#nouvelles #lire&dire | Nouvelles chroniques (invétérées)

Parfois, quand je sors marcher, c’est de façon studieuse. Je réfléchis, de façon a priori dialectique, à des sujets graves, des idées difficiles, des problèmes insolubles et des projets vains, entre autres. Je dis a priori, parce qu’il faut bien se l’avouer, si je transcrivais ce qui me traverse l’esprit, si sérieux alors, je ne sais pas si j’en rirais ou pleurerais à la relecture. Mais l’intérêt n’est pas là, dans ce que je pense de ceci ou de cela, et qui peuvent bien finir par se contredire. Non, l’intérêt, c’est bien plutôt la marche de la pensée, pas son point d’arrivée : c’est sa réflexion à elle-même, une espèce de libération dans la délibération, et certainement une réorganisation, une façon de se régénérer, de se redynamiser. Une forme de renaissance ? Palingénésie ?
— On a dit marcher, les pieds sur terre, pas en lévitation.

Glisser dans le récit les conditions de la rêverie de façon à pouvoir énoncer librement, sans trop réfléchir, n’importe quelle image. — Même celle de l’ADN ? — Même celle-là. — Oui, enfin, quand tu sais que l’inconscient, derrière la rêverie, est structuré comme un langage… — Raison de plus pour ne plus réfléchir et se fier à ces images qui sont comme les points chauds du magma de la langue !

Au fait, l’idée des heures pour le petit Marcel et la petite Lulu, je l’ai volée à La Mémoire du monde :
« Fin d’hiver — 1917. Tranchées, avec tout le confort possible. Loin de l’océan de boue de la Picardie — et comme loin la guerre.
C’est dans l’Aisne. Un secteur tranquille. Une tranchée dans les bois. Un plancher de caillebotis sur le sol pour ne pas se mouiller les pieds — des abris ou guitounes creusés dans les parois : un luxe.
— Heure de l’oiseau
— Heure des feuilles naissantes
— Heure de la promenade, des fleurs, des fraises sauvages
— Heure d’Apollinaire
Jouer aux cartes, boire, s’épouiller, ne penser à rien ; la guerre est trop longue et la vie trop courte. Profitons de ce moment charmant. »

Voilà, le cycle est terminé.
Je m’attendais à une nouvelle boucle de f, mais non. f ouvre un nouveau cycle. Il l’intitule Anthologie. Autant dire qu’on sait pas vraiment de quoi il va retourner, sinon d’un florilège en work in progress. Et d’ailleurs, c’est sûrement pas pour rien que la première proposition consiste à trouver un registre où le soi s’exprime en amont de toute possible autobiographie ou dévoilement […] : une impossibilité de sujet, puisque c’est justement l’accès à la parole, l’accès à la marche, qu’on va creuser et construire. Et autant dire alors, mon vieux Marcel, que j’ai plus rien à dire parce que justement, et je dis mon vieux et plus mon petit pour ça, ça fait environ un an que je tiens ce carnet avec toi, même si je t’ai retrouvé en cours de route, à la fin du second tome, je crois, mais ça fait environ un an que je fais que ça, que je donne surtout dans ça, une impossibilité de sujet, qui est aussi une impossibilité d’écrire puisque, pour celui qui désire écrire le sujet même de l’écriture c’est l’écriture même, et pardon pour les nœuds au cerveau hein ? mais ça fait une année que je me débats avec ça, et Dieu sait que c’est pas si facile et que c’est peut-être qu’une impression, en fait, et que c’est peut-être même impossible, on se débat parfois en vain, depuis environ un an et ça fait un anniversaire à fêter tiens ! un an de ce carnet, et l’anniversaire que t’as pas eu aussi, Marcel, puisque t’es mort juste avant, à environ un an, et va savoir du coup si c’est l’anniversaire de ta naissance ou de ta mort qu’on fête en même temps, ou les deux mon vieux capitaine, même si c’était il y a de ça environ un siècle, et alors tant mieux, ça fait un autre anniversaire à fêter ! un siècle qu’on fête tes un an, pour environ un an d’un carnet impossible, et alors oui, oui, dans ces nœuds gordiens du temps : autant dire qu’on a plus rien à dire. Il serait peut-être justement temps d’ouvrir un nouveau cycle aussi ? Ou de partir en vacances, à l’étranger ?

(En attendant, j’ouvre un autre livre, Sur le Réalisme de Brecht, enfin. Et, ma foi, ça commence bien avec cette note initiale comme on n’en fait plus :
« En ces temps de choix décisifs, l’art aussi doit choisir. Il peut se faire l’instrument de quelques-uns, qui jouent auprès du grand nombre le rôle des dieux et du destin, et exigent une foi dont la qualité première soit d’être aveugle ; ou il peut se ranger aux côtés du grand nombre, et remettre son destin entre ses propres mains. Il peut livrer les hommes aux ivresses, aux illusions et aux miracles, et il peut livrer le monde aux hommes. Il peut accroître l’ignorance, et il peut accroître le savoir. Il peut en appeler aux puissances qui font leurs preuves dans la destruction, et à celles qui font leurs preuves dans l’aide apportée aux hommes. »)

Et Chevillard (tiens, chevillard selon le Robert : « Boucher qui vend la viande à la cheville ; boucher en gros. »), jamais en reste pour répondre à Masson (« Le nom de famille « Masson » est d’origine française et il est dérivé du mot « maçon », qui désignait à l’origine un ouvrier qui travaillait la pierre ou le béton. Le nom a été donné aux personnes qui exerçaient ce métier au Moyen Âge. Il s’agit d’un nom de profession courant en France, en particulier dans les régions où la construction en pierre était répandue. Le nom a pu évoluer légèrement en fonction des régions et des dialectes locaux, mais il reste généralement reconnaissable sous la forme « Masson » ou « Mason » », précise le Chat Mistral) :
« J’aime observer les allées et venues des passants dans les rues, comme ils flânent ou vaquent, indolents ou résolus, comme se croisent leurs trajectoires, sans heurt le plus souvent, chaque poisson dans sa rivière, et je me demande quand, comment et pourquoi va cependant germer dans l’une ou l’autre de ces têtes l’idée puis le projet de la guerre. »)

|| À la recherche du Sur Nietzsche de Georges Bataille, je suis tombé sur le mur interactif d’André Breton. ||

C’est pas bien. Mais j’aurais voulu l’étrangler. C’est pas bien parce que j’aurais été accusé d’homicide, j’aurais été accusé de féminicide vu que c’est une femme, et j’aurais été accusé d’obscurantisme vu c’est une philosophe, de terrorisme peut-être vu que ça serait passé en pleine émission télé — sur Arte en plus ! je serais passé pour un inculte ! N’empêche, j’aurais voulu l’étrangler tant je m’étranglais à l’écouter. Quel besoin, aussi, elle a eu d’employer, cette métaphore qui n’en était pas une tant elle manquait de vivacité ? Quel besoin de répéter ce cliché de l’ADN ? Elle parle antisémitisme, elle accuse Mélenchon, elle vise deux ou trois autres personnes, elle rejette leur parti, elle élargit la chose, elle croise et brouille les pistes, pourquoi ?
« C’est dans leur ADN, et pourquoi c’est dans leur ADN ? en fait parce que c’est dans l’ADN d’une partie de la Gauche, à travers le wokisme, à travers l’idée que les Juifs, finalement sont hors du mouvement de l’histoire, c’est-à-dire que, ils s’opposent aux partis progressistes… — Quel est le rapport entre le wokisme et l’antisémitisme, je, j’comprends pas là… le wokisme qui d’ailleurs est une théorie… » fumeuse, brumeuse, nébuleuse sous-entend l’autre d’un geste des mains, tel un illusionniste.
(C’est vrai qu’on a dit pas mal de conneries ces derniers temps autour de Mélenchon, mais de là à enclencher une mécanique rhétorique qui engagerait toute la Gauche. À moins de faire faire un tour complet à l’engrenage, avec le compte des petites phrases antisémites du côté de la Droite, histoire d’équilibrer au moins la balance ? — sauf à considérer que cela ne soit, dans l’histoire, qu’un détail.)
(Si elle avait dit : « C’est dans leur histoire », le mot aurait été plus juste, l’argument aurait été compréhensible, les figures d’amplification et de coq-à-l’âne auraient pris une autre tournure, les reflets de la technocratie et du biopouvoir ne seraient peut-être pas apparus — parce qu’il me semble qu’il y a de ça, dans l’image de l’ADN, issue de la biologie la plus pointue qui n’est rien sans la technologie la plus fine, quand on l’applique à la politique.)
Et voilà, le poisson est noyé : gagné ! Le programme de génétique du discours mystificateur a produit ses effets dans le dialogue. Le fil coupé, on s’étrangle. Envie de meurtre. CQFD
(On plaidera quand même non coupable au procès.)

Il y avait aussi un gramophone au fond du grenier. Un gramophone valise je crois, sans pavillon. Il ne fonctionnait plus quand je l’ai découvert, mais la petite Lulu l’aura peut-être entendu sa musique ? Peut-être l’aura-t-elle fait tourner ? Pour quelles voix, quelles chansons d’avant-guerre ? Quels crépitements ?
Et elle avec le chien, à l’heure de petique-petoque sur le plancher du grenier. Le chien qui aboie après la botte de foin où vient de se glisser une souris. Le chien qui l’écoute raconter ses histoires, et qui se gratte l’oreille. Le chien, la tête dans le cadre d’une fenêtre. Le chien qui saute, le chien qui plonge et ressort de la rivière une grosse pierre dans la gueule. Le chien qui s’ébroue, ça éclabousse. Le chien, la truffe en l’air et qui éternue. Et les pierres au fond de l’eau. Un tas de pierres avec le temps. Un grand cairn. Une pyramide à la limite. Et le petit pont de pierre dessous, au fond de la galerie. Le petit pont des milieux de chemin, à l’heure de se jeter à l’eau.

Cette semaine, au Domaine des Fossés — je n’ai pas encore vraiment réfléchi à la proximité de ce lieu avec le Domaine des dieux —, il est aussi apparu que mon goût pour Madeleine project — pour rappel, Clara Beaudoux, en emménageant dans son nouvel appartement, découvre dans la cave les affaires de Madeleine, la vieille dame décédée qui habitait là auparavant, et nous fait partager sa découverte et son enquête (Mais qui était Madeleine ?) en quelques mots et en images sur Twitter (un livre pour finir) — recoupe mes recherches du temps où, pas encore entré à l’école, je montais dans le grenier fouiller dans les affaires du grand-père Roger (l’arrière-grand-père), et redescendait casque à pointe sur la tête.

Et voilà qui conviendra à l’équipe d’Une certaine Dose de poésie, ce mot d’André Masson, dans La Mémoire du monde : « Il me paraît fatal que certaines épreuves laissent des empreintes dans le laboratoire de la création, celle-ci serait-elle assez puissante pour transmuer en fêtes picturales les massacres. »
L’Autofictif 5765 ajoute : « L’écrivain est bien tranquille. Que lui arracherait-on sous la torture qu’il n’ait confessé si complaisamment dans ses mémoires ? »

|| Les Oisillons tombés du nid — C’était, disons, un groupe folk de l’enfance-poète qui interprétait des textes humoristiques et naïfs au premier abord, à l’image du titre de leur premier disque Mangent de la terre (à lire avec le nom du groupe), « avec peu, une guitare, une batterie-jouet et des contre-chants scouts », comme le disait Ludovic Perrin dans Libération (il y a bien longtemps en 2001). On retrouve quelques chansons en écoute sur le compte Soundcloud de Patrice Caumon, chanteur du groupe. Mais pas de trace du « Chant bureaucratique ». Tant pis, je me rabattrai sur « Le PDG et l’Escargot », « Vas-y, Zizou », « Les Pommes et les Couilles »… et « La Foire aux plaisirs » qui dénote un peu avec sa nostalgie ambiguë un jour de fête foraine, devant un stand de tir où : « la cible c’est notre cœur d’enfant que l’on voudrait truffer de plomb. » ||

Ce serait elle derrière le drap blanc, un peu mité, aux initiales brodées en rouge. Le drap pris dans un buffet rempli de vieux linge pour délimiter un espace de jeu dans le grenier, soit comme un rideau entre le mur et le conduit de cheminée, soit comme une sorte de tente contre le conduit. Ou le toit d’une cabane dans les bottes de paille, maintenu par le manche d’une fourche. Le drap sous lequel elle se glisse parfois à l’heure d’une autre peau. À l’heure des pas aveugles. À l’heure des mains invisibles et des mots chuchotés.
Ce serait elle derrière ce drap, quand elle joue avec le rouet. Elle quand elle actionne du pied la pédale, quand la roue tourne à vide, à l’heure des récits dont le héros principal est toujours différent, et dont tu restes le personnage secondaire. Un figurant, un passant, régulier à l’heure du dénouement. À l’heure des craquements du plancher. À l’heure des feuilles froissées d’un cahier. À l’heure des paroles inaudibles dehors.
À l’heure de la grosse bouteille vide couverte de poussière et de toiles d’araignées. Quand elle la rapporte dans son aire de jeu et d’histoires et la dépoussière du revers de la manche, en faisant tourner lentement son poignet. En découvrant le verre blanc de la grosse bouteille. Un verre étonnamment fin et poli, soufflé. Et si c’était la bouteille que j’ai récupérée et qui est là, au sommet de la bibliothèque ? Blanche, transparente, ronde, totalement, une espèce de bulle. Et ce serait ça qu’elle recherchait en essuyant le verre du revers de la manche, la bulle de verre. De quoi souffler dedans par un trou imaginaire à travers la poussière. De quoi traverser, passer de l’autre côté de la poussière. À l’heure de se mettre dans sa bulle. Dans ta bulle.
Et ce serait elle encore avec ce casque qui a disparu. Un casque à pointe rapporté par on ne sait qui d’une autre guerre. Peut-être ton père, du temps on l’avait envoyé en Rhénanie ? Le casque pointe qu’elle aura porté, la petite Lulu, à l’heure de la mobilisation, à l’heure de se creuser la tête, de bâtir les cabanes en paille, de se faufiler dans leurs galeries, à l’heure de sauter dans le foin. Et ressortir par la bulle de verre, tout blanc soi-même, transparent. Comme ce figurant ou ce passant dont tout reste à décrire. Tête la première, la pointe en l’air, dressée sur son socle de nuit. À l’heure de sabrer les histoires.

Stratégie de communication — à revoir.
(Ce que j’ai fait dans la semaine ? Pas grand-chose… — Justement, c’est ce pas grand-chose qui m’intéresse. Oubliez pas que ce qui revient souvent dans votre quotidien, et ça vous semble évident, banal, sans intérêt, eh ben pour un autre ça peut être quelque chose d’assez nouveau, étrange, mystérieux. | Bon, pour Thomas, la semaine s’est passée avec les mystères de Super Mario et Battle Royal sur Switch, et pour Quentin avec ceux de Xenoblade Cross sur Xbox. J’ai eu droit à une poignée d’images, à deux, des consoles et des pochettes des jeux, pour trois lignes chacun. Impossible de savoir ce qu’ils avaient pris au petit-déjeuner, Thomas s’en fout, lui, avec de grands gestes, Quentin s’immobilise, regarde dans le vide un instant comme pour méditer sur le fait que, en fait, ben… non, là, il sait plus. | Il faudrait, en sens inverse, que mes consignes d’écriture investissent le champ du jeu vidéo. Sur le modèle du CD-Rom de Chris Marker, Immemory (daté, peut-être, mais pas dépassé) ?)

Tu sais, Lulu elle est plus toute jeune. Moi non plus d’ailleurs, mais enfin, j’ai encore un peu de temps devant moi. Je suis à peu près au milieu du chemin de ma vie. Enfin, statistiquement, sur l’échelle de l’espérance de vie. J'suis pas à l’abri d’un accident, d’une maladie, d’une guerre, d’une révolution ou d’une involution. Ou de la folie.                         Mais pourquoi Lulu elle serait pas non plus au milieu du chemin ? est-ce qu’on a bien compris ce que Dante voulait dire avec cette formule ? est-ce qu’on serait pas plutôt toujours au milieu du chemin, quel que soit l’âge ? et c’est seulement l’horizon qui changerait ? une clarté bleue de petit matin ? un crépuscule rougeoyant ? le ciel ouvert ou couvert selon l’humeur, l’inspiration ? ou l’expiration ? toujours au milieu du chemin et nulle part où aller.                                          Eh oui, la folie, ça bouleverse la dimension espace-temps. Peut-être même que la vraie, ça l’annihile. Comme le chemin qui se dérobe sous les pieds. Ouvert à tous les vents… de folie.                                                       Oh je sais, je parle encore tout seul Marcel. Mais enfin c’est pour te prévenir, et moi avec, que la petite Lulu arrive au bout du milieu, ou que ça devient de plus en plus étroit le chemin, de plus en plus sombre. Il y a peut-être un clair de lune pour la guider encore sur le chemin. Je me demande si elle sait où elle va. Je me demande, puisqu’on dit qu’avec l’âge on retourne un peu en enfance, si elle descend vers le pont de pierre, là où j’ai imaginé que tu te trouvais, comme si c’était elle, peut-être, qui l’avait imaginé. Quelque chose comme ça.                                                                       Et qu’est-ce qu’elle emporte avec ça ? On y va pas comme ça, nu. Ça c’était pour toi, l’enfant des limbes. Et encore, à presque un an, près de marcher sans t’appuyer ou te retenir, près de mâcher tes premiers mots, manipulant depuis longtemps ce qui te tombait sous la main, t’étais sûrement un petit homme en pleine possession de ses moyens. Le chemin était large, c’est juste que la nuit est vite tombée, comme une éclipse de soleil totale, imprévue. Est-ce que t’as eu le temps d’emporter avec toi ce bout du tissu que peut-être tu suçais, et qui t’appartenait comme une partie de toi-même ? ou j’sais pas quel objet informe, quel mot fragile, quelle émotion ou sensation frêles ? J’sais pas si tu saisis bien ?                                           C’est ça que je me demande aussi. Qu’est-ce qu’elle emporte de toi ? Elle t’a jamais connu, mais quand on grandit comme ça toute seule, fille unique, et qu’on sait à un moment donné qu’il y a eu un frère avant, un grand frère mort tout petit, qui reste pour le reste de la vie de cette petite fille comme le petit frère éternel, pas comme celui qu’on voudrait avoir, pas comme un possible à venir, mais comme un souvenir qu’elle aura jamais, et moi avec. Quelque chose comme ça. Moi, je me demande sur quoi ça se fixe, ça.                                              C’est idiot, mais quand je repense à tout ce qu’elle a conservé, Lulu, à tout ce qu’elle a accumulé dans le grenier, même les boîtes en carton, tu sais, j’t’ai déjà parlé du grenier, la caverne d’Ali Baba que c’était pour jouer, et les chais et les garages, les hangars, de dessous le balet, les granges et le fenil, et les pârs… ben je me dis qu’ici ou là, il y a sûrement cette petite chose quelque part qui me ferait dire… c’est comme à la fin de Citizen Kane, tu sais, quand on aperçoit la luge d’enfant de Kane, après sa mort, en train de brûler avec d’autres affaires, et c’est elle, la luge, qui explique le dernier mot soufflé au moment de mourir, Rosebud, et alors toi, Marcel, ce serait quoi pour la petite Lulu ? ce serait quoi cette chose qu’elle l’emportera avec elle parce que c’est toi, parce que c’est elle, parce que c’est elle quand elle se souvient de toi, c’est elle quand elle a imaginé ce souvenir qui lui manque. Tu saisis ?

Révisons nos classiques |
Qu’est-ce que le ninisme ? C’est, dit Barthes, « cette figure mythologique qui consiste à poser deux contraires et à balancer l’un par l’autre de façon à les rejeter tous deux. (Je ne veux ni de ceci, ni de cela.) » — Un bon exemple dans la conférence de presse du président de la République, lorsqu’il renvoie dos à dos, la droite républicaine et la gauche républicaine, coupables chacune dans leur camp d’ « alliances contre nature aux deux extrêmes ».
Barthes poursuit son analyse en décrivant le mécanisme à l’œuvre. D’abord sur un plan technique, rhétorique : « On retrouve ici la figure de la balance : le réel est d’abord réduit à des analogues ; ensuite on le pèse ; enfin, l’égalité constatée, on s’en débarrasse. » Ensuite sur le plan des valeurs, régaliennes diraient certains, ou primitives : « Il y a ici aussi une conduite magique : on renvoie dos à dos ce qu’il était gênant de choisir ; on fuit le réel intolérable en le réduisant à deux contraires qui s’équilibrent dans la mesure seulement où ils sont formels, allégés de leur poids spécifique. » — D’où la dénonciation du président de la République des « bricolages d’appareils » entre des associés « qui ne sont d’accord à peu près sur rien, sinon les postes à partager, et qui ne seront pas en capacité d’appliquer un quelconque programme » ?
On voit bien comment cette figure du ninisme, à l’inverse, entre en correspondance avec le célèbre « en même temps » du président de la République. Ce pourrait être une figure à part entière qui consisterait à poser deux contraires et à trouver l’équilibre qui permettent cette fois de les associer et de les conserver comme un cap à suivre. Or, Barthes, jamais à court d’imagination dans ses analyses, avait justement prévu un cas de figure semblable. « Le ninisme peut avoir des formes dégradées : en astrologie, par exemple, les maux sont suivis de biens égaux ; ils sont toujours prudemment prédits dans une perspective de compensation : un équilibre terminal immobilise les valeurs, la vie, le destin, etc. il n’y a plus à choisir, il faut endosser. »

Stratégie de communication. — Demain, je me retrouve dans la structure avec le groupe de taiseux. Pour faire tourner la parole à la manière de l’autre groupe (parler de ce qu’on retient de sa semaine, de manière libre mais sans indisposer les autres autant que possible, avec un accident, une maladie, une guerre, etc.), on pourrait imaginer la semaine en image : à chaque jour de la semaine la recherche d’une image. Après, on en parle ou pas — il faut savoir respecter et libérer autant la parole que le silence.

