# Nouvelles| Hélène Boivin

table des matières

1 de l’art de ranger ses livres

2 histoire de mes librairies

3 aller dans le perdu

4 sept d’un coup

5 l’embêtement blanc

1 de l’art de ranger ses livres

La bibliothèque primaire dans l’entrée qui fait aussi office d’atelier. Les livres sont régulièrement recouverts de sciure ou de limailles selon les travaux en cours. Rangés initialement par genre et selon la taille des livres. De bas en haut, composition du mille feuilles. Les albums d’enfants pour qu’ils puissent les attraper facilement, puis la tranche les Harry Potter, grand aspirateur de lecture qui laissent les enfants désœuvrés les entraînant à reprendre plusieurs fois en la boucle de lecture, les BD, Tintin, Gaston, Lucky et les autres, en tendant le bras les livres animées, la collection de Pop up, le théâtre de papier, le monde plié déplié sur deux pages, après il faut se saisir de l’escabeau rangé dans les toilettes pour attraper les guides de randonnées antiques qui recèlent le temps mythique des randonnées de l’enfance, sans mises à jour, d’où l’art de se perdre dans des glaciers fondus, les forêt poussées, à la recherche de chemins disparus, de refuges transformés en restaurant. Ce monde cohabite avec les gros livres qu’il faut arriver à caser, les livres d’art, de photos, dictionnaires Larousse moderne de 1930 à la reliure rajeunie avec des poufs en cuir marocain, les albums de photos. La bibliothèque primaire s’insère entre les livres de mathématiques dont les volumes varient comme des poids de balance et les livres de poches au départ rangés par ordre alphabétique. Cette contrainte difficile d’autant que c’est de façon très autocentrée à partir de mes 1 m65 que j’ai placé le A, il faut passer au haut des rayonnages rapidement avec pour simplifier, des strates intermédiaires dévolues à la collection poésie gallimard et les poètes d’aujourd’hui Seghers et les petits Larousse théâtre aux photos démodés mais qui tiennent dans la poche. On arrive vite aux étages difficiles d’accès, où l’on tasse les livres comme on peut. Plus on plafonne, plus on se sent éloigné des livres. Sur les étagère, un portrait à la Méliès d’un capitaine d’opérette avec un barbe de coton . Une enceinte accroché sur le pan d’une étagère rappelle que cette bibliothèque est une entrée atelier.

La bibliothèque tertiairea été fabriquée pour répondre à l’encombrement des livres sur toutes surfaces susceptibles de les accueillir, rebords de fenêtre, tablette de nuit, commode, parquet. (La bibliothèque primaire a été débordée rapidement malgré les vides grenier, les boite à livres tous désengorgements invitant de nouveaux livres, de nouveaux engouements). La bibliothèque tertiaire se trouve dans la chambre. Cadeau du Monsieur à sa dame, invitation au rangement impossible. Par affinités avec les pères fondateurs en premier, Proust et sa cour voisine avec Céline, à l’image de notre couple, après les anglais, Virginia, Jane, Shakespeare, puis les russes, les contes de Grimm, Le Graal, l’odyssée, l’enfer, Don Quichotte. Les rayonnages de dictionnaire, les étagères pour les grandes Marguerite, les albums que je lisais enfant, dans un coin les livres qui m’embarrassent, donnés mal aimés, gardés par peur de froisser dont il faudrait que je me déleste. Des livres de mathématiques à porter de bras pour Monsieur pour nourrir les insomnies ou inviter au sommeil.Sur une étagère à part, la bible, La recherche de ma grand-mère dans une édition illustrée à lire à la table avec des annotations en marge qui permettent de s’y retrouver, Whinnie l’ourson. La bibliothèque tertiaire est en phase de saturation.

La bibliothèque secondaire se trouve dans la chambre 18 où j’atterris de temps en temps pour travailler. Elle accueille les livres nécessaires pour les travaux en cours, les coups de cœur, les livres de spiritualité ou de philosophie que je lirai un jour.

