04
En quatrième. A l’intérieur du livre offert par Claude – amie de classe depuis une année peut-être – une carte d’anniversaire, dans une enveloppe carrée. Une madone dessinée, des contours dorés et page 3 du carton plié, des souhaits, il me semble, de fidélité. La carte fut perdue ainsi que l’amitié, la carte bien des années plus tard, alors que Claude et moi ne nous fréquentions plus. Peut-être trente ans après le jour où le livre fut donné.
Il ne ressemble à aucun autre de ma bibliothèque. L’unique, d’une reliure en coussin faux cuir caramel, poinçonné or et noir sur la tranche, et même procédé au recto, au verso, le nom de l’auteur et le titre, au fond du cadre que le poinçon façonne. Une belle épaisseur — quelques cinq cents pages — un papier très dense, ivoire, doux et solide. Un cadeau comme jamais, le premier de quelqu’une qui n’était pas de ma famille. Comme elle devait m’aimer pour m’offrir à 13 ans un tel livre ! Elle, fille de boucher, moi, fille d’ouvrier. Toutes les deux dans les petits papiers du professeur de français. Tellement sages, studieuses, et moi, aimant les livres comme on rêve d’amour bien avant 17 ans. Qu’en savait-elle, Claude, de la beauté d’un livre ? Et pourtant, ignorant sans doute ce qu’elle me proposait à lire, c’était bien l’objet qui l’avait séduite, là où il se vendait. Qu’il soit précieux, à l’égal du lien. C’était le thème de la carte que le livre portait. Il était le flambeau et fut pour moi la flamme. N’est-ce pas ainsi le rôle d’un cadeau ?
Il fut, est resté, mon livre préféré. Le premier au fond du baluchon, accostant avec moi sur une île déserte. Et bien qu’à quelque temps de là, sa reliure fut datée — années soixante, mais pas seulement, en grandissant, elle m’était apparue moins belle, vulgaire, tape à l’œil (plus tard j’eus de ces prétentions), le choix d’une petite fille du peuple que l’or et le cuir (même faux, qui le sait à 13 ans ?) flattent – ses pages contenaient, imprimé noir d’encre sur l’ivoire du papier, le récit, l’histoire, le roman parfait, inégalable, idéal, d’un auteur qu’à le lire en ce début d’adolescence déjà ma ferveur plaçait au haut d’un piédestal.
02
Librairie, c’est un mot du langage de ceux qui peuvent acheter. Les autres passent devant sans jeter un regard – rien à manger là-dedans, les sous qu’on compte c’est une histoire de faim – d’autres s’arrêtent et lisent les titres qu’on propose en vitrine – peut-être que ceux-là se disent Tiens, ça doit être bien ! mais ce n’est pas pour eux – et puis il y a ces quelques-uns qui stationnent devant, honteux, et retiennent par coeur les titres et les noms des auteurs et même pour certains les noms des éditeurs, parce que demain, dès demain, à la bibliothèque, même si le dernier livre paru et lorgné sur l’étal n’y sera pas encore, ils chercheront dans les rayons – espoir et gourmandise — le livre de l’année dernière et suprême chance, il sera là, et ils s’en saisiront, le serrant un instant sur leur cœur. Surprenez-les, voyez le geste. L’amour qui les anime fait vibrer les rayons des bibliothèques.
L’enfant franchit la porte pour les livres de classe, et reste dans l’allée centrale, cachée derrière sa mère, qui n’en mène pas large. Elle, c’est pour sa fille qu’elle s’impose dans ce monde étranger (l’odeur du papier, d’où est absente, celle, grasse de l’encre) – elle, quand elle lit, elle achète Nous Deux au marchand de journaux, il habite dans la rue, à deux pas de chez elle, il lui serre la main (d’un noir d’imprimerie qui colle aux doigts) – elle redresse le buste, s’avance jusqu’à la dame à l’air sévère, grave – même si la libraire souriait, même si elle était avenante, elle, elle n’en serait pas plus à l’aise, elle sait qu’elle est un éléphant dans un magasin de porcelaine – et bégaye, bafouille, avec entre les doigts le morceau de papier qu’elle finit par tendre, sur lequel sa fille a écrit de sa main d’écolière ce qu’il faut acheter.