Ce soir, un documentaire sur le racisme dans les stades de foot. Quand on aime un sport, il faut savoir en apprécier toutes les dimensions, pratiques sportives et valeurs sociales, beauté du geste et laideur des idées. — La petite perspective historique m’apprend que les groupes ultras sont apparus en Italie avec mai… 67, au milieu de quelques grands drapeaux rouges, et que le mouvement skinhead naît en Angleterre pacifiquement au croisement des rythmes à contretemps jamaïcains et de la pop, du rock (du punk, mais ce n’est peut-être déjà plus la même chanson) avec la montée en puissance du ska.

Qu’est-ce qui fait que je m’identifie à un homme de gauche ? Mon milieu social aurait dû faire de moi un imbécile heureux dimanche soir. C’est vrai, combien de fois j’ai vu passer les fantômes du bon nègre, du chintok et du sale arabe ? — Un jour, j’ai entendu dire qu’on pouvait être nationaliste sans être raciste. Je n’ai jamais su s’il s’agissait d’une formule pour se persuader que le Front National était un bon parti, ou si elle était faite justement pour s’en démarquer. En tout cas, ça ne change rien à mon affaire : je ne suis ni l’un ni l’autre. (— Ah oui ? et quand tu regardes la coupe du monde de foot, par exemple ? — Disons que je suis surtout un imbécile bien/mal·heureux ou malheureux, comme devant les soirées électorales.)

|| Je m’apprêtais à lire quand j’ai entendu un drôle de petit bruit contre la baie vitrée. C’était un oisillon tombé du nid sous les tuiles, accroché à la base métallique de la baie. Je crois qu’il cherchait à entrer. Quand j’ai ouvert, il est allé se réfugier dans le coin, contre le mur. Mais impossible de bien se cacher. Il est resté là, prostré au pied du mur. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. En approchant ma main pour le faire partir sur la terrasse, il s’est en fait précipité le long du mur jusqu’au conduit de la dalle derrière lequel il s’est jeté. Il est tombé dans le regard. J’ai dû ouvrir la trappe avec un tournevis et l’attraper avec des gants. Je l’ai relâché sur la terrasse. Terrorisé, il n’a pas bougé pendant quelque temps. Il semblait même crispé, tendu sur ses pattes, en équilibre instable. Je l’ai laissé tranquille, je suis retourné à mon livre, et il a fini par piailler. Il allait et venait sur la terrasse. Il est même revenu taper contre la baie vitrée. Et puis à un moment donné, plus rien. ||

Et qu’a dit L’Autofictif Chevillard aujourd’hui ?
« Il aurait mieux valu explorer le monde à reculons afin de ne jamais perdre de vue les terres conquises et de veiller sur cet éden plutôt que de laisser derrière nous cendres et désolation. 
Je n’ai jamais personnellement connu de hareng. J’imagine que ça me manque un peu. 
Ce ne sont pas tant les opinions tranchées qui me font peur que le tranchoir de ceux qui les énoncent. »

|| nouvelle brève — comme une affiche sauvage sur le mur
hier soir, en ouvrant le site du Monde, j’ai vu la France toute marron, je me suis d’abord dit Merde… une attaque massive de ballons des Conréens… mais non, en fait c’est bien la merde qui remontait de l’intérieur ||

|| Pour comprendre, il fallait avoir lu le flyer de la veille, en papier recyclé, piétiné huit fois au pied du mur, où l’on apprend que les Coréens du Nord envahissent leurs voisins du Sud à coups de ballons pleins de déchets. ||

La distinction de Barthes, dans Mythologies, entre le mythe à gauche et le mythe à droite, il y a près de soixante-dix ans, vaut-elle encore ?
Dix ans avant mai 68 — mon Dieu, que cela me semble loin ! presque inexistant, sinon sous la forme même du mythe ! —, il y est encore question de révolution.
Mais ce qui m’étonne le plus, c’est le déséquilibre entre les deux mythes :

— « la gauche se définit toujours par rapport à l’opprimé prolétaire ou colonisé. Or, la parole de l’opprimé ne peut être que pauvre, monotone, immédiate : son dénuement est la mesure même de son langage : il n’en a qu’un, toujours le même, celui de ses actes ; le méta-langage est un luxe, il ne peut encore y accéder » ;

— en revanche, le mythe à droite se définit par rapport à l’oppresseur, dont la parole se décline au moins en sept figures de rhétorique — dont le fameux ninisme.

Et la grande différence tient en ceci que si « le langage de l’un vise à transformer, le langage de l’autre vise à éterniser ».
Le système paraîtra simpliste, manichéen, assez peu subtil et sans nuances. C’est vrai. Cela dit, la réalité, aujourd’hui encore, est-elle vraiment plus complexe ?
Et si la parole de la droite extrême consistait surtout à éterniser l’opprimé en lui parlant, sans jamais le dire explicitement (des fois qu’il faille l’organiser), révolution ?

(Et ma foi, au vu de ce que la société du spectacle politique français offre ce soir, je ne vois rien d’autre à faire.)
((Il y a bien le match de foot contre le Canada, diffusé en différé, mais les basses du projecteur public bourdonnent, la Marseillaise et les acclamations comme un seul homme sonnent trop fort, trop faux.))
(((Et le président de la République piégé, l’Assemblée nationale dissoute, élections législatives prévues le 30 juin, le jour de mes cinquante ans… Combien sommes-nous dans ce cas précis, à savoir d’avance qu’on ne pourra pas jubiler ?)))
((((Ce matin, la radio m’apprenait que la Corée du Nord avait encore envoyé des ballons remplis de détritus à son voisin du Sud. J’ai alors pensé à ce qui pourrait faire une petite brève de comptoir : tout ce temps passé en dictature, ils savent plus comment se débarrasser de la merde qu’ils produisent et qu’ils accumulent. La Corée du Sud répondra à coup de flyers.))))
(((((En plus match nul : zéro, zéro.)))))

Cette nuit, vers une heure, aux limites du jardin, là où les herbes sont hautes, cinq vers luisants. Des lueurs plus faibles que les lumignons des appareils en veille dans la maison. — D’ailleurs, quand je suis rentré, en allant chercher un petit pot de compote fraîche dans le frigo, je suis resté un instant aveuglé en ouvrant la porte. — Plus faibles peut-être que la sono de la guinguette portée par le vent et le solo d’un grillon. Un point blanc ici, un là. Et pour mieux les percevoir, regarder ailleurs, faire confiance à la vision périphérique. J’ai bien essayé de m’approcher de celui qui se trouvait un peu avancé dans le jardin, de me placer au-dessus, accroupi, et d’attendre qu’il s’illumine, mais il aura surtout attendu que je m’en aille. Je me demande quel son émet le vert luisant quand il s’allume. Quelle infime vibration ?

« La réussite de la mort ne s’échange pas contre l’échec de la vie. » (Biscornue Bitch, « J’ai 3 essais » (pour rater ma vie), dans Comme le nouvel album de Kim Gordon)

IA-IPR |
En effet, j’aurais bien besoin d’une IA pas pour rien avec le laborieux travail que je fournis. Le mémoire de Master de Soso devrait compter une soixantaine de pages, annexes comprises, or, il en fait le double, annexes non comprises. Et, surprise, les annexes, c’est le double du mémoire. Et, surprise, ce sont principalement des entretiens, des vidéos transcrites par je ne sais quel biais quelconque. Deux cents pages environ. Même avec mon correcteur Antidote, les mots et les expressions supposément erronés soulignés en rouge, il faut rester vigilant à cause d’un mot manquant, d’un mot en trop, de la ponctuation, de certaines tournures complexes, surchargées, alambiquées, de l’oralité aux raccourcis tortueux. Après huit ou neuf entretiens, j’ai le texte tout retourné, les phrases qui tremblent et des mots qui louchent.
Donc, oui, j’aurais bien besoin d’un assistant conversationnel après ça. Une vraie intelligence, qui sache lire entre mes lignes. D’ailleurs c’est ça l’origine étymologique du mot intelligence : inter legere : « lire entre » (les lignes).

|| Microdialogue au pied du mur |

X
Il… manque la fin du texte ?
17 h | J’aime | Répondre

Y
X avec W, c’est jamais fini.
15 h | J’aime | Répondre

Z
X non, c'est une double barre.
15 h | J’aime | Répondre

X
Z alors comment savoir si tu l’as finalement laissé sur le mur, ce pochoir ?
15 h | J’aime | Répondre

Z
X comment jamais savoir avec W ?
15 h | J’aime | Répondre

Z
Mais j'y vois plutôt un souhait…
15 h | J’aime | Répondre                   ||

« Voici donc ce que quelques-uns, dans une telle situation, auront choisi de faire : se retirer “hors du monde” de la lumière tout en travaillant à quelque chose qui pût “être encore utile au monde”, une lueur en somme. »
(Survivance des lucioles)

IA-IPR — Annex

|| Et de l’art de glisser un peu de poésie dans les murs — ou les murets, les escaliers, les trottoirs, les caniveaux, les briques, les dalles, les pavés, les pierres, les bouches… des plots, des câbles, brins d’herbe, ou des brèches, des trous improbables… —, avec David Zinn. Des vidéos très courtes, où l’on voit comment il procède sur Insta, et on se laisse porter par le coup de main et le coup d’œil associés, et je me fais avoir systématiquement. ||

Avec ma femme, c’est un peu comme Molina, l’éboueur de New York dans le livre de Gaëlle Obiegly, Sans valeur, avec sa femme. Elle aime pas sa passion et les objets insolites qu’il récupère dans les ordures et qu’il stocke dans son garage pour en faire une sorte de musée de curiosités. Moi, ma copine, elle aime pas non plus ce que j’écris. Elle dit qu’elle y comprend rien à mes notes sans ordre, mes listes parfois, c’est même pas des descriptions, et les phrases à rallonge pas toujours ponctuées… Y a longtemps qu’elle lit plus ce que j’écris. Elle jette un œil, comme ça, mais c’est tout. Après, moi, j’m’en fiche. Ça m’a un peu piqué au début, mais maintenant… J’m’y suis fait. D’autant que j’ai appris aussi à me détacher de ce que j’écris. Après tous ces ateliers d’écriture, je sais que ma seule façon d’écrire, en fait, c’est de tenir un carnet sans fin. C’est vrai, j’m’en suis aperçu avec l’atelier sur le roman, On fait un roman ça s’appelait, il y a bail maintenant. Ça a été un atelier difficile. J’sais pas pourquoi, y avait pas plus simple en fait dans les consignes, mais c’était un atelier long. Et j’ai dû me mettre un peu la pression. Mais en même temps, ça m’a libéré : j’ai compris que j’étais pas fait pour le roman, j’ai même compris que ça m’intéressait pas vraiment. D’en écrire, j’veux dire, pas d’en lire. J’écris pas des romans, mais ce qui m’intéresse, c’est le désir d’en écrire. Ça oui, j’aimerais bien, j’ai quand même ce désir-là au fond de moi. J’aimerais beaucoup pouvoir écrire comme Orhan Pamuk dans ses carnets dessinés :
« Sur ma chaise longue sur le sable, j’élabore mentalement le roman L’Interprète, dont la colonne vertébrale m’apparaît désormais clairement, animée, vivante. C’est un bonheur d’inventer un nouveau roman, d’y rêver : penser à la foule imaginaire des citoyens en colère. La rencontre entre K et X. la femme enragée, démoniaque. L’Interprète, etc., etc. »
Rêver, oui, mais inventer… voir les choses s’éclairer, s’animer… non, ça ne tient pas longtemps… du moins, l’atelier m’a appris qu’il me faut pour cela soulever, noter, bien d’autres choses qui se recoupent sans se croiser, comme des véhicules traversant un carrefour à des moments différents… et aujourd’hui, l’atelier sur la nouvelle ne fait que confirmer la chose… même une nouvelle ça ne prend pas sans un fatras de notes qui la fait autant avancer qu’elle l’empiètent… et j’avoue, même si je m’suis habitué, ça me fatigue de temps en temps… j’aimerais que les choses soient parfois plus claires… c’est vrai, pour un peu, j’serais presque du même avais que ma femme !

Quand je propose le poème d’Ellen Renton au Chat Mistral, sans rien demander, le Chat émet d’abord un avis « personnel » avant de proposer une traduction. (Le Chat GePeTo, lui, effectue une analyse détaillée en anglais.) La version du Chat semble meilleure ici, moins bonne là, mais il a en tout cas bien compris que spring correspondait plutôt au printemps :

Ce poème est très beau et évoque des thèmes profonds tels que l’acceptation, la confiance et le lâcher-prise. Voici ma traduction en français :

J'apprends à ne pas demander trop.
Ça use le printemps plus vite.
Ça affaiblit ma nuque.
À ne pas m'inquiéter des plans réduits en miettes ou de la magie entrevue que je ne pouvais pas exploiter.
Peut-être que je devrais faire confiance au vent qui sait ce qu'il y a de mieux pour mes cheveux au vent.
Peut-être que je ne devrais pas me baser sur une phrase qui est tombée comme une pièce de monnaie derrière le canapé mais qui a atterri comme une catastrophe.
Pourquoi l'eau ne montre-t-elle jamais son âge ?
Toute la semaine est dans mes genoux mais chacune de leurs courbures est un ballet.
Qu'est-ce qu'une matinée désagréable comparée à quelque chose d'ancien ?
J'apprends à prendre un bain dans ce sentiment — l'insignifiance à laisser inaperçue.
La pluie effacera mes empreintes de pas, et mon bruit n'est rien.
Pas pour les oreilles les plus anciennes ni pour les épaules les plus aguerries.
Pourquoi la roche garde-t-elle sa posture comme un simple oui ou non ?
Un choix facile ?
J'apprends à faire ceux-là.
La solution ne se trouvera pas derrière la prochaine colline, une gourde à la main.
Je ne peux pas la tirer d'un nuage.
Peut-être que je devrais faire confiance à son arrivée comme je le fais pour un train ou un changement d'humeur.
J'apprends à être à la merci du ciel et à ne l'appeler que comme ça.
Peut-être que je réussirai, peut-être que je ferai demi-tour.

J’espère que cette traduction vous plaira et qu’elle vous permettra de mieux apprécier ce poème !

Structure |
Aujourd’hui, avec Guillaume, Quentin et Isabelle, qui ne parleraient peut-être pas si je ne les interrogeais pas, leurs réponses se réduisant souvent à une phrase — en arrivant à la Structure, il n’y avait qu’eux sous le petit auvent, chacun la tête dans son portable —, on a joué à Silence ! ça tourne quand même. D’abord pour de la description, en début de matinée : on choisit une photographie sur le blog de Graine de photographe, on la décrit (de façon générale, puis de façon plus précise et méthodique : au besoin, 1er plan, 2d plan, arrière-plan), et on recommence en prenant la place des autres — la semaine prochaine, on pourrait essayer à la manière des Fantômes de Sophie Calle, décrire l’image qu’on n’a plus sous les yeux. En fin de journée, narration avec les neuf dés, soit cinquante-quatre icônes, de Story cubes : on prend trois dés, on les jette, on imagine une phrase avec ce qu’on voit ; le suivant fait de même avec ses dés, mais il doit associer autant que possible sa phrase avec la précédente ; quand chacun a formulé sa phrase, on mélange les dés, on en choisit trois autres, et c’est reparti pour prolonger le récit ; on réalise trois tours pour une microfiction surréaliste de neuf phrases. — Et si on associait ce jeu avec des photos, pour raconter ce qu’il se passe hors champ ?

« Nous ne vivons pas dans un monde, mais entre deux mondes au moins. Le premier est inondé de lumière, le second traversé de lueurs. Au centre de la lumière, nous fait-on croire, s’agitent ceux que l’on appelle aujourd’hui, par cruelle et hollywoodienne antiphrase, les quelques people, autrement dit les stars — les étoiles, on le sait, portent des noms de divinités — sur lesquelles nous regorgeons d’informations le plus souvent inutiles. Poudre aux yeux qui fait système avec la gloire efficace du “règne” : elle ne nous demande qu’une seule chose, et c’est l’acclamer unanimement. Mais aux marges, c’est-à-dire à travers un territoire infiniment plus étendu, cheminent d’innombrables peuples sur lesquels nous en savons trop peu, donc pour lesquels une contre-information apparaît toujours plus nécessaire. Peuples-lucioles quand ils se retrient dans la nuit, cherchent comme ils peuvent leur liberté de mouvement, fuient les projecteurs du “règne”, font l’impossible pour affirmer leurs désirs, émettre leurs propres lueurs et les adresser à d’autres. »
(Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles)

f deviendrait-il bipolaire ? Dans sa dernière lettre, il se demande ce qu’on peut ajouter sur ce thème des archives, du jeté, de ce dont on se débarrasse et comment ou pourquoi, vêtements, sacs, photos, ou de ce qu’on a récupéré, de ce qu’on garde parce qu’anonyme ou récupéré. Alors que dans sa précédente lettre, il ne parlait que du silence… On passe du rien au tout. — Et s’il s’agissait d’une variation sur le même thème ?

Et voilà, il fait beau, il fait chaud, on en profite pour sortir dès que possible, le texto pour le colis (des écouteurs pour son anniversaire de Jeanne) vaut une balade en voiture, fenêtres grandes ouvertes, une compil dans le lecteur, l’ordonnance du médecin vaut une nouvelle marche dans les chemins, sur le coteau, téléphone en poche pour quelques photos éventuelles — de gaillet boréal, précise Google, avec ses grappes ou panicules de toutes petites fleurs blanches. Mais les notifications du Monde glissent aussi dans la poche des réalités moins belles et plus froides, dont l’une, qui semblera peut-être insignifiante par rapport à d’autres urgences et violences — « Lise Boëll, ancienne éditrice d’Éric Zemmour, nommée à la tête des éditions Fayard » —, ne peut pas ne pas me renvoyer, à quelques jours des élections européennes, à ce que disait Cécile Alduy :
« Éric Zemmour alterne l’abject et le grotesque pour nous engluer dans la révulsion viscérale et la jouissance sadique et abolir toute possibilité de réflexion. Son manichéisme identitaire nous conditionne à une logique d’affrontement, tandis qu’une dramatisation apocalyptique fabrique une France alternative. Ses récits ont la puissance explicative du mythe et nous plongent dans un état de sidération. La langue, essorée de sa capacité à nous faire penser, écouter et débattre, devient un instrument de perversion antidémocratique. »

(Survivances, de la petite Luluciole et du petit Marciol.)

Structure |
Anna est enfin revenue. Je ne l’avais pas revue depuis les vacances de Pâques à la mi-avril. Quand elle est entrée, elle n’a reconnu personne : Nathalie, Claire, Prescillia, Kassandra, Valérie, Anthony et Kelly (et la semaine prochaine, un autre Anthony et la toute jeune Emma). Que des nouveaux visages !

(Silence ! ça tourne.)

  • Devant la porte ouverte, à scruter la nuit derrière la cour éclairée d’une faible ampoule, à la braver en reculant d’un pas les limites de la lueur, jusqu’au coin du chemin et du pré, jusqu’aux barrières ouvertes, les silhouettes flottantes des peupliers dressées sous la lune, au chant des grillons et des grenouilles. Peut-être encore un rossignol. Peut-être jusqu’au matin, quelque part à la rivière, près du pont ensoleillé. Peut-être aux heures rousses de l’été. Du chien qui patauge dans le passage à gué, faisant fuir les araignées d’eau, boit en quelques coups de langue, éternue.
  • Peut-être à remonter le cours d’eau presque à sec, quand pas une feuille ne bouge, pas une ombre. Les têtards immobiles sur un tapis de vase. À remonter de pierre en pierre, parfois on ripe et ça éclabousse, le filet d’eau jusqu’à l’entrée de la fontaine. Et la faire résonner d’un mot ou d’un claquement de doigts.
  • Peut-être à remonter le chemin, à courir dans le coteau, par un tunnel d’herbes très hautes, les épillets ouverts à tous les vents électriques de la vague noire qui monte, roule en grommelant. À l’entrée du village, la masse du grand tilleul dans la palisse, presque noyée dans le ciel, parle encore de sa colonie d’étourneaux.
  • Devant la porte, à regarder dans la cour la poussière se retourner sous les premières gouttes plombées. Et puis le conduit de la dalle par la fenêtre, qui dégueule tout ce qu’il peut. Les géraniums affaissés, la silhouette en retrait dans le cadre de la porte de la grange, le mur et le sol gondolé par la pluie glissant sur la vitre.
  • Le balancier de la pendule, la photo du père calot sur la tête et sac à l’épaule dans la niche du buffet, une marmite remplie de bocaux bouillonnant, cahier ouvert en bout de table pour une plume rêche sur du papier à lettres, les petits pois à écosser jetés dans un plat à l’émail sauté.
  • Derrière la fenêtre, l’ampoule en suspension au milieu de la nuit tombante. La pièce inversée dehors et quelques mouvements de corps furtifs pour une porte de buffet qui claque, ou le disque d’acier de la cuisinière à bois, le manche à balai sur le sol, une main contre la mouche verte sur le mur, la braise d’un pet à faire sursauter tout le monde.

Et sous le silence, la petite histoire, toute petite (infime).

Du silence sous l’espèce de la litote et du paradoxe avec le morceau My Noise is nothing, musique de Lord of the Isles, texte d’Ellen Renton (difficile à traduire, Deepl bloque sur mingin) :

I’m learning not to ask too much.

It pulls the spring sooner.

It slackens my neck.

Not to worry about the plans made mince or some glimpsed magic I couldn’t do more with.
Maybe I should trust that the wind knows what’s best for my flailing hair.

Maybe I shouldn’t operate on a phrase that was dropped like a coin down the sofa but landed like a catastrophe.

How come the water never shows its age ?

The whole week is in my knees but its every bend is ballet.

What’s a mingin morning to something ancient ?

I’m learning how to take a bath in this feeling — unimportance to leave unnoticed.
The rain will get rid of my footprints, and my noise is nothing.

Not to the earliest ears nor veterans shoulders.

How come the rock holds its posture like a simply yes or no.

An easy choice ?

I’m learning how to make those.

The fix won’t be over the next hill flask in hand.

I can’t tease it out a cloud.

Maybe I should trust its coming like I do a train or change in temper.

I’m learning to be at the sky’s mercy and call it only that.

Maybe I’ll manage, maybe I’ll turn back.