2 histoires de mes librairies

L ’humaine comédie est une librairie papeterie qui se trouve en face du square Louvois. Pendant que les trois grâces la Loire, la Saône et la Garonne barbotent dans leur fontaine, l’humaine comédie reçoit de plein fouet les rayons du soleil sur sa vitrine jaunissante. Pour y pallier et garder un peu de sa pourprée sur les premières de couverture, un calque orangé a été placé en pare brise sur la devanture. En vain, les rayons ont absorbé les couleurs des rares livres résistants dans la devanture. Un étalage hétéroclite, mélange de livres de classe, albums du père Castor, boites de playmobil antiques, livres érotiques et longtemps un exemplaire de suicide mode d’emploi irradiant le centre de la vitrine. De l’extérieur on ne peut pas trop voir ce qui s’y passe, le contre jour est trop grand. La porte opaque quoique vitrée, décourage le curieux comme une portière à rideau dissimule l’intérieur de la ferme. Quand on franchit le seuil, les yeux s’habituant progressivement à l’obscurité, un sentiment de déranger étreint vite l’impétrant. la visite est inopportune, on dérange une intimité sans invitation. Le vieux libraire bourru et fatigué est assis devant une grande table à côté d’un poêle qui sert de gazinière et de jardinière. On inhale les relents du dernier repas, du vieux tabac et une odeur de cave. On s’empresse de prendre un livre pour ne pas avoir l’air d’être voyeur visitant un lieu insolite d’un Paris qui a été. Je me suis toujours demandée s’il n’avait pas des stocks de livres retirés de la publication, sauvés du pilonnage, s’il n’entretenait pas un trafic de livres sous le manteau, comme on le faisait au 18 ème en Hollande pour laisser circuler tranquillement les lumières de demain. La librairie s’est métamorphosée depuis en salon de coiffure mais l’enseigne est resté.

Gibert que j’ai toujours associé au prénom sans l. Une chaîne de librairies, d’accord, mais avec un petit quelque chose de poussiéreux, d’universitaire et bon marché, désuet. Gibert est aux livres ce que le marché Saint pierre est aux tissus. Difficile de ne pas passer chez Gibert quand je suis boulevard Saint Michel comme il est évident d’arpenter les étages du marché saint pierre quand on est en bas de la butte. Plus que des libraires, Gibert a des vendeurs, ils pourraient porter un tablier un peu comme des droguistes spécialisés. Ici, on peut vendre et acheter. J’y vais rarement pour vendre mais pour acheter les livres d’occasion. A chaque fois je suis surprise de voir que des livres récents sont aussitôt revendus. Mauvais présage, le livre ne vaut vraiment pas le coup, correspond à un cadeau qui ne plaît pas ou ne mérite pas la relecture ou une place dans une bibliothèque ? Chez Gibert, on déambule, on ne trouve pas le livre qu’on cherche mais celui dont on a entendu parlé un jour, celui qu’on a toujours voulu lire avant d’oublier son existence et le voilà à portée de main, à portée de bourse. Les livres d’occasion sont tout de suite visibles avec leurs étiquettes jaunes aux lettres bleues, difficiles à retirer du livre- on ne va pas tout de même s’en vanter. Mais les normes de vente et de rentabilité de production envahissent progressivement l’enseigne pour des exigences de plus en plus commerciales. Le Gibert de la rue de La barre est retournée de fond en comble, l’ordre du magasin est changée et ma boussole de lecteur est perdue. Où sont les livres de poche, les quartos, les albums d’enfants, les livres de mathématiques, les doubles rayonnages ? Il n’y a plus que quelques livres, en tête de gondole, avec l’étiquette meilleures ventes de l’année.

La librairie Deslong se trouve dans la rue des antiquaires, rue Auguste Comte. Cette librairie est spécialisé dans les arts plastiques mais aussi dans la littérature d’avant garde et la poésie contemporaine.A chaque fois que je rentre du marché avec mes poireaux et pommes de terre je m’y arrête pour regarder les vitrines attirantes, l’une consacrée aux livre, impressions raffinées, bel ouvrage d’éditeur, maisons petites à la ligne éditoriale exigeante, couverture orange, rouge, blanche, format inédit, papier vélin, l’autre pour les livres d’art, les dernières expositions. J’hésite à franchir le seuil avec mon ravitaillement, le sac lourd, et l’épaule creusée, comme on le ferait devant une boutique de vêtements, un créateur, difficile de repartir les mains vides, mais aussitôt, les livres en attente d’être lues sur la table de nuit tirent leur alarme, ainsi que l’argent que je pensais attribué à autre chose ou plus tard. Le libraire est un homme de haute taille debout derrière son comptoir, réservé, il ne génera pas la déambulation entre les tables mais si on lui demande un renseignement, il va s’empresser d’y répondre avec détails et précisions, au de là même des espérances, dépassant la question qui était plus de la curiosité qu’un besoin réel. « Nous pouvons commander cet ouvrage si vous le désirez. Je ne sais pas si je vais le prendre. Peu importe vous pourrez le consulter » Cet exemplaire des œuvres de Charlotte Salomon, existant grand format seulement, dont j’avais juste demandé l’existence sans vouloir l’acheter et qu’il avait commandé, est resté longtemps un obstacle pour ne pas revenir dans cette librairie. Honteuse d’une requête que je n’avais pas honorée. L’élégance de la boutique est une façade fragile comme toute la rue des antiquaires, meubles magnifiques mais pas de vente, ou très peu, fin de mois où on doit repousser les relances du banquier. Prestigieuse mais aux abois. Ces soupçons se sont confirmés le jour où je fus témoin de la scène suivante. La jeune assistante nouvellement arrivée veut offrir un livre au libraire dont c’est l’anniversaire, celui-ci refuse. Elle insiste, on ne peut refuser un cadeau. Il secoue la tête, sombre et ajoute aujourd’hui nous n’avons encore rien vendu et il 5 heure. Tant qu’on peut tenir on le fait, mais les jours sont comptés. Il y a aussi une autre femme dans la boutique, sans doute la libraire en titre, un peu hautaine et hermétique. Quand elle conseille, elle emmène vers des livres qui ne sont pas familiers, un peu précieux ou dérangeants, je me fais violence mais repart parfois avec de nouveaux auteurs qui ne vont pas forcement me plaire ou qui vont m’ennuyer, malgré moi avec des livres étrangers comme si je voulais être quelqu’un d’autre.