Des années où l’argent manque pour remplir les étagères de livres. Dans les grands magasins (Printafix, Nouvelles Galeries), c’est moins dur que dans les librairies de passer à la caisse. La caissière, elle est de votre bord, elle vous connait. Et puis ici, on regarde, on touche, on hésite, on traîne. Des livres de poche pas trop chers pour Noël se rajoutent à ceux que l’école prescrit et qu’on paie sans discuter.
Longtemps la librairie – peu importe qu’elle soit petite ou grande, étroite, profonde, un vague couloir, une tanière, un duplex voire un triplex, dans une rue sombre, sur une avenue, dans une ville chic de bord de mer, dans un village à la campagne – demeure un lieu impénétrable, et cela même quand on s’y rend et que peu à peu, on la fréquente, et qu’on en sort avec son sac de livres. On entre en librairie et le cœur s’affole, dénonce – juste pour soi – l’ancienne honte.
01
Classer les livres façon librairie. Littérature, science-fiction, polars, philosophie, poésie, théâtre, psychologie, divers rayonnages, du livre jeunesse (le plus haut) au livre de cuisine (tout en bas).
Installer cinq Billy dans le salon, destinées à la littérature. Comme la chambrette a trois de ses murs recouverts d’étagères en bois, crées sur mesure par l’ancien propriétaire, le compte devrait être bon pour tout le reste. Ah non, au rez-de-chaussée quelques étagères encore dans un fond de couloir pour les restes du reste. S’enthousiasmer qu’il y en ait tant. Victoire d’une ancienne petite-fille qui rêvait d’entasser les livres qu’elle lisait (ceux des bibliothèques, on a beau en lire des piles et des piles, il n’y en a jamais plus de six alignés en même temps sur l’étagère de la chambre des enfants).
La littérature, de la lettre A à la lettre Z, par nom d’auteur. Très vite se questionner, se fâcher, parlementer. Quel auteur classer dans la section littérature ? La refuser à Philip K.Dick — s’en excuser, le ranger parmi ceux de la science-fiction, dans la chambrette donc — alors que Stephen King et sa Tour sombre viennent d’y trouver place sans même y réfléchir, dans le salon. Trancher en prônant un choix personnel, subjectif, sentimental, quasi amoureux.
Refouler un auteur dans une vague section, annexe de celle de la littérature (fond de couloir), prétextant qu’il s’agit là d’un livre de voyage – Henry de Monfreid et les secrets de la mer Rouge – qui ne peut pas non plus fréquenter mes guides des capitales, lesquels occupent la section tourisme, au même titre que toutes sortes de cartes (chambrette). Finir par voir grossir cette section annexe en poubelle de bibliothèque. Livres qui ne seront pas jetés, pas échangés contre plus intéressants – toujours l’omniprésente, aveugle, subjectivité – pas relus, et souvent pas même lus, et encore moins offerts voire proposés. Conservés. Il ne peut être question de s’en défaire. Ce sont des livres !
S’étonner que la section polars soit plus remplie que la section philosophie. Ne pas comprendre pourquoi tous ces auteurs se sont installés chez moi, alors que je n’ai donné rendez-vous qu’à Agatha Christie.
Constater que ma bibliothèque semble se remplir à mon insu.
Dans chaque section, ranger par nom d’auteurs, et très vite les perdre. Colette et Canetti se frôlent alors que Calvino aurait dû se glisser tout près de Canetti. Décider de ne pas se préoccuper de l’ordre alphabétique à l’intérieur de chaque division définie par une lettre. Le A abritera les A, le B les B etc. Classer ainsi peu à peu les livres qui se rajoutent, sur le devant de l’étagère puis sur le dessus des livres à l’intérieur de l’étagère. Ne plus réussir à atteindre, sans repousser les nouveaux, ceux, les plus anciens, qui se tiennent bien droits sur leur tranche, à une place initiale qui laissait penser à une mise en valeur honorable. Agir ainsi pour chaque section.
Second constat, ma bibliothèque qui avait de l’allure, un petit côté bon chic bon genre, quelque chose de sérieux dans sa conception, d’utile également – même si je reconnais un livre aimé à la couleur de sa tranche davantage qu’à la place qu’il occupe dans une des divisions – ma bibliothèque perd de sa dignité, claudique de tous ces livres en biais.
Et quand enfin se faufilent dans les coins perdus de ses étagères, les vases, les bougies, les lunettes, la monnaie, un miroir, des boîtes, des porte-crayons et quelques cartes postales, elle vend son âme à un diable qui hait l’ordre et l’esprit de classement.