Heureusement, Didi-Huberman, en lecteur attentif, archéologique d’une certaine manière, reprend le cheminement de la pensée d’Agamben et, s’appuyant sur les mêmes jalons (Walter Benjamin essentiellement), fait un pas de plus, un pas de côté : « Le cours de l’expérience a chuté, mais il ne tient qu’à nous, dans chaque situation particulière, d’élever cette chute à la dignité, à la “beauté nouvelle” d’une chorégraphie, d’une invention de formes. L’image n’assume-t-elle pas, dans sa fragilité même, dans son intermittence de luciole, cette puissance même, chaque fois qu’elle nous montre sa capacité à réapparaître, à survivre ? […] Même les rêves, ces rébus cachés au plus profond, peuvent nous parvenir — par bribes, évidemment, par lueurs intermittentes — comme autant d’“images-lucioles”. »

(((Ou la valise de Madeleine.)))

  • De la poussière qui vole dans la cour, tourbillonne, une petite sorcière pour quelques feuilles mortes sur les vitres tremblantes, à faire claquer un volet, s’assombrir le jour. Et le vent s’engouffre, ronfle dans la cheminée, la suie crépite, à faire vaciller les flammes, la lumière de la pièce. On se parle sur le pas de la porte.
  • D’un matin bleu, le mur de la grange en face peinant à sortir de son ombre grumeleuse. Les hirondelles prenant le relais des chauves-souris. L’arête du toit pour un jour oblique au chant du coq. D’un bleu à effacer d’un souffle le noir de dessous le balet. À ouvrir la porte de la grange d’un coup de main sur la buée, et libérer les vaches. Quand ça buffe dans les naseaux à coups d’entrave sur la caillasse.
  • De la cour blanchie par le soleil, se jetant en coupe nette, diagonale, sur le clapier. Du poulet attaché par les pattes à une ficelle, pendu à un piton sur le mur, redressant tant bien que mal la tête de quelques coups de ses ailes à demi étendues. Des géraniums désarticulés, dans la ponne au pied du mur, l’air d’une structure en équilibre instable.
  • Des dos. D’un sac qu’on enfile d’un coup d’épaule, du visage qui se retourne, et qui parle. Des mots sur le bout des lèvres. De la croix rouge brodée. Du chien qui saute. Du calot sur le museau, les coups de langue. Des mots sur les lèvres et un signe de la main. Au regard fixe.
  • Des volets en tuile, comme quand on regarde par une meurtrière les boulets de grêle glacer la cour en trombe sur le bois. Une poignée d’entre eux parviennent à claquer sur la vitre. Et d’où vient ce criquet sur le rebord de la fenêtre, qui saute sur la vitre, bondit et disparaît vite dans la pièce quand on ouvre ?
  • À cache-cache sous le lit, les lattes du parquet scintillent, des ombres, des bruits de pas qui s’en vont. Et puis le chien qui petasse et fourre sa truffe. On dégage et sort par la fenêtre, avec le chien.
C’est drôle quand même l’imagination. Tu es là, toi l’enfant des limbes, le nez collé à la vitre sous la forme du chien, qui éternue et se gratte derrière l’oreille, pendant que la petite Lulu te raconte une histoire, et on sait rien d’autre en fait, sauf l’histoire de Lulu, mais on sait rien d’autre du contexte, hormis vous et la fenêtre, et c’est quoi cette fenêtre ? c’est rien au fond, en soi une fenêtre… je reprenais juste une autre situation, dans le grenier, quand tu observes par une lucarne, mais là non, ou pas forcément, ou alors la fenêtre fermée, mais on sait pas si c’est dans le grenier, et ma foi ça peut être en dessous, sous le grenier dans la pièce à vivre, Lulu joue avec le feu et parle aux flammes, ou dans une chambre, allongée sur le lit avec un cahier et un crayon et elle raconte son dessin, mais peut-être, c’est possible, mais on sait pas, tout ce qu’on sait, c’est le récit de Lulu et toit devant une fenêtre, et elle a l’air de rien cette fenêtre, mais… ce que tu vois, et ça non plus on sait pas, tu le vois, mais tu l’entends pas, c’est couvert par le récit de Lulu, mais pas sûr que tu l’entendes aussi, je me dis que c’est comme un bruit de fond, en fait, comme un flux de paroles derrière toi qui n’est jamais qu’un bruit continu, modulé, parfois entrecoupé de silences, d’un silence qu’on entend que trop, celui peut-être que tu as sous les yeux, en tous cas sous les miens, parce que si on sait pas, toi, ce que tu vois, moi je le vois, et c’est là où je me dis que c’est drôle l’imagination, une scène toute simple, avec rien au fond, gonflé pourtant du flair de ma mémoire, et de la mouche survoltée contre la vitre couverte de gouttes de pluie.

Terrible citation d’Agamben dans Survivance des lucioles : « Dans une journée d’homme contemporain, il n’est presque plus rien en effet qui puisse se traduire en expérience : ni la lecture du journal, si riche en nouvelles irrémédiablement étrangères au lecteur même qu’elles concernent ; ni le temps passé dans les embouteillages  au volant d’une voiture ; ni la traversée des enfers où s’engouffrent les rames du métro ; ni le cortège de manifestants, barrant soudain toute la rue ; ni la nappe des gaz lacrymogènes, qui s’effiloche lentement entre les immeubles du centre-ville ; pas davantage les rafales d’armes automatiques qui éclatent on ne sait où ; ni la file d’attente qui s’allonge devant les guichets d’une administration ; ni la visite au supermarché, ce nouveau pays de Cocagne ; ni les instants d’éternité passés avec des inconnus, en ascenseur ou en autobus, dans une muette promiscuité. L’homme moderne rentre chez lui le soir épuisé par un fatras d’événements — divertissants ou ennuyeux, insolites ou ordinaires, agréables ou atroce — sans qu’aucun d’eux se soit mué en expérience. »
De là, je me dis que l’écriture, les pratiques artistiques en général, sont une manière de refus, de résistance, une façon de tirer de l’événement l’expérience. — Mais on peut également se demander, dans le fatras de mes notes, si en écrivant je fais véritablement l’expérience de l’écriture.
Agamben a l’air de ne porter aucun jugement de valeur sur ce phénomène, pour lui il s’agit d’en « prendre acte ». Mais je le trouve un peu de mauvaise foi puisqu’il affirme aussi : « C’est bien cette impossibilité où nous en sommes de la traduire en expérience qui rend notre vie quotidienne insupportable, plus qu’elle ne l’a jamais été. » Comment ne pas le déplorer ?
Cela dit, comment Agamben définit-il l’expérience ? D’autant que l’époque nous rappelle régulièrement (systématiquement ?) combien il faut faire l’expérience des événements, vivre (et dire ?) pleinement les « choses ». — Mais méfions-nous de ce genre de discours répétitif, de dispositif éclairant, signe que, justement, on ne parvient peut-être plus à les éprouver, ces « choses » (déjà parce qu’on ne sait plus les nommer ?).
Et si la définition d’Agamben reste des plus communes, dans quel cadre de pensée l’inscrit-il, qui peut-être l’auréole d’un supplément de sens ? Un point de vue archéologique qui en retracerait l’aventure sémiologique à travers l’histoire, de façon à faire comprendre en quoi les mêmes événements qui, hier, relevaient simultanément de l’expérience, tel le coup d’épée du chevalier, restent aujourd’hui des coups d’épée n’effleurant même pas l’eau de l’expérience ?
N’en va-t-il pas aussi de l’événement et de l’expérience comme de l’information et de la connaissance pour Michel Serres, quand il pense qu’une des grandes questions de notre époque concerne la capacité de transformer l’information en connaissance ?

Dans le texte d’appui d’Annie Dillard (un passage d’Apprendre à parler à une pierre — je savais bien, Marcel, que j’allais apprendre quelque chose) : « Il y a des anges dans ces champs, dans tous les champs, et partout ailleurs, je présume. Ce que tout cela signifie sur la perception, le langage, les anges ou ma propre santé mentale, je n’en ai aucune idée. »

Il y aurait ce dont on se souvient, ce qu’on a vu dehors à travers la vitre, dans la droite ligne des histoires de la petite Lulu. Et il y aurait ce qu’on voit dans le reflet de la vitre, ce qu’on voit du dedans, derrière, mais comme projeté dehors, plus ou moins en suspension, de ce que fait la petite Lulu, ou de ce qui se passe, à elle aussi, dans son dos. (Et si je n’écris rien ce soir, c’est moins par manque de temps que parce que je dois retourner travailler à la Structure demain. L’adrénaline du récit risque de m’empêcher de dormir. La Structure se suffit largement à elle-même pour ça. (Il faudrait quand même sortir dans la cour, ce soir. (Sur le mode de Je me souviens ? ou Je rêve ?)))

Petite définition de la poésie, selon Didi-Huberman : « l’art de fracturer le langage, de briser les apparences, de désassembler l’unité du temps. » (Survivance des lucioles) Petit description de l’image, quand elle « se caractérise par son intermittence, sa fragilité, son battement d’apparitions, de disparitions, de réapparitions et de redisparitions incessantes », quand elle « est peu de chose : reste ou fêlure », « accident du temps qui le rend momentanément visible ou lisible ».

Tant pis pour la nouvelle synthétique, passons à la prochaine boucle, à la nouvelle marche d’approche. Alors, de quoi ça parle ? — Du silence. — Écrire le silence ? encore ? — Quoi encore ? il en a pas été question jusqu’à présent. — Pas pour toi, mais moi… c’est à chaque fois ! ces derniers temps j’ai l’impression de me bagarrer avec dans chaque texte, comme si je devais d’abord faire tourner en rond la langue dedans avant de pouvoir l’extirper et obtenir un petit écho de phrases ou de parole, et si c’est pas dans le texte c’est avant. — Tu plaisantes ! avec ta pipelette de narrateur ? — Jack ? mais c’est rien qu’un baratineur, il te raconte un truc, il s’arrête, il repart sur un autre truc, il s’arrête, il reprend ce qu’il racontait à l’origine, mais avec un décalage, une autre version, etc., si tu crois que j’comprends ce qu’il raconte… j’le laisse parler pour rien dire, c’est tout ! bon, en tous cas, en gros, du silence. — En gros, oui. — En gros… et dans le détail, qu’est-ce qu’on retient ? — La remontée progressive, y compris par notre sensibilité réveillée, de l’ensemble de ces microbruits qui témoignent de la résilience du non-humain. — Ça veut dire quoi ? il veut parler de l’animalangue ? — J’sais pas, mais j’ai retenu ça, j’aime bien. — Les fantômes on peut en parler ? — Tant qu’ils font pas trop de bruit, sûrement. — Des bruits de frottement, ça ira ? — J’sais pas, mais moi, j’préférerais des bruits de flottement.

|| Apprendre à parler à une pierre, d’Annie Dillard. Il faudrait que je le lise. Je pourrais peut-être apprendre à parler à mes murs. ||

Mais qui m’a offert le marque-page chinois ? Ming Ming ? En même temps que la poule bloc-porte rouge ?

J’ai perdu le f du fil des ateliers. Et je ne le retrouve pas vraiment dans l’exercice censé boucler la boucle des trois précédents en une nouvelle autonome, indépendante et structurée. Pourquoi ? — Parce que l’exercice n’existe pas : f n’énonce pas de consigne d’écriture, il offre une lecture linéaire du texte d’appui pour en dégager un ensemble de critères, autant de points d’appui pour écrire. — Parce que tu l’as déjà écrit avant ? après tout, combien de textes écrits dans le cadre de telle ou telle consigne recoupe d’autres exercices, et plutôt deux fois qu’une ? — Non, c’est pas un argument ça, avoue que c’est parce que tu as peur de l’écrire, ce nouveau texte, ça me le fait souvent à moi aussi, et puis comme tu as été coupé et très pris par ce mémoire sur l’intelligence artificielle, si j’ai bien compris, forcément difficile de reprendre le fil perdu. — C’est peut-être aussi que tu préfères les marches d’approche, j’ai bien vu aussi dans le texte de Barthes cette note recomposée : Ce qui nous importe, c’est de montrer des départs de sens, non des arrivées (au fond, le sens est-il rien d’autre qu’un départ ?). Ce qui fonde le texte, ce n’est pas une structure interne, fermée, comptabilisée, mais le débouché du texte sur d’autres textes, d’autres codes, d’autres signes. — C’est aussi qu’il faut qu’on le plaigne, il aime ça se plaindre et se faire plaindre, hein ? le pauvre petit bonhomme qui a perdu le fil, comment il va faire maintenant pour écrire ? ma parole, il aurait oublié la leçon d’Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit ? il aurait oublié que tout se passe, tout se structure et devient autonome, en écrivant les premiers mots ? que l’appétit vient en mangeant ? — Non, mais c’est aussi parce qu’il a pas lu l’extrait, le texte d’appui de l’exercice, il les lit jamais, c’est pas qu’il veut pas, mais les explications de f suffisent en général à susciter le désir d’écrire et la réflexion, sauf que là, c’est pas le cas, va falloir qu’il se colle au texte d’appui. — Ou alors un besoin de se laisser glisser dans le creux, le plus bas, le plus profond possible, pour être sûr de ne pouvoir que remonter la pente, qui bien sûr n’existe pas plus que le creux.

Alerte Noisette |
C’est l’histoire du lapin tranquillement installé, allongé, sur la table basse d’un salon, l’air de regarder le western moderne à la télé. Quand soudain, les oreilles dressées, commençant à bouger d’un côté et de l’autre, asynchrones, il se relève et se met à taper des deux pattes arrière, à faire claquer la table, une fois, deux fois, trois. Très fort. Et puis il saute de la table, effectue des va-et-vient saccadés, les oreilles aux aguets, et tape des pattes arrière à chaque arrêt. Noisette arrête ! mais Noisette alerte… de quoi ? pas de chien ni de chat dehors, il a entendu quelque chose ? quelque chose qu’il est impossible d’entendre ? il ressent quelque chose d’imperceptible ? Noisette arrête ! et ça continue, on ne voit rien, on n’entend rien, sauf les coups de feu à la télé, les cris, mais il en a vu et entendu d’autres, on ne sent rien, pas de feu dans la maison, ni chez le voisin, alors quoi, l’avion qui tourne dans le ciel auquel il ne prêtera pas attention le lendemain… ?

J’aurais aimé travailler dans un complexe plutôt que dans une structure. S’il y a une différence.

(Fini, fini… après deux ou trois vaines corrections, j’ai encore passé une bonne heure pour mettre patiemment les extraits bleus ou verts, ou surlignés en jaune, noir sur blanc, en examinant la mise en page — pas de titre laissés seuls, sans deux ou trois lignes de texte, en bas de page, pas de trop grands espaces vides non plus : avec les sauts de lignes classiques, il a fallu jouer plus subtilement avec les espacements de caractères, ici étendus, là condensés de quelques d’un ou deux dixièmes de point. J’ai laissé les titres dans leur style quatre couleurs.)

Ce soir, pour une autre idée de l’écriture, en haute définition, cet extrait du film de Ryūsuke Hamaguchi, Drive my car :
« Je me souviens de sa toute première histoire. Elle est née après qu’on a fait l’amour un soir. Juste après avoir terminé, elle a commencé à me raconter une histoire. Mais le lendemain matin, elle ne se souvenait plus de rien. Moi je m’en rappelais encore, donc je lui ai raconté. Ensuite elle a écrit un scénario qu’elle a envoyé à un concours, concours qu’elle a gagné, et ça a été le début de sa carrière de scénariste pour la télévision. Quand on faisait l’amour ça lui arrivait de temps en temps. Elle racontait une histoire, moi je devais m’en souvenir. Et je lui racontais à nouveau le lendemain. Elle écoutait et prenait des notes. À force c’est devenu notre routine. Le sexe et ses histoires étaient toujours étroitement liés, même si elles n’en avaient pas l’air. Lorsqu’elle arrivait à l’orgasme, elle saisissait le fil avec lequel elle tissait son histoire. C’était sa façon d’écrire. Elle ne les écrivait pas toutes comme ça, mais… quand sa carrière était bloquée par une page blanche, c’est comme ça qu’elle s’en sortait. »

Avec un camembert bien « fait » sur un morceau de pain, je ne sais pas trop ce que je préfère : confiture d’oranges un peu amère, ou confiture d’abricots pas trop acide ? Mais j’ai encore faim.

Peut-être que ce dont j’essaie de me souvenir, Marcel, c’est ma vie antérieure. Et tu en serais comme le chaman, mais de l’au-delà, pour me mettre en lien avec cette vie, avec mes souvenirs. Avec le chien qui te transportait. — M’en souvenir, ou m’en libérer.

De La Salle de bain à Football, de Toussaint à Didi-Huberman, de Survivance des lucioles aux Écrits corsaires — du polémiste au cinéaste ? —, de Pasolini à Denis Roche, de La Disparition des lucioles à La Chambre claire, de la recherche de L’Obvie et l’Obtus à la découverte d’un marque-page dans l’Analyse textuelle d’un conte d’Edgar Poe, de la feuille de bambou sous plastique ornée d’un dessin représentant sur son socle un homme avec une canne aux lignes de crayon de papier dans le texte et dans la marge, de la légende en caractères chinois sous le dessin — Sun Yat-tsen, 1866-1925, originaire du comté de Xiangshan, province du Guangdong, un grand pionnier révolutionnaire de la Chine moderne. Il a dirigé la révolution de 1911 pour renverser la dynastie Qing, et son règne a mis fin au système monarchique féodal pendant plus de deux mille ans. — à la note recomposée dans le texte : L’analyse textuelle ne cherche pas à savoir par quoi le texte est déterminé, mais plutôt comment il éclate et se disperse en essayant de repérer et de classer sans rigueur les formes, les codes, selon lesquels des sens sont possibles. Notre but est d’arriver à concevoir, à imaginer, à vivre le pluriel du texte, l’ouverture de sa signifiance ; il touche à une théorie, une pratique, un choix qui se trouvent dans le combat des hommes et des signes.

(Et fini le mémoire de l’IA-IPR — les notes de bas de page principalement, la différence entre idem et ibidem (pareil et presque pareil).)

mardi mémoire — mardi IA-IPR

est-ce que l’IA-IPR est une sorte d’intelligence artificielle ? — Dis donc, c’est pas très gentil pour Soso ! — Mais c’est pas à elle que je m’adresse, c’est à ma fatigue… à mon intelligence pour rien… — Ben tu ferais mieux d’aller te coucher dans ce cas ! — Non, j’vais plutôt regarder la fin du film d’hier soir, qui finissait trop tard. — C’est quoi ? encore du genre art et essai te connaissant ? monsieur soigne sa culture pédante ? — Vie sauvage, pas pour toi en effet, c’est sur la vie de famille quand ça devient impossible, mais tu peux rester. — Sûrement pas ! j’te laisse avec le monde sauvage. — Tu vas continuer avec les lucioles j’imagine… tu sais qu’t’en fais une belle !

Et je découvre des fonctionnalités cachées du traitement de texte dans le traitement des graphiques.

(Maupassant aussi en fait de belles, dans cet étonnamment long extrait des Sœurs Rondoli que je trouve dans le Grand Robert, en guise d’illustration :
« Et tout d’un coup, j’aperçus sous les arbres, le long de la voie, dans l’ombre toute noire maintenant, quelque chose comme une pluie d’étoiles. On eût dit des gouttes de lumière sautillant, voletant, jouant et courant dans les feuilles, des petits astres tombés du ciel pour faire une partie sur la terre. C’étaient des lucioles, ces mouches ardentes dansant dans l’air parfumé un étrange ballet de feu.
Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit à vagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôt qu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et je regardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices de son vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirs de notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase, les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait, comme un bijou vivant sur le front de la femme endormie. »)

on manque de sommeil, mais on ne le trouve pas
en retard dans le planning des exercices d’atelier
le tout, c’est que l’écriture reste à la bonne heure
le tout, c’est que l’écriture veille au relâchement

Structure |
Je n’avais pas vu le groupe du lundi depuis un mois. — Au tour de table pour savoir comment s’est passé ce mois de mai, tout le monde s’est accordé sur un mois de merde. Soucis économiques, climatiques, mécaniques, entre autres hic erratiques en famille, santé, moral. Passé les premières vagues de hic hic hic holà… on finit par trouver le tube, étroit, de l’art d’être bien, d’être là. Avec la voiture pour aller se promener dans les bois, les carreaux des escaliers même si c’est collé de travers, une partie de jeu vidéo en ligne, la collection d’autocollants Panini, dans le jardin à guetter le lièvre tapi sous le tas de branches, Le Temps des secrets qu’on n’avait pas relu depuis le collège, une sortie au bord de la mer pour l’Ascension. — Un peu d’écriture, du calcul. On termine la journée en lecture, avec la saison deux de Madeleine project. — (Et je me dis que ça ne devrait pas être plus compliqué, l’écriture : que ça devrait toujours être comme si on trouvait une valise et qu’on exposait, un à un, les objets disparates et mystérieux qu’elle contient, les pensées et les images qu’ils évoquent, en reste d’une vie disparue.)

Lulu est sortie de l’hôpital. Combien de fois a-t-elle préparé ses affaires, chemise de malade comprise, avant qu’on l’y autorise ?

Hyperculte, Cabanes pour le petit Marcel et la petite Lulu.

Dimanche, mémoire.

La marche gourmande. On est partis vers 19 h sous le soleil, chaud. Chemins blancs entre les vignes, dans le coteau, chemins de terre, ornières et tournières gorgées d’eau, sous-bois pleins de moustiques, quelques champs en friche. Stand apéro à la cabane des chasseurs, une bicoque ciment à côté d’un hangar abandonné (verre de jacqueline et petits gâteaux secs étouffe-chrétiens). Le long des haies et des levées, de belles orchidées sauvages. Des traces de chevreuil. La percée du soleil sous la couverture nuageuse. Le ronflement du groupe électrogène. Stand entrée, bloc de pâté et salade de riz cuite dans son jus (servi dans une bassine en plastique bleue ou rouge, entre gamelle des chiens et seau à serpillière). Les pieds dans l’eau, le sinus bouché par le pollen, la jambe en vrac. Des éclats de rire. Des Espagnols. Arrêt pipi dans un rang de vigne. Dans un bois. Stand grillade sous les peupliers, on fait la queue pour une entrecôte (mais plus de poêlée de légumes, on nous ressert le jus de salade de riz en rabe). Le hameau à la nuit tombante, quand les murs deviennent des ombres. Des grenouilles bruyantes. Des chauves-souris filantes. Une voiture sans bruit, sinon le gravier sous les roues. Les étoiles et quelques gouttes. La ligne en pointillé des lueurs de « lightphones » du haut du coteau. La guirlande du stand fromage au milieu des champs pour une part de brie, un verre de vin rouge, des portraits de vaches accrochés au barnum, les serveuses made in Normandie (enceinte Bluetooth à l’appui). Les derniers kilomètres dans les rangs de vignes, en boitant. On se fait dépasser. Le plus dur dans la descente, on finit en marche arrière. L’autre au bout de sa vie, vingt fois au moins Qu’est-ce que ça descend ! Les grillons. Les jeunes qui courent, qui crient. Qui sautent sur le muret de l’église. Arrivée salle des fêtes, stand dessert (part de tarte aux pommes, pâte brûlée). On ne s’entend plus. On va chez Lilou ? On finit donc au stade, un verre à la main. La pluie la nuit.

