À la recherche du livre
Sommaire
1 Mes étagères de livres
J’ai longtemps rangé mes livres par ordre alphabétique, en opérant des classements par genre. Mais les livres ont toujours débordé. Aujourd’hui, j’ai pris quelques résolutions comme d’acheter moins livres, d’être moins encombrée par des objets qui deviennent inutiles. Je pose donc la question de l’utilité des livres, c’est le mot que j’ai choisi. La place manque, l’espace doit être partagé et toutes les pièces de la maison doivent pouvoir abriter des livres (les salles de bains sont les seules épargnées). Certains espaces de rangement sont moins pratiques que d’autres – quand il faut sortir l’échelle pour attraper ce que l’on veut parce que la bibliothèque monte jusqu’au plafond à plus de trois mètres – ou moins valorisants – ce qu’on dit par exemple du mur au fond des toilettes couvert de livres jusqu’au plafond. Le classement se fait par genre mais aussi par espaces. Les genres sont aussi nombreux que dans une librairie. Dans la grande bibliothèque du salon, on trouve séparées la littérature française et la littérature étrangère puis, sur d’autres étagères, la philosophie, la psychanalyse, les journaux d’écrivains (à part, parce qu’ils sont souvent volumineux) et puis quelques ouvrages reliés qui sont parfois des doubles, qui sont de beaux livres. Sur les étagères au ras du sol, un espace pour les grands formats : les livres d’art. Dans le bureau du rez-de-chaussée, le cabinet de curiosités, la pièce de L., ses livres à lui : des BD (beaucoup), des livres de science-fiction et des policiers, des livres de jeux de rôle, des livres sur Bordeaux, et encore de la littérature générale. Dans les toilettes, sont rangés des livres d’histoire et de sociologie, des livres sur la musique (le rock progressif) et le cinéma. À l’étage, sur le palier, des étagères dans une niche du mur, du sol au plafond : le théâtre, des BD de jeunesse en petit format, de la littérature jeunesse et des éditions de littérature spéciales scolaires. Dans les chambres des enfants, encore des livres en tout genre, encore des bibliothèques. Dans mon bureau, des essais de littérature, des grammaires, des dictionnaires, des étagères consacrées à l’Antiquité. Enfin, il reste deux espaces de livres non classés, mes préférés, des livres en vrac, en piles, des livres qui débordent et dont la simple présence condamne l’efficacité de tout rangement : des livres sur mon bureau, souvent ceux sur lesquels un travail est en cours mais leur nombre est exagéré, il y en a presque une vingtaine. À quoi j’ajoute plusieurs colonnes de livres, des petites colonnes de livres dans ma table de nuit puis de longues colonnes de livres contre le mur à côté du lit, des livres qui trahissent le désir de lire toujours plus malgré le temps trop court, les capacités d’attention trop faibles et la frustration très grande du livre qui manque.
2 Mes étals de livres
Je pourrais parler de quelques librairies dont le classement est aussi logique que celui qui organise la plupart des espaces de livres chez moi : par ordre alphabétique, par genre, éventuellement par type de collection. On trouve de belles librairies à Bordeaux et je les fréquente et j’y achète des livres – on peut se demander comment je tiens ma résolution de ne pas acheter trop de livres. Mais j’aime mieux les livres d’occasion des bouquinistes et des marchés en plein air des brocanteurs. J’alimente ainsi les deux problèmes que posent la présence des livres dans la maison : accumuler sans cesse des livres, créer des files d’attente de lecture. J’entretiens le plaisir de découvrir par hasard des livres – le besoin toujours plus grand de les posséder comme pour combler une faille, un manque d’esprit – et celui de parcourir du regard des tranches de livres – d’envisager ainsi un classement visuel sur mes étagères. Chez moi, comme sur les étals des beaux marchés en ville, des livres en vrac, des livres à lire, des livres usés. Ce matin même, sous un soleil de printemps à Saint Michel, des entretiens et des lettres de Sénèque – et toujours le même argument, qu’est-ce qu’on perd à acheter Sénèque ? Le libraire dit c’est cossu. Alors faut croire que c’est du luxe, Sénèque, pour dix balles.
3 Inventaire de choses perdues
Trop vite perdues et déjà oubliées, les choses perdues ne se retrouvent jamais.
Perte irrémédiable : le plaisir de l’enfance de lire des histoires ; je ne m’intéresse plus qu’aux mots. Obsession des mots : sans lourdeur, imprécision, niaiserie, mièvrerie, pas de discours affecté.
Écrire par la perte : être plus riche de ce qui se perd (effacer, raturer, barrer, retrancher, éliminer, supprimer).
Prévoir l’inventaire de choses qui restent (quand elles seront installées).
4 Le livre faramineux
Le livre faramineux – j’en ai parlé – est un ouvrage désossé, délabré, rapiécé, des feuillets de pages glissent et menacent de se perdre.
Le livre faramineux, lourd de secrets, n’a jamais fini de dire ce qu’il est.
Le livre faramineux est un ouvrage savant qui porte le nom de la personne savante – un homme – toujours – plusieurs – parfois : Robert ; Gaffiot ; Rigel, Pellat, Rioux ; Fontanier, pour les plus consultés.
Le livre faramineux comme quelque chose de très simple que je pourrais saisir – enfin.
