#nouvelles #4 | Emmanuelle Cordoliani | Cœtera desunt (le reste manque)

Table des chapitres :

#1Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – Là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire.

#2 Adde parvum parvo magnus acervus erit – Ajoute peu à peu et tu auras beaucoup

#3 Perditur substantia, cum res perdit nomen appellativum et transit un aliud nomen appellativum – La substance est perdue lorsqu’une chose perd son nom et change de nom.

#4 Absens hæres non erit — L’absent n’héritera pas

Giovanni Battista Tiepolo

#1Ubi fracassorium, ibi fuggitorium – là où il y a une catastrophe, il y a une échappatoire.

Les livres que je préfère sont ceux que j’ai donnés à regret. Ils tiennent sur quelques étagères dans une pièce fermée pour moi. Un petit volume rouge sombre de Giorgio Agamben sur les Polichinelles me manque en particulier. Il occulte tous les autres, pour l’instant. Les livres perdus dans les trains, égayés dans les ruptures successives avec des lieux et des personnes et les déménagements et procès qui s’ensuivent, je peux toujours les traquer pour les racheter comme une mauvaise conscience. Ce n’est pas de ceux-là dont je parle, leur retour est immanquablement décevant. Les livres donnés à regret forment une collection cachée en plein jour. Il est rare que la personne qui le reçoit de mes mains comprenne que l’ouvrage lui est, en quelque sorte, passé sous le manteau. Cela peut arriver cependant et le secret se tend alors comme un fil rouge et coupant entre nous dans un triangle où le livre prend sa place. Passé le moment du don, je m’efforce de n’en plus parler, de ne plus évoquer le titre. L’ayant lu, on m’en donne des nouvelles qui brûlent légèrement à l’image des piqûres de rappel que je dois recevoir pour chacun de mes longs séjours à l’étranger. J’écoute attentivement, tout en masquant mon regard : le fil rouge a disparu, ne reste que le manque, cruel, ou l’étonnement amer de ne plus reconnaître ce qu’on me dit de ce livre que j’ai pourtant profondément aimé. Je vis ainsi depuis de nombreuses années. Je ne tiens pas le compte des livres donnés à regret sur un cahier — cela me mettrait terriblement mal à l’aise — mais j’éprouve leur absence de façon continue, comme ces gens qui vivant non loin d’un cours d’eau en oublient le bruit inexorable, mais qui ne savent plus parfois comment s’endormir sans lui quand ils sont en voyage. Il y a aussi des pics de douleur — le mot est trop fort — de gêne — au XVIIe le mot gêne avait un sens plus violent que douleur… — d’agacement, peut-être, oui, comme le seul souvenir de certains aliments peut agacer les dents. C’est exactement ce qui se produit en ce moment, avec les Polichinelles d’Agamben.

#2 Adde parvum parvo magnus acervus erit – Ajoute peu à peu et tu auras beaucoup

Les visages des libraires s’effacent derrière les couvertures du livre que je leur aie acheté. Je dis le livre parce qu’à la fin, en dépit parfois d’années de bon commerce, il n’en reste qu’un. Ce phénomène est amplifié dans les cas, peu nombreux où j’achète le livre auprès d’une personne affectée à sa vente, comme elle pourra l’être le jour suivant à celle des goodies de superproductions cinématographiques, d’appareils à usage téléphoniques ou autre… c’est un corollaire des librairies aux grandes superficies, que j’aurais envie d’appeler « superficielles ». C’est dans ce genre d’établissement qu’à Boston je suis tombée sur le Prélude à la Fondation, titre dont je ne saisis la dimension prophétique qu’en écrivant ces lignes…
Ces grandes baraques ne sont pas pour autant toutes tenues par le diable. L’ombre des frères Lello flotte encore dans leur somptueux magasin à Porto, au point que je n’ai pas été capable d’y acquérir le moindre ouvrage, aucun ne pouvant rivaliser avec l’ambition en béton de son projet architectural… Mais pour en revenir au sujet qui me préoccupe, ce sont des livres, non des libraires que je garde sur les étagères de ma bibliothèque.