Le mémoire de Soso sollicite beaucoup de mon temps de cerveau disponible. Plus dans la forme (avec les nombreuses fonctionnalités de Word) que sur le fond (trop technique pour y retenir vraiment quelque chose) — on ne devrait pas dire l’inverse, sur la forme, dans le fond ? Moi qui comptais lire, plutôt, lire la démarche littéraire de Gertrude Stein dans Les Américains, sans souci de relecture-réécriture. Et poursuivre en parallèle, doucement, quelques pages le soir, de temps en temps, les Souvenirs des montagnes au loin. Et ouvrir, peut-être, Survivance des lucioles que je viens de recevoir, en même temps que les leçons de Bertolt Brecht, Sur le réalisme. Mais je ne fais pas preuve de réalisme, car le mémoire presse maintenant.

Il faut aussi savoir relever la tête, oublier tout ça, respirer et regarder autour de soi. Et ce soir, justement, on part pour une marche gourmande semi-nocturne, dans les chemins, les champs, les bois, qui devrait se terminer tard dans la nuit à l’Île Verte.

|| Nettoyage des murs |

De quoi ai-je peur exactement ? Ou plutôt : de quoi ai-je le plus peur ?

  • Des champignons qui font des taches vertes, noires, rouges, vraiment ? — Pourtant, quand on s’approche, quand on regarde bien, de près, les nuances de vert, de rouge, les traînées noires, les taches blanchâtres rondes par-dessus (du lichen ?), on se dit qu’avec un peu de temps, le mur, couvert de pigments de toutes sortes (peut-être des mousses, du lierre, comme sur les vieux murs ?), se fera tableau. C’est déjà cas chez la voisine, tout un pan de mur en rouge et noir ! Et puis certains, comme Michel Blazy, en font de l’art depuis longtemps, des ordinateurs blancs, écran noir, où la végétation a fini par pousser, à des murs orange et violet couverts de moisissures : parce que c’est ça aussi la nature, le vivant !
  • De l’artisan, se disait-il, aspergeant sur un mètre carré de mur un produit professionnel, disait-il, largement plus puissant que le vôtre, effaçant en quelques minutes les traces les plus vertes, les plus noires, les plus rouges, et pour un peu la couleur écru d’origine, dirais-je ?
  • Du fait que les murs extérieurs n’ont pas de plafond ?

(J’aimerais bien laisser un grand pochoir de Banksy pendant vingt ou trente ans sur un mur, jusqu’à ce que le motif à l’air se soit naturellement pigmenté — et dessous, allez savoir quelle chimie la nature aura tramée.) ||

Surprise de Soso, pour son mémoire — une belle étude technique pour savoir comment l’évaluation des établissements scolaires détermine l’identité professionnelle des inspecteurs d’académie (tout un programme pour ainsi dire…) —, des annexes à intégrer, de grands tableaux avec des formats de page différents — merci les sauts de section et les décalages de lignes ou de colonnes incompréhensibles (mais je n’ai pas encore pensé à tous les paramètres ; tiens, par exemple, le fait que l’automatisation du style Normal change peut-être l’interligne à l’intérieur des tableaux… ?) —, et l’annexe d’entretiens avec une bonne vingtaine d’inspecteurs, des pages LXII à CCLX ! — bonjour la relecture ! ; si elle a des enregistrements audio ou vidéo, je mettrai tout en ligne sur YouTube ou Soundcloud.

Pourquoi dans chaque cabane y a-t-il une douceur à manger ?

|| Quelqu’un savait que f avait peur des murs et des plafonds ? :
« vision de celui qui bâtissait un mur, et puis d’un autre qui le palpait, le mur, pour passer, sans trouver (Samuel Beckett) — et si cela protège
une fois que tu étais enfermé : on a tous une fois été enfermé, bloqué, plus moyen de sortir
vous êtes dans un labyrinthe et c’est comme des rues à plafond : des angles, des retraits, et nulle ombre — pas d’issue, nulle part » ||

Emma Doude Van Troostwijk dans le 13/14 de France Inter, hier : « J’avais envie d’un livre qui… soit… constitué de couches de sens différentes. — Mais vous ne donnez jamais d’explication justement. C’est à nous de le saisir. — Oui. — Vous écrivez, je disais, par fragments : comment avez-vous conçu cette forme ? — Je ne savais pas comment écrire un roman. En le saisissant par scènes, ça me paraissait plus accessible, et puis j’avais cette envie de construire un château de cartes, en faisant en sorte que chaque carte tienne par elle-même, et donc chaque fragment est comme un tableau qui pourrait être extrait et qui raconte quelque chose, et, à la fois j’avais aussi envie de, d’avoir un livre qui laisse de l’espace à l’interprétation, j’avais envie que, on puisse euh… se faire son propre chemin. — Est-ce que le fragment, ça peut pas correspondre aussi au sujet qui est la mémoire qui s’en va ? donc la mémoire y a des trous ? y a des mots qui restent ? y a des mots qui s’en vont ? — Oui, bien sûr, fragment ça veut dire morceaux d’un objet brisé, et j’aimais beaucoup ça cette idée que, on ne puisse pas tout saisir, comme ces hommes qui ne saisissent plus tout et de créer des trous dans la langue, des trous dans le récit, euh c’était pour moi une réponse formelle, euh… à ces trois hommes qui sont en proie euh… en proie au doute, en proie à la perte de mémoire. »

Les Missolin, ils existent pas. C’est une famille fantôme. C’est un nom flottant. Le nom de sa mère, le nom de sa tante, quand elles étaient petites. Comme elle. Mais elles s’appellent plus comme ça. Et elle s’appelle pas comme ça non plus. Elle c’est Fissou. Heureusement, Missolin c’est un nom pour les fantômes. Quand elle est née, ses grands-parents sont morts juste après. En même temps presque. Non, ensemble. François et Augustine. Elle est morte en lui tendant la main, il l’a prise juste à temps. Le temps qu’un vivant se rende compte qu’il peut pas vivre sans l’autre, qui vient de mourir. Il lui a pris la main, elle l’a attiré à elle. Ils se sont retrouvés. L'histoire ne dit pas comment.                                                     Et fini les Missolin. Fini. Pas de gars pour perpétuer le nom, pour le faire vivre. Il y en a bien eu un, Eugène, l’aîné de la fratrie. Il a eu tort d’être le premier. Il a eu tort d’être un garçon. Il a eu tort d’avoir l’âge d’aller à la guerre. Il a eu tort de tomber sur le champ de bataille. Il a eu tort le 6 octobre 1914 à Meurival, dans l’Aisne. Il a eu tort de pas prendre ces noms pour des signes. L’histoire ne dit pas pourquoi.                               Sa mère non plus lui a pas dit. Ni pourquoi c’était au tour de son père à elle, maintenant, d’y retourner. Lui qu’avait fait la fin de la Première Guerre, voilà qu’il était parti faire le début de la Deuxième. Il aurait eu tort de vivre avec une Missolin ?                                 Missolin, c’est les fantômes. C’est la famille fantôme. Élézia, la petite sœur de sa mère, c’est un vrai nom de fantôme. C’est un nom qui existe pas. Ça sonne comme le nom de la fille de Dracula, un nom pour les Enfers. Pas un nom pour les vivants. D’ailleurs elle morte comme elle est née la petite Élézia Missolin. Du 18 au 26 janvier 1902. Huit jours. Huit jours à vivre, à ciel ouvert sur les limbes. Huit jours à mourir. L’histoire ne dit pas de quoi.                                                             Et c’était juste un début. Germaine, née deux ans après, et morte deux ans après, à deux ans à peu près. C’était pourtant pas un nom de fantôme. Et l’histoire ne dit rien. Elle continue. Avec les filles Missolin, les survivantes. La Rousseau et la Fissou. Des mortes-vivantes. Isabelle, la grande sœur, la Missolin Rousseau, morte d’un premier enfant mort-né. Morte d’un second méningé. Et Alice, la Missolin Fissou, morte du petit Marcel. Et l’histoire ne dit rien. Elle continue.                                               La petite Lulu sait tout. Elle a écouté les histoires de famille, comme ça, que les sœurs se racontaient. Elle a écouté les souvenirs du nom. Et elle s’est dit, sans y penser, que la cabane Missolin se ferait dans la haie de la cour des poules et des canards. La haie d’aubépine, assez dense, mais avec un trou au milieu, comme si une bête avait traversé. Et ça tombait bien ce trou, pour s’installer dans la haie en cassant des branches mortes à l’intérieur, en taillant les autres à l’aide du sécateur de son père. En plus, au printemps, ça fera un beau mur de fleurs blanches rosées avec de nombreux yeux étamines jaune orangé. Un mur d’yeux en suspension dans un calice de pétales fantômes. Un mur d’ombre à claire-voie. Idéal pour se cacher avec Loulou. Génial pour faire quatre heures avec du pain, du beurre et du chocolat.

Depuis plus d’un mois, Gilbert ne vient plus à la structure, et il ne souhaite plus revenir. Avec mes jours de récupération, ma journée d’astreinte pour le Certificat Voltaire, un jour férié, ça n’a peut-être pas aidé. Mais ça, c’est comme les rendez-vous de dernière minute pour Gilbert. La vérité, c’est que je n’aurai pas su l’aider. Je n’ai pas su lui faire faire la différence entre M et N. Et pourtant il a essayé de se souvenir du nom des lettres qui sonnent comme de vrais mots. H comme la hache qui tranche.

La cabane Richard se situe en fait derrière la grange, là où l’on stocke les petites bottes de foin et de paille sur plusieurs étages, plus ou moins en escalier. La petite Lulu aime grimper au sommet de ces structures relativement instables. Une botte parfois se dérobe et tombe. Attention, un rocher Loulou ! Ou bien sa jambe s’enfonce jusqu’au genou dans une crevasse. Une fois, elle s’est engouffrée des deux pieds jusqu’à la poitrine.                       Ce qu’elle aime surtout, c’est le jeu de construction. C’est déplacer les bottes, dresser des murs, aménager des plateformes, glisser des couloirs, creuser des tunnels, refermer un abri.                                     Les bottes de foin sont plus légères et plus lâches qu’avec la paille, plus dense, et la ficelle est parfois serrée.                                    Elle a appris chez les Richard.                                    Je sais pas comment elle s’est retrouvée chez eux. C’est pas la porte à côté. Ils habitent au sommet du coteau, à la Garde, qui porte ce nom parce qu’on voit loin aux alentours. On a même vue sur l’estuaire.                                                              C’est pas une famille facile les Richard. La petite Lulu vit seule avec ses parents et le chien. Les Richard, c’est six frères et sœurs chamailleurs, une mère stricte qui a pas sa langue dans sa poche et un père plus doux, laxiste, réputé coureur.                                                Il n’a pas vu de mal, le jour où ils ont pris une boîte d’allumettes. C’était un jour où il faisait froid. Ils sont descendus dans le petit bois. Ils ont fait du feu, ils se sont réchauffés près du feu, ils ont joué autour du feu, mais une robe a pris feu, ou la petite est tombée dans le feu. On lui a enlevé ses vêtements. Sa peau nue et brûlée. On l’a ramenée à la maison comme ça. Et le froid aura mordu dans les brûlures. La petite est morte.                                    La mère Richard, Antoinette, est devenue plus dure. Surtout avec elle-même. Elle finissait toujours par se reprocher sèchement tout ce qu’elle pensait trop vite, tout haut, bien fort. Mais elle restait ouverte. Elle traitait les amis des enfants comme les siens, d’une belle part de tarte aux mirabelles ou d’un bon coup de badine sur les fesses. Et elle en donnait, des coups. Pendant quelque temps, la fratrie s’est déchirée. La jeune sœur a glissé un jour dans la soupe de la grande, qui avait pris les allumettes et allumé le feu, des perles de son collier. C’était pour qu’elle aille la retrouver et lui demander pardon !    
Tu diras rien à ma mère, hein ?     
— Ben non
 ! Pourquoi j’ferais ça ? Elle dirait que j’raconte des histoires et je m’ferais attraper pour ça !   
— Allez viens, on va jouer dans la grange. Tu vas voir, on a commencé à faire une cabane en paille avec Roland et Omer.
— C’est quoi ? vous jouez aux Trois Petits Cochons ?          
C’est comme ça qu’elle aura eu l’idée, sans y penser vraiment, de trois cabanes chez elle. Une en botte de foin, et deux autres en paille, avec un tunnel de communication. Tu vois Loulou, c’est ça le village des Richard.                                                  Eh ! j’te vois en bas qu’tu cherches ma voix ? Regarde bien, j’suis tout en haut. J’me suis fait un petit abri dans le coin.

Pour accompagner Toussaint, Régine Detambel, dans Les Livres prennent soin de nous, que j’ouvre en rangeant Lire pour relier aux pages de ces deux petites languettes, l’une sur la création, l’autre sur l’étude :
« Créer n’est pas produire. À tout âge, créer, c’est libérer les possibilités de vie susceptibles d’accroître à la fois la puissance de la sensibilité et la jouissance du fait de vivre. Les créateurs réussissent momentanément à faire face à la douleur causée par le désespoir, la peur ou la perte, en décidant de donner vie à quelque chose qui n’existait pas auparavant — quelque chose qui sans eux n’aurait pu avoir lieu. »
« Je ne travaille pas, je ne bûche pas, je ne me creuse pas la tête, je ne prends pas de notes et ne cherche pas à mémoriser de force des dates ou des noms, je me laisse simplement mitrailler par une grêle de nouveautés, d’événements étincelants, de rois et de reines inconnus ou entraperçus autrefois au hasard d’une classe de collège et aussi flous dans ma mémoire que les dames à toque blanche qui servaient à la cantine. »
(À moins que ce soit un effet de la relecture, je me demande si je n’ai pas déjà copié ces extraits quelque part. Pas grave. Deux précautions valant mieux qu’une, c’est l’occasion de deux bonnes piqûres de rappel.)

                             Allez, viens Loulou, on va voir les cousins Rousseau. On va voir Camille. Ça fait longtemps qu’on les a pas vus. Viens, viens avec moi dans la cabane Rousseau. Tu vas voir, j’ai tout bien ménagé dans le chai. Tu sais dans la grosse barrique vide qu’on se sert plus ? Ils seront bien là quand ils viendront les cousins.                         Ils sont pas venus depuis longtemps.                               Ça serait bien qu’ils reviennent. J’pourrais leur montrer la grosse barrique. Tu sais que c’est la barrique de Camille ? Eh attention à la marche, gros patapouf !                                                       Tiens regarde!                                     La dernière fois ils ont pas beaucoup parlé, tu sais. Tonton un peu, avec papa qui allait partir. Il est infirmier dans l’armée. Tu savais qu’il était infirmier ? C’est bizarre, c’est toujours maman qui nous soigne ici.                              Tonton il est pas parti. Heureusement parce que tata elle serait encore plus triste.                                         T’as remarqué, ça ? Elle parle déjà pas beaucoup, mais c’est encore pire maintenant.                                          Regarde, j’ai mis des coussins, une nappe, un service à café. Il était dans le grenier, au fond, les bougies de la cheminée, et mes cahiers d’école qui devaient servir pour Camille.                                         Le petit Camille il aimait bien venir se cacher dans la grosse barrique, tu sais. Et des fois je me dis qu’il est encore là, dedans.                           C’est pour ça, j’voudrais leur montrer à tonton et tata.                                           J’sais pas s’ils voudront. Papa il disait qu’ils avaient plus envie de rien. Que c’était pire que pour maman.                                        Tiens, tu veux du café toi aussi ?                                               Tu savais que t’avais eu un grand frère ou une grande sœur, et qu’on sait pas si c’était un garçon ou une fille ? C’est parce qu’à la naissance on lui a pas donné la vie en fait. Papa a dit que c’était comme un ange.                                        Il aurait peut-être pu essayer de le soigner, papa ?                                                     Dis donc, t’arrêtes pas d’éternuer toi, t’es malade ? En plus t’en mets partout!                                            On aurait quand même pu lui donner un nom. Un nom de garçon et de fille. Et c’est peut-être pour ça que tonton et tata ils t’ont appelé Camille ?                                         Tiens, j’ai de la galette si tu veux. Non, pas toi patapouf. Après tu pourras pas monter les marches.                          Tu sais, quand papa reviendra de la guerre, il pourra peut-être mieux te soigner. Ça doit se soigner une ménagite ?                             En attendant, tu peux rester là. Y a tout ce qu’il faut tu vois ? Et le chien il vient souvent tu sais. Quand je rentre de l’école, j’le vois sortir du chai. À croire qu’il sent que t’es là.                                               T’aimais bien jouer avec lui quand il était tout petit, le faire courir. Et tonton aussi, qui l’agaçait avec une serviette. Et lui il la mordait et il tirait en grognant. Mais tata elle aimait pas quand il excitait le chien comme ça. « Arrête donc de le faire bisquer! » elle disait.                                        Elle était souvent comme ça en fait, toujours inquiète. Et tonton il l’agaçait toujours un peu avec ça. « Mais t’inquiète pas… prie ! »                                           Bon, on va y aller. C’était surtout pour montrer à Loulou la cabane Rousseau. J’espère qu’ils viendront voir tes parents. Maintenant on va voir les Richard dans la grange. Fini la galette. Allez, viens Loulou ! Attention à la marche !

correction d’un mémoire d’une amie | mise en page pour l’essentiel | gros travail sur la table des matières | paramétrage des styles sur quatre niveaux | recherche des titres de chapitres, sous-chapitres, parties, sous-parties | (vu les listes numérotées, les listes à puces, en traits, en points vides et pleins, et traits et flèches et même soufflets, il doit y avoir d’autres niveaux cachés, croisés, superposés, toujours le même peut-être qui se méconnaît, comme le mystérieux escalier hélicoïdal du château de Chambord) | légendes des images, schémas, tableaux | groupement | ajout de la mention « URL de référence » | (oui, il a fallu revoir les notes de bas de page) | interligne multiple, retrait gauche, espacement après | saut de page et saut de section | pages paires et impaires différentes | première page différente | marges, reliure, pages en vis-à-vis | espaces | lignes vides | pages vides

Une heure en fin d’après-midi à travers champs. J’ai regardé fort partout en espérant que les étendues de terre, d’herbe, les lignes des arbres au loin et la voûte bleue du ciel entrent dans ma boîte crânienne pour atténuer les effets de l’écran rectangulaire, des touches carrées, des bords verticaux des pages-écrans, du défilement des lignes horizontales, et d’autres lignes et des panneaux cachés, un menu déroulant derrière quel onglet, pour quelle fonction, quelle couleur, quel mot, quel point à effacer, quel vide à faire. Pour la retourner comme un gant. Et avoir pour seul esprit le monde immédiat tout autour de moi, que je traverse. N’être plus que cette traversée. Et quelques boutons d’or.
(Les jeunes arbres qui ont été plantés comme de grands bâtons, ce sont des peupliers. Les feuilles ont bien poussé.)

La famille Rousseau, la famille Missolin, la famille Richard. Les Fissou ? La famille via les enfants.

On aurait cru que Jean-Philippe Toussaint allait multiplier les essais de descriptions d’action, dans Football, s’intéresser aux prouesses techniques, aux phases de jeu tactiques, à des matchs historiques, à d’autres merdiques, aux commentaires critiques, entre brèves de comptoir bibliques et mauvaise foi de bourrique. Mais non. Il se passe exactement l’inverse. Dès le début du livre en fait, on rentre au vestiaire, un peu essoufflé, le cœur serré d’une partie à oublier, en pensant au livre qu’on va retrouver et qui donnera à réfléchir :
« Qu’est-ce que créer aujourd’hui, dans le monde dans lequel nous vivions ? C’est proposer, de temps à autre, dans un acte de résistance non pas modeste, mais mineur, un signal — un livre, une œuvre d’art — qui émettra une faible lueur vaine et gratuite dans la nuit. »

Ce qui frappe c’est les chiens. On voit beaucoup de chiens dans les albums photos de Lulu. De plus en plus. Dans les vieilles photos, il y en a un ici, un là, dans le champ. Et puis avec le temps, c’est eux sur les photos.                                          Il y a une photo où on en voit neuf, avec ceux de Lulu, de Ben et les miens. Sur une couverture en train de dormir. Et Ben allongé au milieu, avec la Miss, Fanny, Magnéto, Belle, Candy, Souris, Poupette, Pirate et Louloute.                                                              C’est ça aussi la famille. D’ailleurs, parmi les portraits accrochés aux murs, on voit sur la cheminée, place de choix, une grande photo du dernier chien, un golden blond mort d’un cancer. Hélios.                                     Je me demande si Lulu se souvient de son premier chien, du chien de la petite Lulu.                                     Je me demande si le petit Marcel s’en souvient aussi. J’imagine que oui. Quand on a habité, hanté le corps d’un être vivant, j’imagine qu’on s’en souvient. Peut-être même qu’il se souvient de son corps à lui ? Et peut-être bien que c’est pour tout le monde pareil, que dans la mort on se souvient de son corps, du corps qui nous a hébergés ? Ou en sens inverse, si la mort c’était ça, que pour le corps gisant on vive en lui comme un vieux souvenir, comme un rêve, ou un cauchemar, qui peut plus le réveiller ? Et on vivrait là, comme ça, en espèce de corps flottant de la mémoire comme un autre, au milieu de tous ceux qui nous ont traversé l’esprit, habité, hanté, échappé. Libérés, enfin. En sons, en lumière, quelques mots. En attendant l’oubli.                                     Non. Il aura pas oublié le chien le petit Marcel. Et tiens, personne en fait… comment oublier le chien qu’on a été, hein… ?                                               Et le chien, lui, est-ce qu’il se souvient du Marcel qu’il a été ? Il se rappelle quand il restait assis, la petite Lulu par là, qui lui raconte ses histoires, lui assis à observer dehors, le nez au vent par la fenêtre ou la porte ouverte, ou le nez contre un carreau, à laisser la trace de sa truffe pommelée ? à éternuer dessus ?                                     Avec la petite Lulu qui lui raconte sa nouvelle histoire, son nouveau jeu. Elle veut lui faire visiter les cabanes qu’elle a construites.

