rappeler l’histoire, pour faire introduction à ceux qui te demandent comment on en vient là, à étudier le persan alors qu’on fait des maths et qu’en plus le dimanche on écrit des poèmes. Alors tu sors le livre, son usure parle pour lui, pour l’âge de ton idée d’apprendre le persan. Et tu parles de l’algèbre, de la géométrie, et des calendriers et de tout ce qu’il a fait, ton auteur préféré. Et tu dis ton idée d’aller voir en Iran ce qu’il reste de lui presque mille ans après, des quatrains sur la vie, sa douceur et son aigre.
Avancez ! Restez pas là, ça énerve le chien. Le chef il a dit suivez-moi, alors vous le suivez. Il a des questions à vous poser, vous avez un document interdit dans vos affaires

A propos de Juliette Derimay

Juliette Derimay, lit avidement et écrit timidement, tout au bout d’un petit chemin dans la montagne en Savoie. Travaille dans un labo photo de tirages d’art. Construit doucement des liens entre les images des autres et ses propres textes. Entre autres. À retrouver sur son site les enlivreurs.

13 commentaires à propos de “#nouvelles | Juliette Derimay | Khayyâm”

  1. bien sûr le petit coin pour les livres des amis
    et puis les livres de photos de bibliothèques dans les bibliothèques… tu me ramènes soudain aux œuvres de Vieira Da Silva…

  2. bon je renonce… deux fois que mes mains font fausse manoeuvre et qu’il me faut recommencer mon commentaire
    alors j’en reste à l’essentiel : le sourire irresponsable que m’a donné le plaisir de vous lire dans la description de cette tache impossible

    (et le sourire venu en lisant Françoise)

    • Mince, mince, mince : je rate donc un commentaire précieux par la faute de quelques doigts… Triste, pour les doigts indociles et merci pour le sourire et la tâche impossible, tant que me sourire et là, suis rassurée

  3. Ah ces lectures délicieuses « Allongés sur le ventre avec les pieds emmêlés qui battent la mesure des pages et des histoires, se crispent où se détendent ou bien parfois se figent », sur la chaise en plastique du lavomatic, sur un banc du port… On y est en te lisant. Plaisir redoublé de lire sur la lecture.

    • Oui, les pieds qui battent la mesure de la lecture : cette impression qu’on lit avec le corps entier…

  4. Kayyam est magnifique ! Merci à Marie-Thérèse pour ce lien qui m’a fait découvrir cette artiste. Ta nouvelle est finie, mais peut-être devrais-je tout lire. J’y reviendrai. Tellement revu les amphis de math, merci. Envie de te conseiller le livre Déserter que je finis à l’instant.

    • Merci ! Et merci également pour le conseil de lecture, le titre, l’auteur et le résumé, vais jeter un œil, voire les deux 😉

  5. Vous tracez comme une ronde autour d’O. Khayam, elle donne envie d’y entrer.

  6. #5 – ah ce TU qui revient souvent comme pour te conduire dans ton histoire, ce besoin de t’adresser à quelqu’un, peut-être pour pouvoir « dire plus » ?
    et on est bien forcé d’imaginer qui est ce TU qui nous attrape derrière les barbelés dans le premier volet, ensuite disparaît et revient à la fin
    voyageur, journaliste, exilé ?… tous les possibles
    j’ai retenu : « Et un jour d’équations, tu as su pour Khayyâm, et pour ses Rubaiyat. »
    Belle conjugaison entre science et poésie… merci de nous avoir reconduit vers lui

    • Merci pour ta lecture et merci au passage à Emmanuelle Cordoliani qui m’a parlé de Khayyâm il n’y a pas si longtemps, de l’édition bilingue sortie chez Seghers. Une occasion que je ne pouvais pas laisser passer de remettre sur le tapis mes boutons de moustique qui grattent depuis longtemps : cette séparation si triste entre lettres et sciences, ces frontières qui divisent et tous les tiroirs, classeurs et étiquettes en général…
      Quant au « tu », c’est ma chique du moment, je mâche et je remâche pour voir ce qui veut bien en sortir