3. aller dans le perdu

Les daguerréotypes de la guerre de 14

Le praxinoscope d’Émile Reynaud

La pince de Mademoiselle Jeanne

Mon chien perdu

L’étoile matutine

Les bons russes

Les chaussures de la reine

La machine à écrire

un ticket de métro

Le sac de marin

Tintin au Tibet

4-Sept d’un coup (le livre dans sa matérialité)

Le livre au pied du lit, sur la pile rouge des « tout l’univers ». Martin est abonné.

J’en ai assez de regarder la construction du métro, l’agriculture en URSS,et la culture des tulipes en Hollande. En plus, y a trop de mots. Martine a bien voulu me prêter son pick up avec les disques de Marie du Goudron, Gargouilli gouilla, les quatre saisons et Piccolo Saxo. J’ai écouté, écouté en boucle le disque de Barbe Bleue. Les genoux en pupitre soutenant le livret d’images, j’écoute en tournant les pages. « La tentation était si forte qu’elle ne pu la surmonter : elle prit donc la petite clef et ouvrit en tremblant la porte du cabinet ! » Vite penchée au dessus du lit, je soulève l’aiguille et saute le sillon fatal « le plancher était tout couvert de sang caillé dans lequel se miraient les femmes mortes ! » . Je tâche de faire retomber le fragile diamant sur le sillon suivant. Moment suspendu où il faut procéder avec délicatesse et éviter que l’aiguille ne dérape dans un crissement désagréable, ou pire, ne retombe trop avant, assez pour entendre l’innomable. Des poussières se collent sur l’aiguille que j’enlève en soufflant. A ce passage, le disque est rayé et redémarre sur le nettoyage de la petite « clef-fée » qu’il n’y avait jamais moyen de nettoyer tout à fait. Quant on ôtait le sang d’un côté, il revenait de l’autre, de l’autre, de l’autre. Il faut aider cette aiguille pour reprendre le cours de l’histoire. J’attends que Maman vienne me lire « sept d’un coup ». La chambre est juste à côté de la salle à manger aussi sonore et distributive comme le hall de la gare. Elle dessert toute la maison avec ses sept portes, pour aller chez grand-mère, la cuisine, la salle de bain, le salon, la chambre des jumeaux, le sous sol, sans compter les des placards. 39°2, les échos des voix s’amplifient, je retricote une autre histoire à partir des phrasés de chacun. Grand-mère n’est qu’adverbe, les jumeaux se disputent , le débit précipité et enthousiaste d’Agnès, sa chaise crisse sur le carrelage. J’attends que Maman me délivre avec « sept d’un coup ». J’ai pris le livre, bien rangé le plateau avec le verre qui porte les traces d’ultra-levure, le pot de yaourt vide avec l’opercule collant, tout ça tassé dans l’assiette de Floraline. Les draps grattent, il y a des miettes de biscottes. Je savoure cette vie autour du lit, comme les rois fainéants dans leurs lits roulants du jeu des sept familles. Je demande Mérovée. De temps en temps une tête apparaît pour me demander si ça va. Karine est passée depuis longtemps m’apporter les devoirs à faire pour l’école. Elle les a mis sur la table à côté du cartable. Sa visite marque la bascule dans le soir et l’arrivée de chacun. J’attends que Maman me délivre. Elle est toujours en retard, son « j’arrive !» n’est pas là, il faut savoir attendre. Le livre est ouvert sur la page du géant endormi. Avec la perspective, ses collants rouges et ses chausses de Bruegel sont énormes. Son ventre est un tonneau, dilaté par mes 39°2. Trois géants affalés ronflent autour du tronc avec le petit tailleur qui descend des branches. Maman est enfin assise sur le lit, elle a gardée son tablier de cuisine et son dé à coudre quand elle reprise. Entre chien et loup, les mèches de son chignon ont repris leur liberté. Je sens sa fatigue peut-être un jour qui précède la migraine. La pause sur le lit, la porte fermée, les bruits de la maison qui s’estompent, elle, toujours en mouvement, toujours pour les autres, va s’endormir en me lisant l’histoire. Sa voix claire qui ne fait aucune élision, prend le temps de poser les mots et de se déposer, de graver les mots de « sept d’un coup », (le nombre sept est mon préféré, je suis la septième ) jusqu’à s’effacer pour n’être plus qu’une respiration régulière.