Ou la petite Lulu dans le grenier, à faire tourner le fil de ses histoires avec le vieux rouet, les liens familiaux et ce serait entre le jeu des sept familles et une séance de spiritisme. Et alors dans la famille Rousseau je demande… le cousin.              Camille ?                     T’es là Camille… ?              Bon on va dire que oui. Tu pourrais répondre quand même !

Les douleurs à la poitrine, entre moi et Lulu : comme un signe puisque j’en parle, alors que c’est une simple coïncidence. | Au jeu de la répétition et de la différence, les signes ne sont-ils pas le fruit de co-incidences ? | Ce que je lis comme un signe, c’est surtout le lien qui nous unit, qui nous rapproche, qui nous regarde, fût-ce-t-il de la douleur. | « Ainsi va la vie, chacun se souvient toujours de quelqu’un qui ressemble à celui qu’il est en train de regarder. Ainsi, ils se répètent, chacun est lui-même à l’intérieur de lui et chacun ressemble aux autres, et c’est toujours intéressant. » (Gertrude Stein)

Ou la grange, derrière, le fenil, à jouer dans les bottes de paille ou de foin, à les déplacer pour en faire des cabanes, un village. Mais avant la guerre, je ne suis pas sûr qu’on bottelait. Du moins pas chez les Fissou, il n’y avait pas de tracteur. En fait, c’est un jeu de mon enfance. Après les battages, on grimpait sur les bottes, tout en haut, on sautait tout en bas sur le tas de paille des bottes défaites. Ou on déplaçait les bottes, on les arrangeait pour ériger des murs, laisser des trous, faire un tunnel si possible. De la paille, du foin, dans les cheveux, les chaussettes, jusque dans le slip.

Quand j’écoute f parler de Gertrude Stein — dans le défi de dire « tout » un personnage, on aura réuni « tous » les personnages qu’il serait possible de décriremembres, histoire, secrets : ce qui définit une famille à travers mais à l’intérieur de chacun de ses membres pris isolément —, j’ai le sentiment que, ça, ce genre de situation, elle l’a déjà prévu, et que c’est inscrit là, quelque part, sinon dans ce qu’elle pense de la littérature, du moins dans sa pratique d’écriture, qu’elle aussi écoutait déjà f lui parler d’elle, de sa réflexion littéraire, de sa technique. Je ne sais pas ce je me fais bien comprendre. En tous cas, Stein semble le dire comme ça : « J’écris pour moi et pour les étrangers. Je le fais pour moi et pour ceux qui savent que je sais qu’ils ressemblent aux autres, qu’ils sont séparés et pourtant toujours répétés. »
À lire les autres, je me dis qu’on pourrait faire défiler les familles dans un même lieu (le pont de pierre), ou les retrouver chez elles au même moment (la mort du petit Marcel, ou le départ du père Fissou à la guerre). Mais comment faire que le lieu ou le moment ne soient jamais que le cadre discret des portraits de famille — comme ces paysages étranges et discordants derrière la Joconde ? Ou chez Lulu, on parlerait de quelques familles en feuilletant quelques albums photos. Mais pas besoin en fait, quand aujourd’hui encore, à table, on parle de la mère Machin, du fils Bidule, des cousins Trucmuche, et c’est toujours de la famille qui se dessine. Et pourquoi pas le chien, quand il va chez les voisins ?

Dans Ouistreham, le film d’Emmanuel Carrère diffusé hier soir, ce passage (je ne crois pas qu’il apparaisse dans Le Quai de Ouistreham, ce doit être une réflexion de Carrère) :
« Ça y est je le tiens, je le tiens le livre. C’est comme ça que ça se passe, on tâtonne, on patauge, on gribouille des trucs dans tous les sens, ça ressemble à rien, on croit que… qu’on s’en sortira jamais, et puis, à un moment, quelque chose arrive, quelque chose ou… ou plutôt quelqu’un. Ouais, on… on voyait ça comme un portrait de groupe et… c’est bien un portrait de groupe, mais, tout à coup, quelqu’un se détache du groupe. Et on comprend que le livre, ce sera son portrait. »

Hier, au réveil, douleur à la poitrine. On inspire profondément pour sonder les poumons, jusqu’à la pointe du fond, jusqu’à l’extrémité des bronchioles. Rien. La douleur reste en surface. D’ailleurs elle finit par disparaître dans la matinée.
Aujourd’hui, vers midi, un appel de… pour te dire que mamie est à côté de toi. — Quoi à côté de moi… ? l’hôpital ? — Eh oui, depuis hier. Elle avait trop mal à la poitrine, elle arrivait pas à bien respirer. Je l’ai emmenée chez le médecin et puis aux urgences. C’est qu’elle avait mal. Elle disait qu’elle tiendrait pas jusqu’à là-bas. — Et là elle est toujours aux urgences ? — Oui, elle a passé la nuit. C’est une infection pulmonaire. Elle devrait aller dans une chambre… 7310, au fond d’un couloir du second bâtiment, après avoir traversé le premier, en suivant les traces de pas rouges jusqu’à l’ascenseur, touche 33.

Jean-Philippe Toussaint, Football : « Il ne peut rien nous arriver pendant qu’on regarde un match de football : comme dans la proximité bénéfique et frontale d’un sexe de femme dans certaines positions de l’acte amoureux, qui fait se dissiper instantanément l’angoisse de la mort, qui l’anesthésie et la fait fondre dans l’humidité et la douleur de l’étreinte, le football, pendant qu’on le regarde, nous tient radicalement à distance de la mort. » — Autant je vois où la comparaison veut en venir, autant elle ne me serait pas venue à l’esprit. D’autant moins que je ne suis pas sûr qu’elle soit réversible. En revanche, j’approuve le point de conclusion : « Je fais mine d’écrire sur le football, mais j’écris, comme toujours, sur le temps qui passe. » Et je souscris au point de comparaison.

Structure |
La situation est celle-ci : toutes les missions et actions de formation et d’insertion réalisées rapportent des sommes dont profite l’ensemble du personnel de la Structure ; mais, la perte d’une action de formation impacte seulement le personnel qui en avait la charge, et qui se retrouve en activité partielle ; ce qui n’empêchera pas un recrutement prochain pour une autre action de formation.

Pour un article Wikipédia fantoche, il faut bien intégrer quelques faux liens internes, soit de faux liens (les mots bleus), soit des liens falsifiés (les homophones auteur et Otter), soit des liens erronés (Lucanie, par erreur d’orthographe), soit des liens morts (« Ce site est inaccessible »).

Longue journée de réunions dans la Structure | équipe – conseil – d’administration – Bureau – conseil social et économique | ordre du jour, désordre des mots, café | les fleurs d’acacia dans le gâteau d’Aurélie | on rentre avec les larmes d’Anne-Claire et Cécile.

|| Ce matin, pour l’oral blanc de brevet, Jeanne a présenté son étude d’une œuvre de Banksy : une gymnaste peinte au pochoir au pied du mur d’un immeuble détruit par un missile russe à Borodianka, en Ukraine ; elle se tient en équilibre sur les mains, tête en bas, les jambes en l’air formant une figure hiéroglyphique ; les mains posées sur des gravats, en équilibre instable ; les restes d’un mur dont on perçoit la trace, une ligne sur un pan de mur, comme une trace fantôme ; le corps de la gymnaste, en noir et blanc, coupé par cette ligne ; mais le corps soutenant aussi, en cet axe, le reste de l’immeuble à ciel ouvert ; les murs soufflés. ||

Articles connexes                                                               

Au fait, j’ai supprimé la page sur l’auteur. Il y a trop peu à dire sur lui et je ne parviens pas à comprendre où veulent en venir ses notes. Mais il en existe d’autres en langue étrangère. — Jack | 13 mai 2024 à 00:08

Cette note a été supprimée

Déjeuner chez Lulu aujourd’hui, avec Ben et mes parents. Maman avait préparé des écrasés d’avocat avec un peu d’échalotes et du thon, Ben du steak frites, moi une crème renversée. — Impossible de retrouver la lèchefrite que Lulu dit avoir rangée, ni dans le chai, ni dans la grange, ni sous le hangar. — Elle ne peut pas regarder la télé en mangeant, c’est l’un ou l’autre, et comme elle n’a jamais faim… — Parfois elle tousse, et la toux réveille une vive douleur à la poitrine qui la fait se redresser et basculer vers l’arrière. — Tu vois, faudrait que quelqu’un vienne tous les jours, ça irait mieux pour manger. — Quand elle regarde la télé, c’est toujours un peu bouche bée.

DISCUSSION                                                                      

Kézako                                                                              

Il faudrait penser à dire ce que signifient plus précisément Moien et Oùti. D’accord, les jeux de mots, on comprend bien (au cas où : moyen et outil). Mais d’où proviennent-ils ? Comment sont-ils construits ?

Moien : le moi comme un moyen, un outil (déjà) ? ou le moi passablement moyen ? d’où le mot-valise dans les deux cas ? ; à moins qu’il ne s’agisse d’une faute de frappe : moien au lieu de moine ?

Quant à Oùti : une correspondance lointaine avec l’Ousia des Grecs anciens (qui est comme la substance ou l’essence d’une chose), mais alors quel rapport avec l’outil fait oùti ? (de la valeur pratique comme de la valeur locale ?) ; ou bien une construction étrange par association de l’adverbe (pour désigner un lieu ou sa recherche ?) et la particule interrogative populaire ti (comme dans j’y va-ti, j’y va-ti pas ?) sans l’interrogation ? (pour mieux mettre en valeur le pronom impersonnel écrasé ?) — et alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Cela dit, ces deux mots participent peut-être d’une logique de l’absurde : ça ne signifierait donc rien d’autre en soi ; il n’y aurait alors rien à en dire ? — Capelo 13 mai 2024 à 00:14

Ah ben merci, j’y vois déjà plus clair. Je comprends mieux pourquoi je trouvais ça creux. Pour info, j’ai créé un article sur l’auteur. — Jack 12 mai 2024 à 22:45

Personnellement, tout me va aussi, tout est là dans ses contradictions et son incongruité. Je ne vois rien de mieux à ajouter. Vous devriez en faire un article. — WillS 12 mai 2024 à 23:55

Chien fantôme                                                                  

« Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. »

Mais bien sûr que non, le chien n’est pas toujours présent à lui-même. Il dort, comme nous, et même il lui arrive de rêver ! Êtes-vous présents à vous-mêmes lorsque vous rêvez ? Oui, peut-être, et justement à ce moment-là, mais alors tellement loin de ce que vous vous imaginez être en pleine conscience que, Non, il ne s’agissait pas moi, ça me ressemblait beaucoup mais il ne pouvait pas s’agir de moi, pensez-vous, c’est impossible ! Eh bien, je soutiens que c’est pareil pour les chiens.

Avez-vous bien observé un chien rêver, gémir, glapir presque, comme s’il essayait d’aboyer, babines à demi retroussées, et le corps se balançant, le bout des pattes frétillant ? On imagine facilement qu’à ce moment-là, il court. Mais il dort, il rêve ! Il court après son rêve ! Après lui-même peut-être, sous la forme de son maître qui veut le battre ? Et même s’il court après un gibier, rêvant à la suite d’une journée de chasse, qui dit que dans cette journée il s’est vraiment appartenu ? Qui dit que dans sa course, dans sa chasse, il n’était pas hanté par son gibier, habité par l’univers de l’autre justement pour mieux le surprendre ? Ainsi de l’araignée et de la mouche, selon Giorgio Agamben : « L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. »

Quand on sait cela, quand on en prend vraiment la mesure, on pourrait presque affirmer que Non, personne, aucun être vivant, ne s’appartient en propre et ne peut être présent à lui-même. Du moins pas sans un autre, ou de l’autre, ce qu’Agamben, plus précisément (s’appuyant cela dit largement sur les travaux de l’éthologue Jakob von Uexküll), dit ainsi : « aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification. » Donc, pour moi, le Loulou en question ne me semble pas si étrange dans son comportement. Si ce n’est qu’il entre en relation avec les porteurs de signification d’un… petit fantôme.

Un petit fantôme qui semble, lui, à l’inverse, ne pas savoir avec quels porteurs de signification il doit entrer en relation. Mais n’est-ce pas là la nature même du fantôme, d’être à la recherche de ces éléments, alors que leur découverte est impossible ? Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, non ? — Cynéfil 11 mai 2024 à 11:04

Hurbinek                                                                          

Moi, ce personnage, il m’a fait penser au petit Hurbinek de Primo Levi, dans La Trêve. Pourquoi, c’est ce que je cherche encore, je l’avoue.

L’univers du Petit Marcel n’a pourtant rien à avoir avec l’univers concentrationnaire ! Mais il est vrai qu’on ne sait rien d’eux, qu’ils n’ont pas appris à parler et qu’ils n’ont pas vraiment de nom (si j’ai bien compris, le Petit Marcel n’aura enfin « pour nom véritable Marcel Fissou que lorsque j’aurai achevé ma vie, ma vie pleine et entière », dit-il, à travers l’œuvre de Will Serf).

Et puis il y a ces mots forts de Levi, qui formulent certainement une volonté, mais entrent en correspondance avec cette étrange inversion des rôles entre l’auteur et son personnage : « Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles. »

P.-S. Si courte soit-elle, la vie n’est-elle pas toujours pleine et entière ? — Henek 11 mai 2024 à 23:04

|| Seconde journée de nettoyage des murs. Avec une démonstration de Zézé au pulvérisateur, parce qu’il faut bien arroser les murs… — Mais sur le bidon ils disent de ne pas surcharger. — Mais non ! faut y aller ! c’est déjà pas si fort que le chlore, faut en mettre ! regarde, on voit rien de ce que t’as passé hier… — Mais c’est pas instantané ! faut laisser agir, ça demande un peu de temps. — Mais non ! moi quand j’en mets faut pas dix minutes ! — Oui, mais c’était pas le même produit. — Ah ben non, c’était du chlore… j’vois pas ce que tu t’embêtes avec ton produit… en plus c’est moins cher le chlore. — Ben peut-être, mais ça reste un produit toxique. — Mais le plus difficile, ça a été quand il a parlé de brosse métallique et quand il a pris la brosse à décrotter les bottes, avec des poils en plastique dur, pour la passer sur la tache plus sombre au pied du mur que j’avais déjà atténuée. ||

Microfiction                                                        

En attendant Marcel est un ensemble de notes disparates racontant l’errance du Petit Marcel à la recherche de lui-même (Marcel Fissou, enfant des limbes mort peu avant son premier anniversaire) sous plusieurs formes.

D’abord, celle, fantomatique, de l’écrivain qui, apprenant l’existence de celui qui aurait été un parent s’il avait survécu il y a environ un siècle, part en quête de l’identité et de la tombe de ce parent, sans comprendre qu’il s’agit des siennes dans la mesure où le Petit Marcel, qu’il croit être son personnage, infléchit en vérité sa recherche, ses faits et gestes, son écriture même. Comme si les rôles finissaient par s’inverser, l’auteur n’est jamais que le personnage utile à l’anti-personnage que devient le Petit Marcel qui veut devenir cette personne qu’il n’a pas pu être sous le nom de Marcel Fissou.

Ensuite, sous une forme altéritaire dont les autres personnages ou êtres qui interviennent dans la microfiction (le père et la mère Fissou, la petite Lulu, le chien, un lucane), sentent d’une manière ou d’une autre la présence, souvent sous l’espèce de manifestations plus ou moins naturelles, ou d’une nature surréelle en quelque sorte, liée à un endroit précis formant une sorte de cuvette, et donc symboliquement un monde clos, replié sur lui-même : le petit pont de pierre, la rivière, protégés par un bosquet, ouverts sur un pré, au milieu des coteaux. Parfois, le lieu semble même être hanté par elle.

C’est notamment le cas de la troisième forme que prend aussi le Petit Marcel dans certaines notes : le chien, grâce auquel il découvre le petit monde de sa famille. Son nom apparaît une seule fois, Loulou. Mais c’est un nom doublement fictif dans la mesure où il apparaît dans une histoire de la petite Lulu, qui l’a peut-être d’autant mieux imaginé en transformant le nom commun désignant un chien, un loulou, en nom propre, qu’il s’agit aussi d’un terme d’affection adressé au chien. Au chien ou au garçon en lui, à quoi renvoie aussi le mot loulou (comme dans l’expression un drôle de loulou) ? Si la petite Lulu ne s’en rend pas vraiment compte, le comportement du chien semble parfois moins canin qu’humain et enfantin. Cela se manifeste dans les jeux avec elle, mais surtout par une soudaine façon de s’isoler ou d’être absent. Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. Parfois, il s’arrête, s’assoit, et, sourd à la petite Lulu, observe tout autour de lui comme pour mieux découvrir le lieu. Et il n’aime jamais tant que monter, seul la plupart du temps, dans le grenier pour écouter les souris jouer dans le fond, et observer par la lucarne le paysage. — Pour autant, le chien qui passe pour une sorte de prête-corps du Petit Marcel ne se laisse pas faire. Sentant la présence étrangère en lui, il ne cesse d’éternuer et d’essayer de chasser l’esprit dans sa tête en se grattant les oreilles ou en essayant de se mordre la queue, en vain.

|| Première journée de nettoyage des murs de la maison.
Avant tout, réduire les taches les plus noires ou les plus rouges à l’aide d’une brosse assez dure. Les noires s’atténuent assez bien pour former des taches d’un gris plutôt clair. Les rouges sont plus tenaces : d’un rouge sanguin mat, elles forment des taches d’un étonnant brun orangé vif, un pigment idéal pour la peinture.
Le plus difficile, c’est la pulvérisation du produit qui vous revient comme un crachin en pleine figure. Mieux vaut s’équiper de gants, d’un masque et d’une casquette. On pense que l’industrie de la chimie a fait des efforts — et la Fiche produit relative aux qualités ou caractéristiques environnementales l’affirme : « Présence de substances dangereuses – No | Présence de perturbateurs endocriniens – No » —, mais le produit distille quand même une odeur qui prend au nez et à la gorge et fait tousser.
(Parmi les Recommandations : « Ne pas pulvériser sur les pelouses, plantes et fleurs | Éloigner les animaux domestiques durant la durée du traitement ».) ||

Comme une pensée |
À l’heure de l’autoédition, il faudrait que l’(auto-)lecteur comprenne bien que, désormais, la coquille dans une page n’en est plus une : bien que l’(auto-)écrivain fasse tout son possible pour l’éviter, elle fait partie de l’(auto-)écriture.

Petit Marcel

ARTICLE                                                                            


Pour les articles homonymes, voir Petit Marcel.

Le Petit Marcel est un anti-personnage fictif du recueil de microfictions En attendant Marcel de Will Serf. Il représente le type de personnage qui renie sa seule existence imaginaire, littéraire, en prétendant être l’auteur même de la nouvelle « éclatée — non, écorchée, c’est ça, comme un écorché, je suis un écorché, un écorché vif de sa mort » dit Marcel — qui le concerne à travers les nombreuses notes de Will Serf disséminées dans les quatre volumes des Chroniques nouvelles. L’écrivain ne serait que « le Moien, l’Oùti propre à s’incarner dans le corps du texte en autobiographe larvé » pour Marcel, c’est-à-dire une sorte de médium comme dans une séance de spiritisme, « à ceci près que c’est l’entité elle-même qui, de là où elle se trouve dans l’au-delà, fait appel à lui, moi en l’occurrence, pour rejoindre l’ici-bas, l’au-delà de son point de vue, qu’il a jadis connu comme une étincelle sait ce qu’est la lumière, l’énergie, et qui lui manque terriblement, follement, parce qu’elle n’est pas parvenue à en faire le deuil », selon Serf.

Inspiration                                                                        

Le Petit Marcel serait inspiré par Marcel Fissou, enfant né le 25 août 1926 et décédé le 10 août 1927.

Pour Will Serf, Marcel Fissou est un grand-oncle. Jusque vers son cinquantième anniversaire, il n’en avait jamais entendu parler. Il apprend son existence de la bouche de sa mère, et surtout de sa grand-mère, la sœur de Marcel Fissou née après la mort de son frère (la petite Lulu des microfictions). Personne, dans la famille, n’a connu Marcel, hormis ses parents qui en ont parlé à leur fille, plus tard à leurs petits-enfants. Et c’est à travers ces récits rapportés que Serf connaît Marcel : « C’est une histoire de famille dont on m’a parlé tard, je ne sais plus comment elle est venue dans la conversation, mais la première fois, et chaque fois qu’on m’en reparlait en fait, j’avais l’étrange sentiment d’une sorte de conte pour enfants fragmentaire. Un récit identique à lui-même dans ses lacunes et ses nombreuses variations, ses détails incongrus, incohérents entre eux, qui dépassaient de loin la mémoire et la parole de ma mère et de ma grand-mère. »

Pour le Petit Marcel, enfant des limbes, Marcel Fissou serait comme son essence. En effet, depuis le décès de cet enfant, il chercherait, à travers les écrits dispersés que Serf lui consacre, à s’incarner dans la série de microfictions comme l’écrivain lui-même pour mieux dire la vie que le petit Fissou mort trop tôt n’a jamais eue. C’est ainsi que le faisant revivre pleinement et mourir d’une mort de pleine conscience, fût-ce sous l’espèce fictive, le Petit Marcel rassemble les années de « cette vie qui fut plus fictieuse que la pure fiction », écrit Serf, et retrouve, à l’instant de la mort du vieux Fissou imaginé, sa place en tête pour sortir le premier des recoins sans fond des limbes.

