#nouvelles | CMT Boucle 3 Edouard Martel

Midi, les véhicules passaient, stoppaient au feu rouge. Le Cours était large, trois files de voitures, de camions, de bus, que le feu allongeait et rétrécissait à sa manière, un roulis même à l’arrêt. Les gens de la maison jaune se faisaient plus bruyants, mais ce n’était pas encore l’été, où tous vivraient fenêtres grandes ouvertes. Non, c’était le printemps qui n’est qu’une histoire d’arbres en somme. Des feuilles à peine se dévoilaient. L’été venu, je ne saurais plus rien de ceux de la maison d’en face. Ou si peu. Les platanes couvriraient ma vue, laissant mon ouïe en alerte. Les bruits du Cours s’immobiliseraient dans leur continuité. A midi le même son de la ville, qui ignorerait comment cesser. Ricocheraient sur les murs de l’immeuble où j’habitais des chansons à refrain. Le soleil n’avancerait plus jusqu’à ma table d’écriture mais les feuilles miroiteraient et le mistral briserait, fractionnerait leur lumière. Leurs verts seraient plus tendres que ceux des feuilles du néflier de ma première enfance. La maison jaune me manquerait. Sa couleur et sa belle, grande taille.

 Eté 96, ses cigales monotones. Monteraient jusqu’à moi quelques coups de klaxon. On serait à la fête. Des petites-filles, pas si loin et pourtant, seraient assassinées. Cela s’afficherait, lettres blanches, écran bleu, sur mon ordinateur tout neuf, gris, oblong. A quelque temps de là, malgré les feuilles rousses, le soleil encore cognerait aux façades, contraindrait à la jupe, au tee-shirt, aux nu-pieds. Impensable de lui résister, de fermer les fenêtres. En face, des inconnus seraient encore nombreux. La maison jaune était-elle louée à d’autres que ceux qui l’occupaient le restant de l’année ? L’été n’en finirait pas de se renouveler. De sinistres nouvelles arriveraient de Belgique. Une fois encore, le soleil et l’horreur avaient fait bon ménage. C’était de ces habitudes auxquelles l’un et l’autre tenaient. Le Cours et son roulis, la maison jaune et les platanes, un monde presque parfait. Il dédaignerait, dans sa toute-puissance de monde impassible, l’existence d’un autre, qu’un écran tout petit s’empressait d’agrandir. Ce ne serait qu’une histoire d’arbres, de feuilles qui poussaient, qui s’installaient, qui tombaient. Le reste, figé dans une éternité solaire. Et pourtant, Marcinelle, un type arrêté pour viol de fillettes.  Ah, j’oubliais le ciel, mais n’était-il pas vain d’en parler ? Un aplat bleu, profond, dense. Peut-être jamais noir. D’où viendrait le bleu nuit si ce n’était de là où je nichais pour l’observer. Maison jaune sur fond bleu. Van Gogh avait peint chez moi, enfin tout à côté. Pas la même maison que celle qui narguait le minuscule immeuble, d’où au premier étage, d’une unique fenêtre, je l’épiais toute l’année. A ma table assise, occupée à écrire, j’envirais les arrivées les départs les entrées les sorties. La porte d’entrée claquerait sur le Cours, la musique et les voix s’évaderaient par les fenêtres ouvertes.

Côté pair du Cours pour ceux de l’intrigante maison d’en face, et impair pour moi. Ce côté-là leur allait à merveille. Je leur trouvais de l’allure, de la noblesse. Sur la boîte aux lettres, deux noms. Lambertin et Mosco. Lambertin, devancé par un R., et Mosco par un C. Je dévalais les escaliers qui longeaient sur la droite leur maison, à la recherche de prénoms. Et c’était un régal que d’en mâchouiller la liste en pensée. Robert, Réginald, Roger, mais Ruth, Rebecca, Reine. Corinne, Catherine, Chloé mais Cyril, Carlos, Christian, car rien ne révélait qui de Lambertin ou de Mosco était du genre féminin ou masculin. La mère – celle à qui j’attribuais ce rôle – était une grande femme, mince, blonde, d’une quarantaine d’années. Était-ce elle, R. Lambertin ? Un nom qu’elle aurait pu porter. Mais un jour qu’elle parlait avec notre facteur — j’arpentais le trottoir d’en face, qu’à cause de la présence de la maison jaune sans doute je préférais au mien, j’attendais que le feu passe au vert piéton — je décelais un accent inconnu dans sa voix, qu’elle avait douce.   Je décidai alors qu’elle s’appelait Mosco, nom qui me parut à l’époque – je n’avais encore jamais rencontré de Mosco, pas même en politique — exotique. R. Lambertin serait donc le père. Brun, râblais, c’était bien lui pourtant qui du Mosco que j’imaginais aurait pu être le vivant portrait. Comme les noms portent en eux l’histoire d’une famille ! Famille qu’ils dessinent, poursuivent et empêchent, qu’ils maintiennent garrotée !   Pourrais-je encore inventer quelque chose que j’ignorais d’eux, s’ils entraient dans leurs noms comme dans un tableau ?