Dans une rue adjacente à la place de la Bastille, il a existé une petite boutique en longueur dont j’ai été la cliente régulière pendant plus d’une dizaine d’années. J’aurais dit qu’elle avait toujours été là, ou plutôt depuis la Libération. Rien pour étayer cette datation sentimentale. Il en allait différemment de la libraire, bien que sa coiffe de cheveux parfaitement blancs et la large monture de ses lunettes inscrivaient ses débuts dans la profession dans la première moitié des années 70. Si les visages des libraires s’effacent, leur chevelure demeure… Ainsi, le roux flamboyant du patron du Cyprès à Nevers ou le gris trop bien peigné de celui de l’avenue de Flandres. Les poils sont peut-être ce qu’il y a de plus éloigné du papier. La marque de notre bestialité jure dans ces univers où tout concourt à la médiatiser. Le livre dans la main qu’il soit un hurlement, une morsure, un venin, un frôlement, une insoutenable caresse, un battement d’ailes ou une plongée dans le vide est toujours plus ou moins rectangulaire, en papier et loin de peser le poids d’un corps. La libraire de la rue Jacques Cœur s’appelait Colette. L’homonymie avec l’autrice reste première pour moi, devant la confusion avec l’autre, incrémentée au début de la rue des Francs-Bourgeois et dont portrait trônant en majesté sur le comptoir se mélange désagréablement aux Sonnets de Pétrarque dans la traduction de Bonnefoy, en dépit des beaux papiers des éditions Galilée et des dessins à l’encre de Titus-Carmel. Le visage de cette femme défigure le vers-titre : Je vois sans yeux et sans bouche je crie. Je ne lui pardonnerai jamais. La Colette de la Bastille a mis la clef sous la porte. Je voyageais. J’ai voyagé pendant de nombreuses années sans reprendre ma respiration. J’ai fréquenté les librairies en forme de points d’eau : il était possible d’y trouver des livres écrits dans des langues que je comprenais au milieu de pays où j’étais véritablement étrangère et tous les libraires des Balkans ont le double visage à huit’ zyeux de la couverture d’Un roman naturel de Gospodinov. À mon retour, ou des années après, je me casse le nez sur la porte de la Librairie 1789, qui allonge depuis belle lurette la liste des lieux dans l’air du temps éphémère du quartier de la Bastille. Soudain, tous les livres acquis là, y compris les plus anodins, deviennent objet possible d’un don à regret.

#3 Perditur substantia, cum res perdit nomen appellativum et transit un aliud nomen appellativum La substance est perdue lorsqu’une chose perd son nom et change de nom.

La longue vie a un coût. Certaines choses n’adviennent que dans le temps. Ce savoir est communément partagé par les vivants. Sinon, nous ne connaîtrions pas cette épouvantable tristesse à la mort d’un enfant. Nous savons intimement le poids de ce qui nous est ôté alors, de ce dont nous sommes privés. L’expérience morte-née de cette vie à peine articulée est notre gâchis, notre échec, notre terreur? Contrairement aux autres mammifères, nous naissons avant terme, sans être achevés, incapables de nous tenir sur ces deux pattes dont nous sommes si fiers. Et nous mourrons de même. Nous mourrons inachevés, mais la vie longue offre un point de vue imprenable, l’occasion de discerner une forme d’harmonie dans ce contretemps qui nous caractérise. Pour cela, elle prélève ce qui s’apparente à un loyer. Qui dort, dîne. Le séjour en pension complète se paie en perte. One Art, l’envoûtant poème d’Elizabeth Bishop le dit trop clairement pour que nous lui fassions bon accueil.

The art of losing isn’t hard to master;
so many things seem filled with the intent
to be lost that their loss is no disaster.

Lose something every day. Accept the fluster
of lost door keys, the hour badly spent.
The art of losing isn’t hard to master.

Then practice losing farther, losing faster:
places, and names, and where it was you meant
to travel. None of these will bring disaster.