Microfiction                                                        

En attendant Marcel est un ensemble de notes disparates racontant l’errance du Petit Marcel à la recherche de lui-même (Marcel Fissou, enfant des limbes mort peu avant son premier anniversaire) sous plusieurs formes.

D’abord, celle, fantomatique, de l’écrivain qui, apprenant l’existence de celui qui aurait été un parent s’il avait survécu il y a environ un siècle, part en quête de l’identité et de la tombe de ce parent, sans comprendre qu’il s’agit des siennes dans la mesure où le Petit Marcel, qu’il croit être son personnage, infléchit en vérité sa recherche, ses faits et gestes, son écriture même. Comme si les rôles finissaient par s’inverser, l’auteur n’est jamais que le personnage utile à l’anti-personnage que devient le Petit Marcel qui veut devenir cette personne qu’il n’a pas pu être sous le nom de Marcel Fissou.

Ensuite, sous une forme altéritaire dont les autres personnages ou êtres qui interviennent dans la microfiction (le père et la mère Fissou, la petite Lulu, le chien, un lucane), sentent d’une manière ou d’une autre la présence, souvent sous l’espèce de manifestations plus ou moins naturelles, ou d’une nature surréelle en quelque sorte, liée à un endroit précis formant une sorte de cuvette, et donc symboliquement un monde clos, replié sur lui-même : le petit pont de pierre, la rivière, protégés par un bosquet, ouverts sur un pré, au milieu des coteaux. Parfois, le lieu semble même être hanté par elle.

C’est notamment le cas de la troisième forme que prend aussi le Petit Marcel dans certaines notes : le chien, grâce auquel il découvre le petit monde de sa famille. Son nom apparaît une seule fois, Loulou. Mais c’est un nom doublement fictif dans la mesure où il apparaît dans une histoire de la petite Lulu, qui l’a peut-être d’autant mieux imaginé en transformant le nom commun désignant un chien, un loulou, en nom propre, qu’il s’agit aussi d’un terme d’affection adressé au chien. Au chien ou au garçon en lui, à quoi renvoie aussi le mot loulou (comme dans l’expression un drôle de loulou) ? Si la petite Lulu ne s’en rend pas vraiment compte, le comportement du chien semble parfois moins canin qu’humain et enfantin. Cela se manifeste dans les jeux avec elle, mais surtout par une soudaine façon de s’isoler ou d’être absent. Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. Parfois, il s’arrête, s’assoit, et, sourd à la petite Lulu, observe tout autour de lui comme pour mieux découvrir le lieu. Et il n’aime jamais tant que monter, seul la plupart du temps, dans le grenier pour écouter les souris jouer dans le fond, et observer par la lucarne le paysage. — Pour autant, le chien qui passe pour une sorte de prête-corps du Petit Marcel ne se laisse pas faire. Sentant la présence étrangère en lui, il ne cesse d’éternuer et d’essayer de chasser l’esprit dans sa tête en se grattant les oreilles ou en essayant de se mordre la queue, en vain.

DISCUSSION                                                                      

Kézako                                                                              

Il faudrait penser à dire ce que signifient plus précisément Moien et Oùti. D’accord, les jeux de mots, on comprend bien (au cas où : moyen et outil). Mais d’où proviennent-ils ? Comment sont-ils construits ?

Moien : le moi comme un moyen, un outil (déjà) ? ou le moi passablement moyen ? d’où le mot-valise dans les deux cas ? ; à moins qu’il ne s’agisse d’une faute de frappe : moien au lieu de moine ?

Quant à Oùti : une correspondance lointaine avec l’Ousia des Grecs anciens (qui est comme la substance ou l’essence d’une chose), mais alors quel rapport avec l’outil fait oùti ? (de la valeur pratique comme de la valeur locale ?) ; ou bien une construction étrange par association de l’adverbe (pour désigner un lieu ou sa recherche ?) et la particule interrogative populaire ti (comme dans j’y va-ti, j’y va-ti pas ?) sans l’interrogation ? (pour mieux mettre en valeur le pronom impersonnel écrasé ?) — et alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Cela dit, ces deux mots participent peut-être d’une logique de l’absurde : ça ne signifierait donc rien d’autre en soi ; il n’y aurait alors rien à en dire ? — Capelo13 mai 2024 à 00:14

  • Ah ben merci, j’y vois déjà plus clair. Je comprends mieux pourquoi je trouvais ça creux. Pour info, j’ai créé un article sur l’auteur. — Jack 12 mai 2024 à 22:45
  • Personnellement, tout me va aussi, tout est là dans ses contradictions et son incongruité. Je ne vois rien de mieux à ajouter. Vous devriez en faire un article. — WillS 12 mai 2024 à 23:55

Chien fantôme                                                                  

« Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. »

Mais bien sûr que non, le chien n’est pas toujours présent à lui-même. Il dort, comme nous, et même il lui arrive de rêver ! Êtes-vous présents à vous-mêmes lorsque vous rêvez ? Oui, peut-être, et justement à ce moment-là, mais alors tellement loin de ce que vous vous imaginez être en pleine conscience que, Non, il ne s’agissait pas moi, ça me ressemblait beaucoup mais il ne pouvait pas s’agir de moi, pensez-vous, c’est impossible ! Eh bien, je soutiens que c’est pareil pour les chiens.

Avez-vous bien observé un chien rêver, gémir, glapir presque, comme s’il essayait d’aboyer, babines à demi retroussées, et le corps se balançant, le bout des pattes frétillant ? On imagine facilement qu’à ce moment-là, il court. Mais il dort, il rêve ! Il court après son rêve ! Après lui-même peut-être, sous la forme de son maître qui veut le battre ? Et même s’il court après un gibier, rêvant à la suite d’une journée de chasse, qui dit que dans cette journée il s’est vraiment appartenu ? Qui dit que dans sa course, dans sa chasse, il n’était pas hanté par son gibier, habité par l’univers de l’autre justement pour mieux le surprendre ? Ainsi de l’araignée et de la mouche, selon Giorgio Agamben : « L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. »

Quand on sait cela, quand on en prend vraiment la mesure, on pourrait presque affirmer que Non, personne, aucun être vivant, ne s’appartient en propre et ne peut être présent à lui-même. Du moins pas sans un autre, ou de l’autre, ce qu’Agamben, plus précisément (s’appuyant cela dit largement sur les travaux de l’éthologue Jakob von Uexküll), dit ainsi : « aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification. » Donc, pour moi, le Loulou en question ne me semble pas si étrange dans son comportement. Si ce n’est qu’il entre en relation avec les porteurs de signification d’un… petit fantôme.

Un petit fantôme qui semble, lui, à l’inverse, ne pas savoir avec quels porteurs de signification il doit entrer en relation. Mais n’est-ce pas là la nature même du fantôme, d’être à la recherche de ces éléments, alors que leur découverte est impossible ? Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, non ? — Cynéfil 11 mai 2024 à 11:04

Hurbinek                                                                          

Moi, ce personnage, il m’a fait penser au petit Hurbinek de Primo Levi, dans La Trêve. Pourquoi, c’est ce que je cherche encore, je l’avoue.

L’univers du Petit Marcel n’a pourtant rien à avoir avec l’univers concentrationnaire ! Mais il est vrai qu’on ne sait rien d’eux, qu’ils n’ont pas appris à parler et qu’ils n’ont pas vraiment de nom (si j’ai bien compris, le Petit Marcel n’aura enfin « pour nom véritable Marcel Fissou que lorsque j’aurai achevé ma vie, ma vie pleine et entière », dit-il, à travers l’œuvre de Will Serf).

Et puis il y a ces mots forts de Levi, qui formulent certainement une volonté, mais entrent en correspondance avec cette étrange inversion des rôles entre l’auteur et son personnage : « Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles. »

P.-S. Si courte soit-elle, la vie n’est-elle pas toujours pleine et entière ? — Henek 11 mai 2024 à 23:04

Articles connexes                                                               

Au fait, j’ai supprimé la page sur l’auteur. Il y a trop peu à dire sur lui et je ne parviens pas à comprendre où veulent en venir ses notes. Mais il en existe d’autres en langue étrangère. — Jack | 13 mai 2024 à 00:08

J’aime bien la micronouvelle en deux mots d’Éric Lequien Espoti : « Je… — Arrête ! »

4 h 44 et je ne dors plus depuis une heure environ. Je repense aux insomnies d’Orhan Pamuk : « Insomnies. Rêves affreux, mais sans que la raison m’en vienne au réveil. Dormi 6 heures. Et regarde le plafond pendant 1 h 30. Vide de l’existence. Une grande peur. Comme si j’étais perdu dans l’espace. »
6 heures de sommeil, c’est déjà bien. Je ne sais pas ce qui m’a réveillé en pleine nuit. J’avais soif (à cause du lentilles saucisse d’hier soir, un peu salé ?). Aucun souvenir de rêve. Pas vraiment de peur. J’aurais aimé que Pamuk décrive un peu l’espace, le vide. Est-ce que le plafond, dans l’obscurité rehaussée de la faible lueur du téléphone, avait l’air fluide, comme un écran de cristaux liquides prêt à se déchirer, se désagréger, se dissoudre, sous l’effet d’une tension permanente, d’un champ de force magnétique affolant les atomes ?
5 h bientôt. J’ai la fringale. Une tranche de brioche devrait faire l’affaire. Mon rossignol chante encore. Je devrais me rendormir dans une bonne heure, quand le soleil se lèvera.

Quand on en vient à prendre un bouquet d’herbe en photo — parce qu’il ne faut pas croire, l’herbe, quand on la laisse pousser, les tiges peuvent vous arriver à l’épaule, et ce qui a l’air d’un épi battu par le vent finit par s’ouvrir et se ramifier comme un arbre, en forme de sapin disons, avec au bout de chaque branche une grappe d’épillets bleus, mauves, un bouquet en soi —, et quand on grossit la photo pour observer des détails qui vous échappent — l’image devient de plus en plus floue, sa texture tend à celle de la peinture —, qu’est-ce qu’on regarde exactement ? qu’est-ce qu’on cherche à voir, à l’œil (l’image) et au doigt (le zoom) ?

De f aujourd’hui, avec une trame d’écriture empruntée à Wikipédia — reste à définir les catégories, elles sont nombreuses : bribes lacunaires qui concernent notre personnage en devenir ; cette grille ou matrice, on la rend reconnaissable ; liste de ces liens en bleu, dans la page absente (et pour cause) de notre personnage ; la présence citée et présente de la grille, ou matrice vide qui est la norme de ces pages, conférera à la part lacunaire qu’on en aura écrite ce principe d’illusion qu’on recherche.
On pourrait commencer par « cette page d’homonymie [qui] répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom », avec les catégories : Patronyme (sous-catégories : Fissou et Personnages de fiction) | Musique (Albums ou Chansons) | Toponyme | Divers, Variantes ou Autres | Notes et références : Office québécois de la langue française.
(On renverrait aussi à la « chanson » (sept secondes) de Ludwig von 88, « Marcel est amnésique ». — Done!)

Sauveterre — Je reprends les paramétrages de l’Atlas Sauveterre, blog laissé en plan depuis quelques mois. Pour la mise en page, le thème, etc., je m’en tiens à ce qu’il y a de plus simple et lisible (et gratuit) : écrit noir sur blanc. Histoire de voir à quoi ressemble une page complète, j’ai créé un premier article en reprenant le dernier de l’atelier Tiers Livre (l’été des 40 jours), qui mettait encore l’écriture en perspective avec tout ce qui restait à écrire, Et… tout ce blanc, cette lumière, l’écran halogène : un aveuglement !
(Je préfère le willweb, lignes blanches sur fond noir, et des touches de couleurs vives, des étiquettes ou des tuiles rouges, bleues, vertes, orange, roses, qui accompagnent les titres des articles, encadrent les images. Mais le site de création du blog manque de souplesse.)

Dans une série de messages amicaux, Anne s’est enthousiasmée à l’idée que tu t’écrives toi-même, au moyen de moi-même (je ne serais donc qu’un moien ?). Mais cette idée, quand on y pense, c’est déjà celle de Flaubert dans sa célèbre formule : « Madame Bovary, c’est moi » — si tu veux bien oublier que Flaubert n’a pas écrit cette phrase, comme le rappelle Yvan Leclerc sur le site Flaubert, et qu’elle provient d’un témoignage oral d’autant plus incertain que « la déclaration de Flaubert ne s’accorde pas avec ce qu’il dit de son roman et de son personnage éponyme dans ses lettres »…

Texte à trous |
Et si, en fait, l’écriture à trous était une façon d’en appeler à ce que la conscience continue, bouillonnante, de celui qui veut écrire est incapable de faire elle-même. Des trous comme des cartes blanches (des pages blanches à écrire) offertes aux émotions, contre l’incessant flux cognitif — cognitif, oui, moins pour la connaissance que parce qu’on s’y cogne ?

Je me cogne aussi contre les barres transversales et les poteaux des cages — on disait ça il y a une quarantaine d’années, J’vais dans les cages — de l’équipe allemande de Dortmund qui vient de battre Paris en demi-finale de la Ligue des Champions. Sur les matchs aller et retour, j’en compte cinq, peut-être six ou sept (c’est du foot, forcément on exagère un peu ; pas trop quand même, Marseille joue dans deux jours contre les Italiens de Bergame, réservons-nous) à zéro. — On a les victoires qu’on peut…
(Est-ce parce que le petit Marcel me ramène à une enfance à imaginer, j’ai un retour de ballon rond dans la tête, à défaut des jambes qui ne suivent plus. Au point d’avoir acheté le Football de Jean-Philippe Toussaint et englouti La Mélancolie de Zidane — douze pages, à lire et relire avec la musique du long album Zidane : a 21st century portrait de Mogwaï.
(Et la mélancolique « Sevilla 82 » d’Arca, pour les défaites contre les équipes allemandes avec des barres.))

                                         Tu sais mon Loulou, aujourd’hui, on a reçu une lettre pour toi. Une lettre importante, y avait le tampon de l’armée de Bordeaux. C’est pour la guerre. Ils ont dit que tu pourras y aller toi aussi et que tu seras chienfirmier ! Tu vas partir bientôt. Il faudrait que tu soignes ton rhume avant. Ça fait pas bien à l’hôpital d’être malade. Et tu te tiendras bien. Quand on dira garde à vous, il faudra s’asseoir la tête haute et pas renifler ni se retourner ! Et il faut arrêter de se gratter derrière l’oreille ! C’est des tiques qui te démangent ?                                               Tu vas partir bientôt. Je sais que c’est pas facile pour toi, mais ce serait bien si t’apprenais un peu à lire et à écrire. Au moins à lire, j’pourrais t’envoyer des lettres. Et tu me répondras avec l’aide de papa. Il écrira pour toi, et toi tu signeras de la papatte avec un peu d’encre, comme le tampon du colonel. Ou d’un coup de langue. Tant pis si elle devient bleue, comme ces chiens qui ressemblent à des petits ours.

Emma Corde a imaginé cet ethnologue, le professeur Geiger, spécialiste en « conte et oralité des confins », dans le confidentiel Smalldog Campus. Mais je ne suis pas dupe. La connaissant (un peu), je sais qu’elle l’a créé pour étudier cette communauté en elle qui ne peut parler sans finir par déployer en chaque mot d’une phrase, qui aurait dû rester simple, une histoire, avec un dialogue impromptu, et par suite des contes pour mille et un jours. Heureusement, suivant à la lettre la leçon de compactage des événements dans les mots comme les atomes fissiles dans le cœur d’un réacteur nucléaire : « Jamais “le conteur Geiger” n’explose. »

Un jour, viendra peut-être le moment où l’univers d’écriture dans lequel je m’inscris devra se détacher des ateliers d’écriture, et alors il faudra écrire en parallèle, non plus en série. En attendant, je viens d’explorer l’univers du petit Marcel en étudiant les six phases de la dernière consigne de f : atmosphère, odeurs et obscurité, fugace présence ; premier instant de repérage, reconnaitre et isoler, primauté des perceptions ; voix, premier échange, à peine une situation ; contexte extérieur, conscience des perceptions ; discours indirect, allusion à l’œuvre en cours ; mise en abîme.
(Étudier ne signifie pas suivre à la lettre, sinon au goulot de la bouteille dans laquelle elle se trouve, pleine de l’océan dans lequel on sombre.)

Je connaissais les canards à trois pattes, les moutons à cinq, pigeons à une seule patte, mais pas les grillons à trois. Pour sauter, c’est toujours en faisant une vrille. Je l’ai remis dans l’herbe, il était bien trop visible sur la terrasse.

Dehors, des pas, des voix. Le bruit des sabots, des entraves traînant au sol. Des oiseaux et le vent dans les feuilles. Peut-être une série de nuages. Dans le grenier, la lumière faiblit, s’intensifie trois ou quatre fois. Comme un clignotement. Mais comme si les murs eux-mêmes clignotaient, à faire croire que la lumière, dehors, a faibli. À faire croire aux nuages.                         Et puis toujours un petit bruit possible dans le fond. Quelque chose qui se faufile sur entre les planches. Ou de l’autre côté de l’escalier, dans l’autre grenier plein de fagots, quand ça racasse va savoir pourquoi. Quelque chose qui lui fait jeter un coup d’œil derrière.                                              Il ne lâche pas des yeux le rouet, la roue qui tourne. Sauf pour se gratter l’oreille gauche ou éternuer. Ce qui dérange la petite Lulu. Tout en continuant à pédaler, elle lui dit qu’il n’écoute pas bien, qu’il va lui faire perdre le fil à se gratter si souvent, qu’il devrait mieux se tenir, ce n’est plus un enfant depuis longtemps maintenant, qu’il faudrait rester un peu concentrer, d’autant qu’elle n’invente rien, c’est le vieux rouet qui lui dicte l’histoire, il en sait des choses, et qu’il en a sous la pédale, des mots.

|| Quand je vois sur l’écran de la télé une publicité pour les produits d’Eau thermale Jonzac, et son slogan final, « la dermo-cosmétique bio » ou « la preuve de la bio-affinité », je me dis que par justice Sauveterre devrait être à Jonzac ce que Dismaland a été aux parcs d’attractions. (Et Le Park de Bruce Bégout.)

Et quand tu découvres le mur Facebook des Dull Men’s Club, et que tu t’arrêtes sur la vidéo de quatre types dans une cuisine remplissant un verre d’eau au robinet, et c’est à celui dont la goutte fera déborder le vase… — À Sauveterre, il n’est pas impossible que les Chaînes Termales du Soleil organisent un jour un concours du même genre.

(Pour rappel, Heurtebise — où je me demande si je ne devrais pas supprimer le H des termes qui en possèdent un. || ||

Au pied de la porte du bureau, un petit papillon de nuit. Il aurait pu frapper dans ses ailes pour prévenir, j’ai failli l’écraser !

Les lucarnes sont ouvertes. La lumière éclaire par zones le fatras du grenier, sauf le fond, amas d’ombres. La petite Lulu se trouve derrière le manteau de la cheminée, un énorme bloc de pierre qui surgit du plancher et traverse le grenier. Il ne la voit pas, mais il la sent et l’entend parler et trafiquer. Il s’avance d’abord vers la première lucarne et y passe la tête. Il a l’air d’observer quelque chose au loin, d’un côté, de l’autre. Du côté de la rivière. Il éternue deux ou trois fois et s’assoit pour se gratter l’oreille et jeter un œil derrière.                                        « Non, mais dis donc ! t’entends plus quand je t’appelle ? t’es devenu sourd ? » Et elle l’attrape à bras le corps et l’emmène tant bien que mal. Il ne dit rien, se laisse faire. Il glisse doucement. « Là ! maintenant reste un peu avec moi. Je vais te raconter une histoire si tu veux. Regarde, avec le rouet. Tu sais ce que c’est un rouet ?                               Non ? tu dis rien ? » Elle s’assoit sur la vieille chaise en paille déchiquetée, contre le manteau de la cheminée chaud, et se met à actionner du pied la pédale. Lui reste assis à côté. Il observe la grande roue tourner à vide, et l’ourson en peluche échevelé et borgne pris dans les bras de l’épinglier. « Regarde ! ça marche comme ça.                         Et il faut imaginer un grand… fil qui tourne. »                            Qu’est devenue la bobine ?

Coupé ! On a eu besoin de mes services pour un transfert de données d’un vieux mobile à un neuf. L’opération a réussi, mais commencée vers 17 h 30 à la maison elle s’est achevée chez Zézé vers 22 h 30 — à cause de tout un tas de problèmes techniques, de connexion impossible, d’applications disparues, de transfert de médias très lent, d’identifiants oubliés, de mots de passe à refaire, du carnet avec les codes qu’on n’a pas notés. Désolé pour ta soirée bouffée… La nuit portera conseil.

(Faut pas s’étonner, après, des rêves où tu te retrouves dans la campagne environnante, faite de colline et de grands champs, t’es pas tout seul, mais qui te suit… ? et vous longez un bois, le bois de Balzac, qui se trouve ailleurs en fait, et que vous contournez par la droite, mais normalement c’est par la gauche — on le voit comme dans un miroir —, et le chemin le long du coteau, le chemin d’un coteau de là-bas, de la campagne du bois de Balzac — il a dû servir de miroir pour passer de l’autre côté —, et là, à gauche, un autre chemin, un chemin qui monte, tu dis que tu y vas, en te retournant vers l’autre, que tu vois, sauf le visage, ou moins le regard, tu montes, et plus tu montes, plus le chemin se resserre, plus des arbres subitement apparus deviennent gros, hauts, des thuyas peut-être, et le tunnel qu’il forme est sombre, et le chemin devient un escalier de terre, au bout se trouve une petite porte sur la gauche, ou alors le passage est ouvert, mais il fait noir — comme pour aller dans le grenier chez Lulu —, je crois que tu te retournes encore une fois, tu dis que tu vas entrer, l’autre derrière dit Attends ! et au moment où tu veux avancer tu glisses, les marches se sont dérobées, l’escalier est une pente raide, glissante, et tu glisses, et dans la chute inexorable surgissent derrière toi des cercueils caricaturaux, fantomatiques, des noirs et des blancs formant une espèce de train, et se plaçant ici et là comme des cubes dans un jeu vidéo, et la chute n’a pas de fin.)