Je fabriquais à R. une vie de voyages, dans laquelle il rencontrait C., dont le père, italien, aurait en son temps épousé une suédoise (il me fallait bien trouver une raison à l’enviable blondeur de C.). La famille bourguignonne de R. (je venais de relire Eugénie Grandet, et j’imaginais un Lambertin, les pieds ancrés dans la boue des chemins, et la bourse remplie par les économies, lequel m’apparut être un ancêtre convenable) s’était entichée de celle plus mêlée de C. Des terres des Lambertin, il ne fut pas question de s’éloigner pendant au moins un siècle, peut-être jusqu’au moment où R. finit son internat au lycée de Dijon, choisit Paris pour suivre des études qui ne seraient en lien ni avec le terroir, ni avec le commerce. J’optais pour les langues. De petite aristocratie italienne, la famille de C. — j’hésitais entre La Chartreuse et le Guépard, entre Parme et la Sicile, mais Mosco était, semblait-il, un nom du nord de l’Italie, et je dus choisir Parme — avait eu en héritage le goût pour les voyages (un signe de distinction, un besoin d’éducation ?). Et c’est à Amsterdam que la petite marchande suédoise — elle prenait des cours de violoncelle baroque au Conservatoire supérieur de La Haye, qu’elle payait en travaillant trois jours par semaine à la boutique du Rijks museum — séduisit l’italien, sur un quai de la gare, alors que ce dernier se rendait à Copenhague et qu’elle rentrait chez elle, pour Noël, dans la banlieue de Stockholm. Il l’aida à installer dans le train violoncelle et bagages. Il aimait la musique.

C’était le soir et pour une dernière fois sans doute — l’hiver s’installait — une fenêtre, en face, était restée ouverte. Sur le Cours, le vent avait saisi farouchement les branches — vides de feuilles — des platanes et j’écoutais claquer les volets alentour. Le jour s’absentait rapidement depuis peu. Le jeune homme avait allumé la lumière dans la pièce. Je l’avais vu entrer. J’aurais reconnu sa silhouette même dans la nuit bleue. Grand pour son âge, presque trop maigre comme parfois l’on finit l’adolescence, le ventre creux, la cage thoracique en surplomb. Très brun, quelque chose du grand-père que j’avais imaginé italien. Le regard noir dans la douceur d’un visage anguleux, marqué bien que juvénile. J’observais du lit l’assise. Il s’allongea, je le perdis. Le rectangle de lumière s’imposait violemment maintenant que les façades du Cours se fermaient sur elles-mêmes. Face à moi, l’écran jaune que la nuit — elle absorbait la ville — agrandissait, offrait à l’œil du voyeur.

 Bruit de porte. Une jeune fille venait de pénétrer dans le champ éclairé. Une sœur, proche en âge je dirais. Un peignoir japonais, blanc soyeux aux fleurs rouges. Des coquelicots. Elle s’approcha du lit. S’y assit. La tête, les épaules dans le cadre bas du rectangle doré. Il s’était relevé. Je l’aperçus à ses côtés. D’un geste, elle souleva ses longs cheveux, et la manche glissa jusqu’à l’aisselle. Le bras semblait d’un blanc nacré. Elle se pencha vers lui, tendit sa joue, son oreille. Il rajusta la perle, fit doucement claquer le fermoir. Elle souriait, sans être attentive au regard qu’il venait de lui porter.  Elle s’arrima des deux mains au rebord de la fenêtre. Le vent qui tournoyait en l’absence d’obstacles, s’empara de sa chevelure. Un drapeau de boucles noir bleuté flottait. Un étendard. Et ce fut pour moi comme une Epiphanie, la promesse soudaine, imprédictible, d’un changement en marche.

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