I lost my mother’s watch. And look! my last, or
next-to-last, of three loved houses went.
The art of losing isn’t hard to master.

I lost two cities, lovely ones. And, vaster,
some realms I owned, two rivers, a continent.
I miss them, but it wasn’t a disaster.

—Even losing you (the joking voice, a gesture
I love) I shan’t have lied. It’s evident
the art of losing’s not too hard to master
though it may look like (Write it!) like disaster.

Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître. Je crois me souvenir qu’elle a mis de nombreuses années à l’écrire. La poétesse polonaise Wislawa Szymborska le dit autrement :
Il y a tellement de Tout,
que le Rien est à peine perceptible.
Le montant du loyer tient dans l’étreinte ambigue et définitive du paradoxe  : une vie longue et incomplète. Une vie sans Tout. Une vie de trous, de failles, de fêlures, d’abîmes. (…)

#4 Absens hæres non erit —L’absent n’héritera pas

À cette époque, je n’avais jamais vu un volume pareil : plus étroit qu’un livre de poche et beaucoup plus épais. Le titre était gaufré en argent sur la couverture, pour laquelle, dans mon pays d’origine,  on n’aurait pas utilisé ce genre de tons mauve. La Science-Fiction s’y habillait de gris, de noir et de bleu électrique, afin de se démarquer des livres pour enfants… Aux États-Unis, on ne redoutait pas ce genre de confusion. Il est même probable qu’on l’organisait.  Peter Pan et son éternelle enfance avaient déjà bonne presse là-bas, tandis que nous pensions encore qu’il y avait un enjeu d’importance à amener les adolescents vers l’âge adulte et non l’inverse. La couverture ne m’a pas rebutée : je n’avais pas encore l’habitude de lire dans une autre langue et son côté infantilisant a dû me rassurer sur mes capacités à mener à bien une telle entreprise. J’avais emporté Le Comte de Monte-Cristo pour le voyage, et en dépit d’un nombre de pages équivalent, le volume d’Asimov semblait étrangement léger dans la main. C’est dans cet esprit que je l’ai lu dès mon retour en France. Quand je lui ai offert, des années après, je savais qu’il n’était pas amateur de ce genre de  littérature (l’expression est d’ailleurs de lui) : j’avais passé plusieurs soirées à le convaincre d’essayer. Quand j’y pense, je n’ai jamais cru pouvoir le convertir. J’espérais qu’il le lirait pour l’amour de moi. Ce qu’il a peut-être fait.  Peut-être a-t-il au moins essayé de déchiffrer les notes obscures dont j’avais constellé les marges. Peut-être a-t-il vu un sens dans cette juxtaposition, sorte de motif dans le tapis qui m’avait échappé, peut-être l’a-t-il annoté en retour  (et que faire de cette éventualité qui éveille d’un même coup mon désir et ma  répugnance ?) Il est mort à présent. Je l’apprends avec quelques  jours de retard. Il n’y a qu’à l’étranger que je lis intégralement le journal,  avis de décès compris, quand je tombe sur un journal français. Le plus fou c’est que j’ai retrouvé par hasard un vieil ami commun à l’Old Cataract et il ne m’en a pas soufflé mot. Il aura eu la délicatesse de ne pas vouloir gâcher mes  vacances, ou bien lui aussi avait laissé cette amitié se perdre dans le lointain et ignorait tout de la maladie et de sa suite inéluctable… Je ne séjournais pas dans l’Hôtel, je ne dispose pas de ce genre de  moyen, mais je voulais profiter de la vue sur l’île Éléphantine et bien réfléchir à ce que je comptais faire avec Agatha Christie : je ne vois pas encore comment vendre à un éditeur le projet d’une exégèse de l’intégralité de son œuvre policière. D’ailleurs, comme me le signalait justement l’ami retrouvé,  une forme feuilleton ne serait-elle pas plus dynamique ? Mais alors, il faudrait trouver un quotidien susceptible de s’engager pendant des mois dans l’aventure,  si je ne voulais rien rabattre du projet… Ces rencontres de compatriotes au bout  du monde me laissent toujours partagée entre un enthousiasme véritable et  l’étonnement de ce même enthousiasme. J’ai trouvé fort bonne son idée du feuilleton et j’ai demandé à la réception un exemplaire du Monde au moment de quitter l’hôtel pour rejoindre le bateau. Les cabines sont trop petites pour qu’on puisse confortablement y lire le journal, mais m’a sortie m’avait  fatiguée. Après avoir lu la rubrique nécrologique, l’odeur de renfermé et les  vagues remontées d’égout que j’endure sans peine depuis dix jours sont devenues  insupportables. Sur le pont, le jour était tombé d’un coup, comme il fait par ici. Que peut nous dire un avis de décès ? La cérémonie était passée. Il y avait  eu des fleurs et des chants. Une veuve et trois enfants. Rien sur le notaire.  Rien sur le livre.