Rossignols |
Si l’on tend un peu l’oreille, aux premières heures de la nuit, le rossignol chante de façon régulière environ tous les deux à trois coassements. Et, entre deux chants, on entend d’autres rossignols aux alentours. Face à la haie d’arbres où se trouve le rossignol maison, un autre se situe dans la même direction, plus loin, peut-être dans un arbre de l’autre côté du champ. Et un autre encore plus loin, peut-être, vers le hameau de la Grollière. Un autre semble se situer à droite, en allant vers la rivière. Et un autre bien plus loin, dans la même direction, mais derrière mon épaule.

                                         Ça commence avec le chien. On le suit, on le voit descendre le chemin vers la rivière en trottinant. Il s’arrête une fois ou deux pour dresser les oreilles, jeter un œil ici et là. Il relève la tête et renifle quelque chose. Il poursuit jusqu’au pont de pierre. Il s’arrête devant, tête droite, oreilles en pointe. L’œil fixe. Va savoir ce qu’il perçoit, quelles odeurs, quels ultrasons. Et encore, mes mots c’est trop fade pour la présence, là, qui le met un instant en arrêt. Et pourtant, rien. Au contraire, c’est plutôt accueillant ce bruissement dans les feuilles des arbres et le flottement des ombres sur l’eau. On l’entend s’écouler doucement. Mais le chien reste en arrêt. Il pime une fois ou deux. Et puis il s’avance à petits pas sur le pont, en pistant quelque chose la truffe au sol, sur une poignée de brins d’herbe dans une fissure, les mousses au bord, et son reflet voilé à la surface de l’eau. C’est là qu’il se met à éternuer à plusieurs reprises. Une bonne crise. Et ça, on le voit seulement dans le reflet sur l’eau.                                                              C’est à ce moment-là, je crois, qu’a eu lieu la rencontre avec ce que le chien venait de percevoir là, juste sur le pont, dans la vibration qui lui chatouillait le nez et les oreilles.                                        Après, il remonte à la maison par le jardin, en se retournant deux trois fois.                                                                                     Dans le grenier. C’est la fraîcheur, en entrant dans le chai par la porte entrouverte, l’obscurité des recoins, les silhouettes des outils sur le mur, une humidité de salpêtre, le vin et la terre au pied des vieux tonneaux noircis, c'est boisé et rance. Des sacs de charbon dans un coin, un tas de pommes de terre où le chien va renifler. Et puis il monte l’escalier, une échelle presque, prestement.                                      Petique petoque petique petoque.

Orhan Pamuk avec Roland Barthes |
« Être plongé dans un roman, vivre chaque jour en accord avec lui… Je ne peux pas vivre sans ça. Si le monde ne devient pas texte, s’il n’appelle pas à être écrit… difficile de l’habiter. Mon admiration pour Rousseau s’enflamme de nouveau. Écrire, contempler le paysage, pénétrer dans la vie des autres… » (Souvenirs des montagnes au loin, Orhan Pamuk, 2010)
« Je me mets en effet dans la position de celui qui fait quelque chose, et non plus de celui qui parle sur quelque chose : je n’étudie pas un produit, j’endosse une production ; j’abolis le discours sur le discours ; le monde ne vient plus à moi sous la forme d’un objet, mais sous celle d’une écriture, c’est-à-dire d’une pratique : je passe à un autre type de savoir (celui de l’Amateur) et c’est en cela que je suis méthodique. » (Proust et moi, Barthes, 1978)

Dans les podcasts du docteur Nasio, on trouve cette histoire incroyable et poignante de Clara, un bébé dépressif qui mange et dort trop peu, parce qu’elle voulait soigner sa mère, celle-ci ne trouvant pas la force de bien s’en occuper après le suicide de sa sœur. Il la résume ainsi (pour illustrer le travail de l’inconscient instrumental au travers de la triple empathie) :
« Clara, délaissée par sa mère, s’éteignait peu à peu en se laissant mourir, j’ai ressenti sa tristesse. Ensuite, j’ai ressenti aussi que malgré sa tristesse, Clara se crispait pour trouver la force d’être la mère de sa mère. Vous voyez, je la voyais toute amorphe, sur les genoux de sa maman, en même temps je sentais qu’inconsciemment elle était crispée, son corps était hypertonique. Pourquoi ? parce que Clara voulait avoir la force d’être la mère de sa mère. Et troisièmement, troisième empathie, j’éprouvais le ressenti inconscient de la personne la plus proche de Clara, c’est-à-dire de sa maman. J’ai ressenti le désarroi d’une maman impuissante qui s’avoue à elle-même : Je suis trop mal, je ne peux pas m’occuper de ma fille. Quand j’ai vu la mère pleurer, rappelez-vous, j’ai senti qu’elle se disait à elle-même : Je n’ai pas su m’occuper de ma petite sœur qui aujourd’hui est morte, et maintenant je n’arrive pas à m’occuper de ma petite fille qui s’étiole. »
Clara a été sauvée, quelqu’un allait pouvoir prendre soin de sa mère. Mais il y a un siècle, aurait-elle été sauvée ? aurait-on ressenti ce qu’elle vivait ? aurait-on compris la situation ? aurait-on reçu ensemble Clara et sa mère ? Surtout dans un milieu rural, paysan, comme Semoussac, où l’analyste le plus proche est bien loin, et où l’on ne sait probablement même pas de quoi il s’agit. Ce détour pour imaginer comment, dans le sens inverse de l’histoire, le petit Marcel aurait pu être sauvé. On m’a dit qu’il s’agissait de « mort subite du nourrisson », peu avant son premier anniversaire. Mais peut-être y a-t-il eu des signes, des indices, quelques symptômes qu’on n’aura pas interprétés, pas vus, pas sentis ? Peut-être le chagrin a-t-il fini par l’emporter sur les forces de la vie, tant pour le petit Marcel que pour ses parents ? Après tout, Martial, son père n’a presque pas connu ses parents, il avait deux ans quand sa mère Françoise est morte, et son père Pierre est mort six mois après. Et sa mère Alice, à l’âge de 9 ans, a perdu une petite sœur, Germaine, âgée de deux ans (et le grand frère Eugène au front, en 1914).

J’imagine le petit Marcel, dans sa vie (essence ?) limbique, trouvant le moyen de rejoindre la petite sœur qu’il ne connaîtra pas, jouant dans le grenier avec le rouet, en se glissant dans la peau du chien (et ça le démange, lui, derrière les oreilles). — Une façon de poursuivre la hantise du moment avec la question de l’animal (animalangue — apparue le 6 juin 2023 —, mais je me demande, au fond, si dans ce recoupement du fantôme et de l’animal, il ne s’agit pas de la même chose).

(« J’imagine ce que le patient sent, et en l’imaginant, je le sens moi-même. »)

Marches d’approche, dit f. J’ai l’impression de ne pas écrire autrement que de cette manière, sur la route, en chemin vers l’écriture. Reste à savoir si la piste se trouve sur son territoire.

L’allusion à l’inconscient marque une perte du fil de l’écriture, un nœud d’abstraction stéréotypé. Je dois m’en rendre compte puisque je le refuse et me débats avec en lui opposant une image sortie du film de David Lynch (qu’il vaudrait mieux ne pas mentionner, d’ailleurs), Mulholland Drive. Heureusement, la voix off fait tampon. Je ne suis pas le seul responsable de ce que j’écris, du moins de ce qui se raconte.

(À propos de nœud psychanalytique et de responsabilité détournée, le docteur Nasio, dans la série de podcasts L’Inconscient, cite pour terminer son émission, sans le nommer, « le poète » :
« Certes, ma vie est déjà pleine de morts, mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus. Et pourtant, une fois l’heure venue, c’est lui qui retrouvera sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et entrera le premier dans la lumière sacrée. »
Ce sont les mots de Georges Bernanos, extraits des Grands Cimetières sous la lune. Mais pourquoi ne pas le nommer ? Et pourquoi ne pas dire que la fin a été modifiée ? Car la dernière phrase se termine, en fait, ainsi : Et pourtant, l’heure venue, c’est lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblera mes pauvres années jusqu’à la dernière, et comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du père. — J’avoue que je chipote. Peut-être parce que j’aime rendre à César le glaive qui lui appartient, bien nettoyé et lustré, sans trace de ce qui a été tranché. Mais je préfère quand même la version retouchée du docteur, ou de son inconscient.)

Comme revenu à mes études il y a une trentaine d’années, je lis le commentaire de f parallèlement au texte de Paul Morand pour la seconde boucle du cycle de l’atelier Nouvelles. (Ce qui doit faire trois boucles : d’écriture à venir, de lecture en cours, de temps. Sacrée spirale — et c’est par là qu’il faudrait commencer : le vieux rouet, par exemple, dans le grenier, même s’il est cassé.)
Et qu’est-ce que faut-il retenir de la leçon ? — qu’on s’approprie une technique narrative | aucun enjeu à cette contribution | synthèse, ce sera une nouvelle strate d’invention | chacun — plus qu’un paysage — un « territoire » d’écriture | sera rendu possible le saut vers la nouvelle.

(Ce matin, petite gymnastique de mise en page en sauts de section, de ligne, trame de fond, couleur de police, corrections, groupements d’entrées. Et pour la mise en ligne, les entrées en sens inverse, la tête retournée. Du travail vers du livre dans ses possibles, en somme.)

Ryoko en vidéo (Tiers Livre) : « c’est de dire que de toute façon ceux qui ne sentent pas dans la réalité ne pourront jamais sentir !Si, euh si, si, si… ceux qui ne voient pas, euh peuvent voir par la littérature, grâce à la littérature, et euh, on peut combler les sens par les mots, c’est, c’est, en fait ce sont, seuls les mots seuls, la langue, qui est… euh qui est synesthésique, qui est… qui… qui… [et il faut voir comment la main et les doigts tournent, un peu comme le ferait une cheffe d’orchestre, ou comme une cuisinière mélangeant des ingrédients, ou une magicienne pour activer sa formule] qui rend impossible possible.

Ryoko dans le texte (Ce n’est pas un hasard) : « On coince l’événement entre des mots, des phrases, pour le compacter, l’enfermer comme on enferme dans le réacteur des particules radioactives. »

|| J’ai reçu le produit pour nettoyer les murs : STARWAX| Destructeur de dépôts verts CONCENTRE A DILUER | Élimine les dépôts verts et algues rouges | Toitures, murs et sols | Action curative, algicide et fongicide | Facilité l’élimination des traces noires | Fabriqué en France.
Sur le site du fabricant, on retrouve sur un tableau (à trois entrées : composants – cas – noms INCI) la composition complète du produit : EAU – 7732-18-5 – AQUA | CHLORURE DE DIDECYLDIMETHYLAMMONIUM – 7173-51-5 – DIDECYLDIMONIUM CHLORIDE | ETHANOL – 64-17-5 – ALCOHOL | PROPAN-2-OL – 67-63-0 – ISOPROPYL ALCOHOL | 2-BUTANONE – 78-93-3 – MEK
L’histoire de l’œil relève aussi d’une esthétique de façades et de l’économie de la matière à la chimie de langage très précise. ||

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De la langue du bouton-d’or |
Autres noms : sur le site internet Promesse de fleurs, renoncule âcre, bassinet, fleur de beurre, pied-de-coq ; Wikipédia élargit le champ du nom à plusieurs espèces de renoncules (âcre, bulbeuse, graminée, rampante) et ajoute grenouillette, fleur de l’impatience, goblet du diable ; dans le Grand Robert, on trouvera aussi populage (une autre plante dont la fleur ressemble au bouton-d’or), et de là colthra et souci d’eau.
Le bouton-d’or est en soi un nuage de noms (de quelques dialectes et patois).
Renoncule : du latin ranunculus signifiant « petite grenouille » ; désigne au figuré un habitant d’un lieu marécageux ; renvoie aussi, dans le Dictionnaire historique, à bouton-d’argent, douve, ficaire, gobelet, grenouille, rainette, sardonie.

Au retour de la Structure, une bonne marche dans les chemins, les champs, le long de la rivière, le chant des oiseaux. J’ai fait quelques photos de fleurs, des orchidées bleues cachées dans de hautes herbes. Et puis un nuage de boutons-d’or au bord de l’eau. J’ai repensé à Ryoko Sekiguchi : « Comment on peut être à la place de, aussi, à la place des autres, à la place des oiseaux, à la place des plantes… ça aussi pour moi c’est l’acte de traduction. »
(Et maintenant, on peut faire un pas de plus avec Silvia Baron-Supervielle, L’Alphabet du feu : « La traduction du silence est importante. Ceux qui n’en tiennent pas compte s’écartent du contenu du texte. Ils le dépouillent de sa structure. De ce sur quoi il s’appuie pour rayonner doucement. Traduire le silence d’une langue étrangère rapproche les deux versions : la distinction des langues se dissipe. » Mais c’est comment le silence d’un bouton-d’or ? Et sa langue ?

Tu veux que j’te dise ?                              Des mois que j’suis à la recherche de cette foutue tombe, du petit Marcel, depuis Noël j’crois bien, plus de trois mois, ça commence à faire, j’en ai appris des trucs sur lui, et sur d’autres au passage, j’en ai rectifié des petites vérités qu’en étaient pas, même si forcément ça rend tout chose la vérité retrouvée, et que tout content de la découvrir c’est pas impossible que j’l’ai fantasmée et que j’l’ai un peu affabulée chaque fois que j’ai essayé d’en parler. Bref ! ça m’fait des histoires vraies, comme ça. Mais depuis tout ce temps, rien à faire, j’ai pas retrouvé cette foutue tombe.                                                                    Tu sais ce que j’me dis ? c’est qu’après toutes ces notes pour retrouver cette tombe qui n’existe sûrement pas, je m’dis qu’en changeant juste le point de vue, et peut-être un ou deux pronoms par-ci par-là, ben en fait j’ai rien écrit. Rien. Ce serait pas moi, mais le petit Marcel lui-même ! C’est fou non ? de s’dire comme ça qu’on est le jouet de son personnage, que c’est comme si ce petit bonhomme, qu’a pas demandé à vivre ni à mourir au moment où il apprenait à marcher et à parler une poignée de mots, dans le plus grand équilibre instable… c’est fou de s’dire que cette personne qu’a pas eu le temps de le devenir finisse par trouver le moyen, le temps, et ça il en avait le petit Marcel, moi j’pleurniche sur une poignée de mois, lui il avait l’éternité… ! c’est fou de s’dire ça, qu’à défaut de pouvoir être une personne, il se fait personnage et s’écrit, s’invente son histoire, ou la découvre, en manipulant ma plume !                                          Le pauvre, il est peut-être pas si bien tombé. Moi, ma plume… qu’est-ce qu’elle a ma plume… ? Bon, après, on choisit pas sa famille comme dit l’autre.  

La seconde version du Horla se prêtera mieux à la lecture. Le récit est plus long. Il s’est étoffé par petits bouts de descriptions, d’anecdotes et de dialogues qui ménagent et prolongent plus sûrement le suspense que les explications et les images brutes, arrivées trop vite, de la première version. Le format journal de bord de l’angoisse permet d’instaurer des pauses. D’une entrée à l’autre, le récit est rompu, la linéarité brisée. Mais c’est pour mieux ajouter à la tension dramatique, en reculant parfois pour mieux sauter, un peu comme dans une série dont on attend le prochain épisode.

Le plus étrange… c’est ce qui s’est passé avant. Ce livre du petit Marcel, avant que je mette la main à la pâte, avec bonheur, même si c’était pas toujours une partie de plaisir, mais bien malgré moi, donc… l’étrange, c’est de savoir que ce livre a eu sa vie avant. Qu’il aurait son histoire avant que je la reçoive, en quelque sorte, avant que j’en hérite pour essayer de la coucher sur le papier.                                                   Comment les histoires qu’on raconte elles nous arrivent ? C’est ça le truc. Il y a la mort du petit Marcel, un événement fou qui fait des histoires, si on peut dire, parce qu’on va en parler dans tous les foyers de ça, la famille, les amis, les voisins. Le petit Marcel, même pas un an, il se dressait sur ses jambes, il allait pas tarder à marcher, et il parlait déjà, presque, deux trois mots peut-être, papa, mama, mine pour le minou, le chat noir, et voilà. Fini. On en a parlé loin de cette histoire. Et j’en sais rien de ce qu’on a dit. On l’a dit, ça s’est oublié. Comme tout le monde en a oublié beaucoup parce que tous ceux qui l’ont dit, avant, tous ceux qui ont vécu la chose sont partis aussi. Ils restent leurs récits dans quelques fonds de mémoires trouées. Des récits rongés. D’autant mieux qu’on aura sûrement refoulé la chose, ou affabulé un peu pour la faire passer, pour mieux la raconter à son tour, un jour. Un jour qu’on attend encore. Et en fait, non. On préférerait oublier.                                                            Et si c’était de ça qu’elle survit, l’histoire du petit Marcel ? si c’était à ça qu’il se raccrochait en me faisant écrire, en disant je à travers le mien ? et pourquoi pas ? tout le monde dit je, sauf lui, il a pas eu le temps. Si c’était de l’oubli qu’elle survit sa vie à lui ? enfin un truc comme ça parce que, ma parole, c’est pas si simple à dire.                                      Dans chaque pièce de la maison, dans chaque pièce on a dû en parler, on a dû y penser. Et elle est là l’histoire du récit, en héritage. Oh oui, c’est peut-être toujours un peu les mêmes mots, un peu les mêmes scènes. Surtout au début, les premières fois, du récit original. Les mêmes larmes, les mêmes soupirs, les visages décomposés, et les gestes. Du moins ça se ressemble. Mais ça appartient qu’à soi aussi. Et même, ça nous révèle, ça le découvre ce soi-même. C’est jamais vraiment le même monde qui tremble.                                  C’est ça… c’est le Qui des larmes, le Qui des plaintes, des yeux fuyants, le Qui des mains tordues… et ça jusqu’à aujourd’hui, jusqu’à maintenant peut-être quand j’t’en parle… c’est ça et… le voilà le récit du petit Marcel, à se renverser de lui-même, à se retourner comme un gant… quand tu prends tout ça, Sanglots, Cris, Silences, Gestes, Regards, du même récit en modulations de fréquence depuis toutes ces années, tout ce temps traversé, de pièce en pièce, de maison en maison où les dieux savent où, et tiret, deux points, ouvrez les guillemets, t’en fais des personnages, t’en fais un dialogue, des séries de monologues et pas sûrs qu’ils se répondent d’ailleurs… à chacun son récit même, comme pour s’expliquer et…                                                        D’accord, le personnage qui s’écrit lui-même, l’écrivain qui n’est qu’un moyen, et c’est lui le véritable personnage, la marionnette de sa créature, et même moi là, qui parle, c’est peut-être encore lui, je ne serais jamais que sa voix porteuse… c’est pas nouveau. Mais c’est pas si courant j’crois. C’est surtout essentiel. Suffit juste d’inverser les je.                                                                   De tous les prénoms de tous ceux qui pleurent, qui crient, quand c’est à se cogner la tête sur les murs peut-être, non, toujours, quand on y pense, quand on en parle c’était toujours un peu ça au fond de nous, médusés… et ben c’est avec ça, à défaut de savoir vraiment ce qui s’est dit et passé, ces prénoms, qu’tu fais des phrases… des phrases, des êtres articulés, des mondes recoupés… c’est avec ça, le dialogue des Pleurs, des Cris, des Blancs, des Lèvres, des tremblements. Le récit du petit Marcel…                                                                             Ce serait mieux avec une valise trouvée au fond d’une cave, pleine de petits objets, de cahiers et livres, de vêtements, des lettres et des photos, comme Clara avec Madeleine. Mais non. Avec Marcel c’est rien. Quelques vagues souvenirs en héritage d’un malheur centenaire. Et c’est écrit dans le vieux livret de famille. Non, inscrit. L’écriture ça vient après. Avec tout ce qui s’est dit et passé après, que personne a noté. Avec Marcel c’est pas vraiment un projet, c’est une bataille.             			Quand j’disais que c’était pas nouveau cette idée que ce sont les personnages, en fait, qui appellent et dirigent l’écriture, ceux qui penseront à l’inconscient auront pas tout à fait tort. Mais c’est pas de ça qu’il s’agit pour moi. Non. Trop facile. Avec ça, tu dis tout et tu dis plus rien. C’est comme la boîte noire qui tombe au sol dans une chambre, une fois qu’elle est là, tu sais pas ce que c’est, tu peux pas l’ouvrir. Et normal, t’es dedans depuis longtemps. C’était dans un film.  				            En attendant Marcel, ce serait le titre du livre. Et faut considérer que c’est lui qui l’aurait écrit. Comme pour combler l’attente d’être enfin lui-même, quand il n’y aurait plus rien à dire.                                                  Oui. Que sont devenus ses vêtements de nourrisson, ses langes, peut-être les seules choses qui puissent conserver la trace vive de son passage. Les tissus d’une vie éphémère, pris dans la toile du siècle. S’ils se trouvaient là, quelque part au fond d’un buffet, d’un tiroir, d’un coffre, d’un carton ? Avec, pourquoi pas, pour pleurer la nouvelle, deux trois lettres de qui ?

Ryoko Sekiguchi, lors de la rencontre Tiers Livre : « La question était de comment on peut inviter…des…phrases… sans les écraser sans, sans voir, avoir le… les relations de pouvoir parce que les citations c’est de, c’est quand même ça, on fait venir les textes euh… au sein de nos propres textes, mais euh souvent euh… ben y a des, des écarts, on les traite pas bien. »

La musique de Boards of Canada, avec Geogaddi (écouteurs wireless implantés dans les oreilles), me semble appropriée pour la lecture du Horla. Mais la lecture du Horla n’est peut-être pas souhaitable dans la Structure. « Figurez-vous un homme qui dort, qu’on assassine, et qui se réveille avec un couteau dans la gorge ; et qui râle couvert de sang, et qui ne peut plus respirer, et qui va mourir, et qui ne comprend pas — voilà ! », écrit Maupassant dans la première version du Horla. J’avais oublié. Si les amateurs de films gore s’en amuseront, dans la Structure, on prend souvent les choses au pied de la lettre.