L’embêtement blanc

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Du blanc, du blanc, du blanc, sur les trois quarts de la couverture. Des empreintes coupent le dessin en deux, le piolet du sherpa les pointe au capitaine et Tintin. Gouttes de surprise et d’interrogation. Bleu des pics ombrés et du ciel. Milou dans un coin, ses traces à côté, sont minuscules. Le soleil rouge du Levant avec Tintin au Tibet en lettres calligraphiées. Le cadeau d’anniversaire qu’a reçu Karine, le seul cadeau que je retiens, que je désire. Tu me le prêteras, dis, quand tu l’aura lu. La couverture brille à se voir dedans. Elle me le prête , juré promis, je te le rends après les vacances. Je rapporte le trophée. Pas loin, juste à côté. Une fois on a pris le mètre ruban dans la boite à couture pour savoir la distance qui nous séparait. 110 m. Toujours ensemble, quand je ne suis pas chez Karine, Karine est chez moi. Nous nous raccompagnons indéfiniment pour finalement nous séparer à mi chemin, à la nuit tombée, sous le réverbère. Gonflée du plaisir de ramener cet album que je ne connais pas, dont la couverture fait rêver de montagne, d’expéditions d’alpinistes. Héros du froid et des sommets, moi qui connaît un peu les crêtes du jura avec les Alpes au loin. Des histoires suspendues dans le vide avec tempête, avalanche. Fière de ramener une BD à la maison. Normalement ce sont les jumeaux qui les ramènent. Quand une bande dessinée entre dans la maison, tout le monde se précipite, prems, deuze, der, même mon père les lit dans le canapé quand il rentre du travail. Comme la télé. Il n’y en a pas, ou presque pas. Parce que ça abrutit et qu’après on ne lira plus jamais, alors on va chez les autres, dans les familles modernes ou on en rapporte de chez les autres. Pour les BD, parfois, mon frère m’emmène les lire à la Fnac. On prend le train pour Saint Lazare, on marche jusqu’à Havre Caumartin, une fois dans les travées, on s’installe par terre sur la moquette en passant autant de temps qu’on peut avant que le vendeur nous demande de foutre le camp si on passe pas à la caisse, c’est pas une bibliothèque. La dernière fois, Martin m’a menacé de ne plus jamais m’emmener car je n’étais même pas fichue de garder mon ticket ; un aller et retour que j’avais mâchonné et grignoté, qu’on allait finir par avoir une prune avec une débile pareille. Revenir avec Tintin au Tibet va faire remonter ma cote. Je l’avale allongée sur le lit, la tête en bas, le livre par terre, je vais le relire encore pour prendre le temps de goûter les images après avoir lu l’histoire. Je trouve le livre un peu trop bavard et glisse sur les bulles, je lis surtout les dessins. Je le passe à ma sœur qui dort dans le lit du dessus, après c’est le tour du frère. Ils l’avalent. Ils parlent d’un ton d’expert de Foudre béni suspendu en l’air, des blagues du capitaine que je ne comprends pas bien. Quand Karine me réclame son cadeau d’anniversaire, il est introuvable. La maison a avalé Tintin. Je cherche avec une boule dans la gorge, très embêtée, je ne trouve pas, j’oublie. Karine me le redemande. Promis demain. La semaine passe. Cela revient par les canaux supérieurs, la mère demande à Maman. J’avoue,on ratisse toutes les chambres, les étagères possibles, les différentes hauteurs où Tintin aurait pu être rangé, les dessous de lit, entre deux meubles, sous l’armoire ,au dessus, en dessous, on retrouve des choses, des moutons, des pièces de Lego, un livre de la bibliothèque pas rendu, mais pas de Tintin, ni dans les cabinets, ni dehors dans le jardin avec la pluie qui est tombée, ni dans la cabane sous le tas de comics à moitié déchirés . Rien. Personne ne l’a pris, personne ne se souvient. La fratrie complètement indifférente à la recherche, à l’enjeu. Un nuage menace notre amitié. Des paroles entendues retombent, résonnent : ça s’appelle revient; vaut mieux leur donner que leur prêter ; ils rendent jamais ou toujours cassé. Karine et moi naviguons en dessous des paroles, nous jouons, nous savons confusément qu’il y a des tensions avec nos frères qui se déclarent la guerre derrière les grillages en se balançant des marrons, avec la grand-mère qui invitent les jumeaux par la porte pas par le grillage. Comme dans West side story, des luttes de bande et nous au milieu. Nous fermons les yeux, les oreilles mais le Tintin au Tibet disparu, ravive les tensions.