A propos de Emmanuelle Cordoliani

Joue, écrit, enseigne, met en scène et raconte des histoires. Elle a été décorée par Beaumarchais ( c'est un raccourci mais pas une usurpation ) et elle travaille avec la même équipe artistique depuis des lustres ( le Café Europa ) ce qui fait sa fierté et sa joie. Voir et explorer son site emmanuellecordoliani.com

12 commentaires à propos de “#nouvelles #4 | Emmanuelle Cordoliani | Cœtera desunt (le reste manque)”

  1. Oui, je ressens cela aussi d’avoir donné des livres à regrets, merci Emmanuelle pour tes mots.

    • Je suis loin d’avoir fini… il est possible que dans quelques phrases, cette familiarité te fasse froid dans le dos… Merci d’être passée.

  2. Je ne vais pas trouvé mieux, qelle belle idée et ouverture ces livres donnés à regrets.

    • Ton « pas mieux » me rappelle la formule du jeu des Chiffres et des Lettres…

  3. l’attention est, en tout cas, délicate – il me semble – souvent quand on les prête et qu’ils ne reviennent pas, on a ce sentiment d’au loin, le doux bruissement de la rivière…

  4. n’en ai jamais donné à regret mais prêté et ils furent pris pour livres donnés… même sensation moins l’acceptation ‘enfin si mais avec un goût de résignation)
    et une fois encore juste es mots qu’il faut (savez le journal des mots n’est allé dans aucun casier, il reste prêt à ouvrir)

  5. De la perte… sans exagérer ! Voilà la grande affaire, et on peut apprendre à l’exprimer en peu de mots comme cette merveilleuse poète Wislawa Szymborska avec son « De la mort sans exagérer » que j’ai découvert aux grands moments de mes Vendanges Poétiques au féminin. Tes formules latines me font penser à une écriture d’alchimiste des temps magiques où nommer les choses en latin permettait d’authentifier et de classer les objets, et non les sentiments procurés par les objets. C’est ce qui explique la différence entre un kilo de plomb et une plume d’ange ( supposé) lorsqu’on prend goût à visiter les poulaillers d’acajou où pondent à la chaîne des inconnu.e.s qui se donnent d’emblée la permission de disparaître… To be, or not, to be,that’s the deal… Tu vois, tes textes prolifiques me font délirer facilement… C’est comme me promener dans la Forêt de Brocéliande dans un décor de théâtre onirique.

    • Merci chère Marie-Thérèse de ta visite prolifique ! Quelle piste pour ces citations latines qui s’imposent à moi dans ce nouvel atelier sans que je puisse dire pourquoi. C’est vrai qu’écrire, ou mettre en scène consiste pour moi à regarder le monde, parfois, en entomologiste et plus généralement en zoophile. Bonne continuation!

  6. déjà les choses perdues dans ton #1
    et puis tellement juste ce que tu écris dans le prologue de ton texte 3 à propos du coût de la longue vie, ça me touche tout particulièrement
    merci pour ta fouille permanente si délicate…

  7. j’ai tendance à penser qu’une vie ne vaut que parce qu’incomplète (mais le dites mieux)