5 Cinq stations pour une vie d’insecte
1 Chez un brocanteur, marchand de curiosités, je trouve dans une édition reliée, ancienne, des morceaux choisis des Souvenirs entomologiques de Jean-Henri Fabre. Son titre, La Vie des insectes, fait écho à d’autres vies que l’on trouve quelque part sur les étagères de mes bibliothèques : en poésie ? en sciences naturelles ? Des récits de vie, des récits de vie minuscules, des vies si différentes de la mienne changent l’idée que je me fais de la littérature. Je tiens en haute estime cette galerie de personnages et je rêve d’écrire à mon tour une vie des abeilles, des fourmis, des termites. Maurice Maeterlinck écrit :
Henri Fabre est une des plus hautes et des plus pures gloires que possède en ce moment le monde civilisé, l’un des plus savants naturalistes et le plus merveilleux des poètes au sens moderne et vraiment légitime de ce mot…
C’est une des admirations les plus profondes de ma vie.
2 Chez Fabre, je tombe d’abord sur l’étude de l’instinct et des mœurs du scarabée sacré. L’instinct maternel du bousier est érigé en valeur suprême qui le place en première position sur le podium des hyménoptères. Selon l’entomologiste, le bousier agirait à l’encontre des principes de Lycurgue qui bannissait de sa république les arts, accusés d’amollir. Les insectes élevés à la spartiate ne font aucun cas de leur progéniture, l’éducation rustique ne suppose aucun talent. Aussi déconcertante que puisse être l’allusion au législateur de Sparte et au supposé platonisme de celui qui cultive une certaine méfiance envers les arts, on est invité à prendre en compte le raffinement d’un comportement qui accorde un soin extrême à sa descendance. Le bousier ne construit pas les futurs guerriers du nouvel idéal républicain.
3 Pour observer des insectes coléoptères, il faut s’abaisser au ras du sol, mettre les mains dans la terre et attendre. Chatouillé par le vent de la Garrigue (ou par celui de Brive, mettons), en pleine nature, il faut renouer avec l’imaginaire arcadien, l’idylle bucolique. Les mœurs pastorales du bousier le hissent au rang des personnages virgiliens. Le nomenclateur naturaliste se laisse émouvoir par la muse latine qui lui inspire des listes euphoniques : Mélibée, Tityre, Amyntas, Corydon, Alexis, Mopsus. Et pourquoi pas : Ménalque, Damoetas, Thyrsis, Moeris, Lycidas, Gallus.
Ô Tityre, tandis qu’à l’aise sous le hêtre,
Tu cherches sur ta flûte un petit air champêtre,
Nous, nous abandonnons le doux terroir natal,
Nous fuyons la patrie, et toi, tranquille à l’ombre,
Tu fais chanter au bois le nom d’Amaryllis.
4 Parmi les mœurs exemplaires du bousier, Fabre évoque le refus de la propriété privée qui légitime les nombreuses tentatives de vol de bouse. Il cite l’audacieux paradoxe de Proudhon comme principe éthique d’une vie d’insecte : « La propriété, c’est le vol ». Pour la conquête d’un crottin, le coprophage abuse largement de la force. S’il laisse aux Spartes leur éducation austère, il n’en mène pas moins de véritables combats dans lesquels le larron culbuté s’avoue vaincu quand il est maintenu sur le dos, pattes en l’air. L’autre qualité relève de l’outillage qui le rend maître dans l’art du modelage d’une poire qui protège et nourrit sa larve, la progéniture sacrée qui attend sa métamorphose. L’ouvrier scrupuleux en perfection géométrique travaille le polissage général de son nid. Comment l’outillage grossier du scarabée lui permet-il de confectionner une niche si délicatement polie ? Franklin enseigne que l’ouvrier modèle fait d’un rabot l’usage d’une scie, et d’une scie l’usage d’un rabot. De son râteau à fortes dents, le scarabée fait truelle et pinceau.
5 La métamorphose est un évènement fascinant. Une fois le captif sorti de son coffre en forme de poire, il laisse de côté la nourriture malgré sa longue abstinence et se précipite dans la lumière du soleil. Ouvert à la présence immédiate du monde, il connaît l’inconsciente félicité. Il célèbre sa renaissance, son image nouvelle, l’imago bientôt cuirassée de noir brillant. Mais les images parfois sont trompeuses, la mue dissimule mal la perte. La larve existe dans la certitude de sa métamorphose glorieuse, l’insecte misérable est débarrassé de sa première vie. Il a atteint toute la perfection à laquelle un être vivant peut prétendre ; il a d’emblée la connaissance parfaite de son art, l’expérience n’y changera rien. Manufacturier en cocon maternel, hôte des églogues pastorales, habile ouvrier en outillage pratique, image sacrée de la renaissance, il impose sa science énigmatique.
Si l’on se détache de ce dont la jouissance nous est d’abord échue, qu’on s’en désintéresse, même provisoirement, on sera comme un insecte avec les autres qui rôdent sous leur cuirasse de bronze ou de vermeil, munis de mandibules dentelées, de la poche d’acide butyrique qu’ils injectent dans leur proie. Après, l’enveloppe, l’apparence demeure mais le dedans a été liquéfié. Les insectes le savent. Ils se dissimulent à l’heure de la mue. Ils savent aussi, quoiqu’ils ne sachent pas le savoir, ils emportent au sein de la terre, de l’hiver, la certitude qu’ils renaîtront un jour, cuirassés, brillants dans la lumière, revêtus de toute la perfection dont un insecte soit susceptible.