2

La neige tombe encore, des tourbillons des flocons remontent et descendent progressivement sur la place où les passants se dépêchent de rentrer, emmitouflés dans leurs anoraks. Le ciel vide efface les cimes et puis la nuit. Il continue toujours de tomber. La fenêtre est un écran en dérangement rempli de poussières de neige. Georges Rémi la contemple préférant l’insomnie à cet horrible cauchemar récurrent. Il se dissipe en particule, il tombe dans une crevasse de plus en plus profonde. Bon à rien. Tentatives d’album aéchouées, impossible à terminer, tous rangés aux fonds des tiroirs. La dépression s’installe. Bon à rien, paralysé par la décision à prendre, se séparer de Germaine pour elle. Il part en Suisse. Il rêve à répétition de feuilles mortes qui s’amoncellent, d’arbres qui se desquament, de feuilles qui le recouvre, il s’échappe pour arriver dans une alcôve d’une blancheur immaculée où un squelette tout blanc essaye de l’attirer à lui. Puis plus rien, le monde autour de lui est devenu immaculé.

3.

«Rien que du blanc à songer, à toucher, à voir, ou ne pas voir car impossible de lever les yeux de l’embêtement blanc qu’on croit être le sentier. Voici, plus une ombre dessus, dessous, ni autour quoique nous soyons entourés d’objets énormes, plus de route, de précipices, de gorges ni de ciel. » Je suis transportée par la lettre que Rimbaud adresse à sa famille de Gênes, la dernière lettre d’occident. Tenant à partir à pied de Charleville jusqu’à l’embarquement, il traverse les Alpes par le col de Ghotard où il rencontre une tempête de neige. Cet enfer blanc devient le passage entre les deux mondes, une perte de tous les repères, une mort, avant de passer de l’autre côté sur l’autre versant, vers le sud. «  Ce matin, au soleil, la montagne est merveilleuse, plus de vent, toute descente. ». Pendant ce temps, tout juste revenu dAfrique, le fils hiberne en relisant des livres de son enfance, ouvrant le frigidaire pour piquer un morceau de fromage ou fouillant dans le placard de la cuisine pour grappiller du chocolat. Il se laisse dériver, déséquilibré par cette abondance, l’eau courante, la neige, l’internet, après deux ans de vie au village sans eau ni électricité ni rien. Il emmène son bol de céréale dans son lit avec Tintin au Tibet sous le bras.

4.

Revenant ranger la maison des parents, j’ai besoin d’air après toute cette accumulation de passé, de photos triées, de lettres relues, de vêtements à donner, d ’objets obsolètes ou dépareillés, de cartons à charger. Je sors dans le jardin pour aller chercher des bambous. Le tas est contre la clôture, près du pin que nous escaladions pour aller d’un jardin à l’autre en enfonçant bien le grillage comme marche pied. A travers le losanges du grillage, un bouquet d’iris émerge dans l’herbe détrempée, le tilleul s’épaissit chaque jour un peu plus. Je regarde sans voir la maison de Karine. Je porte ce monde dissipé, comme un masque de carnaval, un fantoche, un yeti, une préhistoire ignorée des générations suivantes. Il faut les laisser avancer léger, sans les alourdir de notre enfance, des amitiés distendus, des retrouvailles qui ne pourraient qu’être qu’artificielles, creuses, une fois les souvenirs évoqués. Mais si je sonnais chez Karine avec Tintin au Tibet ?

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.