Espace Culturel de Barbezieux : un grand panneau annonce la venue prochaine de l’écrivain local (Sauveterre, précisément) Jean-Claude Chapuzet, pour une rencontre-dédicace à l’occasion de son nouveau roman, Bandit. Mais pourquoi sur la couverture des livres empilés sur une table lit-on, au lieu de Jean-Claude, Jean-Charles Chapuzet ?

(La « table rase », c’est une tension, une tendance du moment ? N’était-ce pas ce que je cherchais déjà en imaginant un atelier d’écriture à partir d’Aveugles, le livre de photos de Sophie Calle, et la bande dessinée Deep, aux cases noires rehaussées de quelques bulles, quelques mots ?)

Hier, maman et mamie Lulu sont passées à l’improviste. Elles arrivaient du funérarium. La femme de Roland. L’occasion de reparler de la famille, des frères et sœurs du grand-père Omer. De leurs cousins aussi, dont je n’avais encore jamais entendu parler. Et une sœur décédée toute jeune. Le prénom leur échappe, mais pas les circonstances de l’accident : qu’on avait fait du feu dans un pré, que la petite a été brûlée, qu’on l’aurait ramenée nue, que ce jour-là il faisait froid. Une congestion ?

Ryoko Sekiguchi, avec l’application Résumé ChatGPT YouTube sans limite (en texte brut ; commentaires inutiles ; biffures méritées) :
« quand on écrit en parallèle en parallèle enfin simultanément c’est que par exemple supposons que vous avez une idée comme ça qui me vient et qui vient enfin vous avez qui vien mais en ENF [onomatopée étirée — les majuscules marquent quoi ? la pause ?] par exemple en français j’écris mais mais à toute vitesse
(41:56) et et un peu mélangé de japonais par exemple supposons et donc il y a ce ce texte comme ça le premier texte que j’ai des doubl [je dédouble ! — d’accord, il y a le petit accent de Ryoko, mais dans ce cas-là l’appli pourrait au moins ne pas commettre d’erreur] et ça fait deux textes avec des trop [non ! non ! — des trous !] différents et j’essaie de combler vient de mais par exemple supposons que je ne trouve pas le le mot équivalent ici et dans ce caslà [et le tiret ! c’est pas parce que c’est dit vite qu’il faut pas l’inscrire] peut-être soit j’essayie [c’est quand même pas à cause de l’accent ? elle l’a bien dit ! aucun effort cette appli…] de trouver équivalent autrement ou bien soit c’est le mot qui est par exemple en français qui était pas bon donc pour ce texte donc j’essaie de changer ce ce mot-là pour une autre
(42:40) un autre pardon et et ainsi j’avance et mais ça ça ça peut être très riche parce que parfois ce que qu’on trouve pas comme solution dans une lue [langue ! — …?] qu’on trouve dans l’autre et qu’on peut ensuite rapporter à à l’autre langue »

(Et sinon, on s’y met quand au cinquième exercice d’écriture ? — Comme si t’avais encore rien fait ? C’est plutôt que tu sais pas te relire !)

(Il aurait fallu parler du papier des photos, des dentelures, du noir et blanc, du jaunissement, des couleurs feutrées, voilées, ou trop vives, des contrastes trop fort. Quoi d’autre ? Au dos une date, le nom du photographe ? Une note écrite à la main, illisible ? Et la place dans la niche ? Pourquoi au fond, pour quoi à gauche ? Jusqu’au miroir en arrière-plan, et ce qu’il y a derrière l’image, dans l’ombre ?)

Dans le jardin, il y avait un petit œuf bleu turquoise au sol, assez pâle, comportant de petites taches d’un brun gris, comme des pois, et quelques traces blanches. Il n’était ni cassé ni fendu. Mais froid. Comme mû par cette sorte d’instinct qui pousse certains animaux à prendre soin des petits d’une autre espèce, je l’ai pris dans le creux de ma main et l’ai conservé pour le réchauffer. J’imaginais déjà que le petit étourneau allait sortir d’ici une vingtaine de jours. Malheureusement, il y a de fortes chances pour que l’œuf, stérile, ait été rejeté du nid. Et puis un œuf ne s’incube pas si facilement, il faut reconstituer les conditions complexes du nid, l’abri, la lumière, la chaleur et un peu d’humidité, peut-être même pépier, piailler, criailler. Et quand bien même, que faire de l’oisillon sorti de sa coquille ?
Arrivé au bureau, j’ai plutôt demandé au Chat Noir :
— Bonjour. Je viens de trouver un petit œuf bleu turquoise au sol. Est-il possible de le fossiliser ?
Le Chat Noir me répond d’abord que s’il est intéressant de vouloir préserver un œuf bleu turquoise — sur quoi repose l’intérêt de la préservation, sur l’œuf en tant que tel, fragile, ou du fait de son étonnante couleur ? —, la fossilisation n’est peut-être pas la meilleure méthode parce qu’il s’agit d’ « un processus naturel qui prend généralement des milliers à des millions d’années pour se produire, et il nécessite des conditions environnementales très spécifiques ».
Il m’invite alors simplement à faire sécher l’œuf à l’air libre ou de le conserver dans un récipient hermétique. Mais, avant d’agir, il me demande de m’assurer de la légalité et de la moralité de mon acte. « Il est également important de considérer que l’œuf pourrait appartenir à un oiseau en voie de disparition ou protégé, et qu’il pourrait être préférable de le laisser dans son environnement naturel. »
Il me propose ensuite, dans le cadre général de la fossilisation, d’acheter des kits pour créer mes propres fossiles à partir de coquillages ou de feuilles, en m’expliquant le fonctionnement : « Ces kits utilisent généralement de l’argile ou du plâtre pour créer un moule autour de l’objet, qui est ensuite rempli de matériau de fossilisation pour créer une réplique durable. »
Après avoir essayé de me faire peur avec la loi et la morale, il me vend du rêve, comme dans un télé-achat — ou télé à Chat… Et puis, dès lors que j’aurai obtenu un moule de mes feuilles et une réplique instantanée ayant l’aspect d’un fossile — d’un fauxile… quelle forme je tiens aujourd’hui mon Chat ! —, une fois les feuilles décomposées, puisque c’est dans l’ordre de leur nature, une fois le fossile délaissé, puisqu’il relève d’un pur artifice (sauf dans quelques millions d’années) : le moule, lui, que dit-il ? la reproduction, la standardisation, la valeur, la créativité, l’authenticité et l’identité, que deviennent-elles ? — hein mon Chat ?

Le blocage provient d’une sorte de confrontation, de percussion entre l’atelier, les consignes d’écriture, le quotidien et les notes qu’on en retire comme des fragments d’un rêve, et le désir, sinon une hantise, d’un livre avec le petit Marcel, doublé d’une plongée terrible au fond de soi.

Hier soir, peu avant minuit, ME a retrouvé Jeanne et Lou sur le toit en train de se photographier. Elles ont dû bien entendre, quelque part dans la haie en face, le rossignol qui chante toute la nuit.

N’y a-t-il pas une forme de table rase, sur le plan du travail dans la structure — où l’on est systématiquement connecté, où il faut toujours développer, expliquer, justifier, clarifier —, avec la lecture à voix haute, propre à communiquer, dit Régine Detambel, « du texte brut, non pas seulement le sens du texte mais la caresse de la voix incarnée, non pas forcément une pensée mais parfois uniquement du sensible, porté par le souffle […] dès lors qu’on propose de nouvelles expériences de vie, qu’on offre du rythme, de la musicalité, des images poétiques et métaphoriques aptes à toucher profondément la psyché. » ?

Durant le ménage de printemps du garage, j’ai trouvé dans un grand pot rempli de terre une pousse, une tige blanche qui serpentait comme elle pouvait à la recherche d’un peu de lumière, et deux micro feuilles pâles. En la déracinant doucement, j’ai retrouvé le noyau de brugnon dans la coque protectrice ouverte que j’avais enterrée là, fermée, quelques mois plus tôt. Je l’ai rempoté dans un pot plus petit avec la terre dans laquelle il s’est développé, bien arrosé, et placé la lumière non loin de la baie vitrée. Depuis, il se redresse, ses feuilles se sont déployées et d’autres ont poussé.

Une petite sieste de quelques minutes et, au réveil, au hasard du livre d’Henri Michaux sur la table de chevet, « Le Grand violon » :

« Mon violon est un grand violon-girafe ;
j’en joue à l’escalade,
bondissant dans ses râles,
au galop sur ses cordes sensibles et son ventre affamé aux désirs épais,
que personne jamais ne satisfera,
sur son grand cœur de bois enchagriné,
que personne jamais ne comprendra.
Mon violon-girafe, par nature a la plainte basse et importante, façon tunnel,
l’air accablé et bondé de soi, comme l’ont les gros poissons gloutons des hautes profondeurs,
mais avec, au bout, un air de tête et d’espoir quand même,
d’envolée, de flèche, qui ne cèdera jamais.
Rageur, m’engouffrant dans ses plaintes, dans un amas de tonnerres nasillards,
j’en emporte comme par surprise
tout à coup de tels accents de panique ou de bébé blessé, perçants, déchirants,
que moi-même, ensuite, je me retourne sur lui, inquiet, pris de remords, de désespoir,
et de je ne sais quoi, qui nous unit, tragique, et nous sépare. »

Ce que j’voulais dire aussi, avec la niche à photos… y a pas de livres chez Lulu, y a jamais vraiment eu de livres.                                             Les livres, c’était France Loisirs. C’était dans les pages du magazine où il fallait remplir le bon de commande chaque mois, et chaque fois, on cochait la case pour rien recevoir ce mois-ci. C’était ça le système si je m’souviens bien. On envoyait un bon de non commande. Comme Julien Prévieux a envoyé des lettres de non motivation !                                      Y avait sûrement quelques livres dans les tables de chevet, et sûrement aussi dans le placard fait maison, en contreplaqué, dans la chambre de Ben. Là où se trouvait l’encyclopédie en images à deux ou trois couleurs. Sûr, y avait un dictionnaire. Un vieux Larousse, je crois, en loques. Une couverture en toile grise, les premières pages ratatinées, écornées, qui tenaient plus qu’à quelques fils. La tranche avait disparu. On voyait bien comment s’était foutu la reliure, la couture. Lulu était couturière, elle aurait peut-être pu faire quelque chose ?                                                 Les pages roses au milieu, les expressions, les locutions latines. Les noms des habitants des pays, des villes. Je sais plus si c’était une version illustrée.  ²                                  J’aimais bien feuilleter les France Loisirs. J’aimais bien lire les titres des livres, les noms des auteurs, regarder les images des couvertures. Les BD à la fin. Mais on les achetait en magasin, quand on allait faire les grandes courses. Astérix et Boule et Bill surtout.                                                                  Non, les livres, chez Lulu… c’était pas comme on pense que c’est. Les livres c’était dans la niche du buffet, les photos. C’était dans le placard les gros albums photos. De gros albums à spirales dorées. Deux, y en avait deux principaux. Un à couverture vert foncé, émeraude, l’autre d’un rouge sombre. C’était pas du cuir, mais tout comme. Et les photos bien rangées dedans, recouverte d’un film plastique. J’aimais bien le bruit de ce film quand on voulait sortir une photo. Et ça avait l’aire fragile parce qu’il fallait bien attraper le coin pour le relever. Sur le côté, comme on tourne une page, c'était risquer de le replier sur lui-même, et le pli était irrécupérable, le film restait marqué et après les photos glissaient.                                          Chez Dada, c’était un gros dictionnaire sur le bureau, le Lexis, et un tas de petits Télé Z au papier gris, rêche. On les feuilletait pour les blagues à deux balles et pour une espèce de série, vraiment Z, en roman-photo. J’crois que c’était dans ce magazine télé.                                                       Non, y a pas de texte, pas de phrases. Quelques mots au dos des photos, comme ça, et je m’souviens pas quoi. Des dates sûrement, des lieux peut-être. Mais si, si, c’est des livres ces albums photos. Y avait rien d’écrit, mais y avait quand même des mots, des phrases sur chaque photo. J’aimais bien les feuilleter de temps en temps, les poser sur la table, avec Lulu ou maman, et je posais des questions. C’est qui là ? on était où ? c’était quand ça ? t’étais pas là ? comment il s’appelle le chien ? c’est moi ça ? mais c’est qui Marcel ? Des questions de narratologie pour du texte en puissance. Toujours le même, peut-être, mais en recombinaison perpétuelle. Chaque fois il fallait refaire le même récit et c’était jamais le même à l’oral. Surtout quand j’ai plus eu besoin d’écouter, quand je me suis mis à écouter les photos tout seul. Il manquait un truc, ou y avait des précisions, une anecdote de plus. Ou l’histoire se faisait par un autre bout, à l’envers. J’en sais rien en fait, mais si, c’était des textes. C’était des livres ces albums.                                                          Des magazines, y en avait un peu partout en fait. y en avait dans le placard, France Loisirs et pour le jardinage et d’autres pour la couture. Y en avait dans le grenier, tous les magazines télé et les journaux locaux, des Salut les copains, collectors aujourd’hui, des Paninis de foot. Et les Pif Gadget, les Rahan, les Panthère Rose et les Mickey Parade dans les cartons. Mais c’est avec nous. D’autres magazines avant nous, y en avait aussi dans la salle de bain. Ou avant que ça devienne la salle de bain, j’sais plus ce que c’était exactement cette pièce, et que ça finisse à côté, dans le pâr à gorets sur un tas de tuile. J’me demande si c’était pas des romans-photos, mais j’dois plutôt affabuler avec ce que j’viens de raconter.                                                Et dans la niche… les portraits de famille… mêmes décousus ça devait être l’anthologie. Ou la hantologie tiens !

Ce n’est pas si souvent qu’on apprend un mot nouveau avec un film (EX_MACHINA, d’Alex Garland) : stochastique : « qui dépend, qui résulte du hasard » dit le TLFI ; mais dans le film relatif à l’informatique, spécialement l’intelligence artificielle des assistants conversationnels (sous forme de robot humanoïde), il s’agit certainement de la définition mathématique et statistique (qu’entre liaison, processus, variable, calcul, matrice, effet, trame ou équation différentielle stoschastiques, je ne veux même pas chercher à comprendre) — et s’il s’agissait plutôt de la définition musicale de Iannis Xenakis qu’on trouve ainsi dans l’Universalis : « La polyphonie linéaire se détruit d’elle-même par sa complexité actuelle. Ce qu’on entend n’est en réalité qu’amas de notes à des registres variés. […] Il y a par conséquent contradiction entre le système polyphonique linéaire et le résultat entendu, qui est surface, masse » ?

Ariane. C’est ainsi qu’elle s’appelle la première personne à qui j’ai fait passer l’épreuve Voltaire ce matin. Une femme d’une quarantaine d’années passée (merci la carte d’identité) qui en paraissait une dizaine de moins, visage fin, joues rosées, des yeux ronds, noisette, cheveux châtains en chignon débraillé. Gilet rose, jean bleu. En reconversion, peut-être pour l’enseignement ou la formation. Ou une reprise d’études en psychologie, même si c’est loin. — On voulait nous installer dans la salle « Amorce », pour plus de tranquillité. Mais le chauffage n’avait pas été allumé, il faisait froid, et de ces vieux préfabriqués au plancher en bois usé, poussiéreux et un peu humide, ça sentait surtout le renfermé. J’ai préféré la salle « info ». — L’autre personne n’est pas venue. — Pendant qu’elle enfile les erreurs de ses 195 lignes, en noircissant environ la moitié des cases de la trame qui en comporte 780 (avec mon stylo), j’en profite pour en savoir un peu plus sur la stochastique.

Ça arrive aux meilleurs.
« On dirait que j’ai perdu ma capacité de concentration, ce talent que j’avais de rester plongé en apnée dans un roman. Aujourd’hui, donc, je me suis décrété la loi martiale. Interdiction de quitter ma chaise, obligation d’écrire une certaine quantité de texte en un temps imparti, toutes sortes de recettes que j’appliquais volontiers autrefois. Ce qui rend heureux, c’est le labeur d’un roman pour lequel on a l’impression de se faire violence, l’œil rivé à la page blanche, aux notes, aux textes précédents, au résultat concret. Autrement dit, que l’imagination permette toujours de fuir ce monde-ci pour entrer dans l’autre, merveilleux, du roman. » — (Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin)
Alors, imaginez, quand on n’est pas romancier…

f 5 : un livre dont l’histoire a commencé avant vous ou qui déjà continue sa vie après vous […] d’accord, mais venant d’où, de quelle couleur, et avec qui dedans ?

Déchèterie ou déchetterie ? — Grand ménage de printemps dans le garage. Il y avait beaucoup de cartons à jeter, des objets et des matières diverses dans la benne « tout venant », des piles, quelques pots de peinture et flacons de produits toxiques, un peu de polystyrène, deux cartouches d’imprimantes et un clavier sans touches. Au dernier virage, je m’aperçois que le nouveau panneau indiquant la déchèterie a changé l’orthographe du mot. Pourquoi ? Sur Internet, l’orthographe est double : tantôt avec redoublement du t et sans accent, tantôt avec accent grave et un seul t. Mais le site principal c’est Horaires Déchetteries. En route, les panneaux du réseau d’ici indiquaient surtout déchetterie. Ailleurs, les réseaux proches — sur la route de la structure où je travaille — utilisent l’autre orthographe. Dans le Grand Robert, je trouve déchetterie. Mais le logiciel date un peu, et je m’aperçois que le Petit Robert en ligne, tout comme le Larousse, accepte aujourd’hui les deux orthographes (et sur Wikipédia, on parle aussi de recyparc, écocentre ou écopoint). Soit. Mais si les deux orthographes sont correctes, comment expliquer qu’on en change ? Il s’agit d’une homogénéisation de la signalisation routière ? Ou bien l’une, peut-être plus phonétique, est en train de prendre le pas sur l’autre ? Et pourquoi, moi, je préfère l’autre, à consonne double ? C’est mon côté scribe moyenâgeux ? Un penchant pour la discussion byzantine ?

Ces notes ont été déconnectées

À quoi peut bien servir un index ? La fonction est d’abord référentielle. Mon Grand Robert indique : « Table alphabétique des mots, des termes correspondant aux sujets traités, des noms cités dans un livre…, accompagnés des références permettant de les retrouver. » Mais, détaché de ses références, que devient un index isolé ? une simple liste ? ne peut-on pas le concevoir, le lire, comme un texte à part entière ? comme une forme de langage non plus annexe, accessoire, mais essentielle ? valant par elle-même, pour elle-même peut-être ? mais pas seulement, peut-être aussi par et pour quelque chose d’autre ? pour ce à quoi elle se réfère, mais quoi au juste ?

La lecture de Régine Detambel redynamise un peu mes séances de formation avec les stagiaires. Je me suis essayé lundi à de la lecture à voix haute : la lecture même de Lire pour relier, dans une sorte de performance où faire (lire à haute voix) c’est dire (parler de la lecture à voix haute). Un extrait à valeur de défense et illustration, afin que chacune puisse lire à son tour un texte de son choix. — Un choix orienté et improvisé. Comme il n’y a pas véritablement de livre dans la structure (ni roman, ni essai, ni recueil poétique, je me suis appuyé sur une poignée de blogs et de sites Internet : Madeleine Project de Clara Beaudoux, La Grange de Karl, Dreamlands d’Olivier Hodasava, L’Autofictif d’Éric Chevillard et Poetica pour Baudelaire et compagnie.
(Claire, l’Anglaise nouvellement entrée dans la structure, s’est essayée à la lecture d’À une passante. Après quoi, nous avons écouté les versions classique de Léo Ferré et pop de Frànçois Atlas.)

C’est fou le temps qu’on peut passer pour mettre à jour son CV. Intégrer quelques lignes pour la formation Voltaire, le score et le logo dans la catégorie Langues (avec l’anglais et l’italien — que je lis d’autant mieux aujourd’hui que l’extension Deepl n’est jamais très loin, Wordreference et Reverso au besoin, ou le traducteur du navigateur pour aller vite… mais quant à pratiquer ces langues…). Et c’est toute la mise en page qui a été bouleversée : les interlignes, l’espacement avant et après des paragraphes, la taille de la police ici et là, les couleurs, les zones de textes, les trames de fond, les remplissages, les bordures adoucies à tant de points, aligner, centrer, couper-coller, supprimer, télécharger d’autres icônes de téléphone, de courrier, d’email, changer le format de forme, placer, ajuster, modifier les couleurs, les dates en marge, d’autres dans la zone de texte, travaux et publications regroupés, et c’est quoi en fait la temporalité d’un curriculum ?
Des heures à retravailler une feuille alors je ne compte pas l’envoyer à qui que ce soit. À moins qu’en le retravaillant à vide, je l’envoie d’une certaine manière, et donc aussi : je pars de la structure. Je me l’envoie à moi-même. Des heures à retravailler une feuille, recto et verso, comme s’il s’agissait d’un vrai texte.

(Avec tout ça, j’ai failli oublier mon rendez-vous au Domaine des Fossés. J’étais encore en pyjama quand je me suis aperçu que j’avais dix minutes pour m’habiller et y aller. Tant pis pour la douche.)

Tout le chapitre de Régine Detambel sur « la page comme pansement » devrait être cité pour illustrer le quatrième exercice de f sur les Nouvelles. Je m’en tiendrai seulement à cette note sur cette pratique qui m’est familière, même si plutôt discrète :

« Les lecteurs et lectrices qui griffonnent dans la marge de leurs livres préférés mettent toutes les chances de leur côté : d’abord ils entament un conciliabule avec l’auteur par un partage immédiat de leurs réactions, ensuite ils jouent à des jeux de rôle avec les personnages, enfin ils reportent dans ces marges les éléments de leur monologue intérieur, s’offrant ainsi un lieu d’expression privilégié. Écrire, même seulement dans les marges, peut amener un moment d’apaisement, une véritable oasis de bien-être, qui dénoue les tensions.
Comment expliquer cela ?
Parce que griffonner même seulement quelques mots est déjà un acte créatif. Il y va de notre volonté, nous faisons des choix, nous décidons. Nous glissons tout notre corps entre les lignes, ce qui arrête le défilement des idées noires et nous fait prendre conscience de notre unité, pour être présents ici et maintenant. Et puis griffonner à même la page lue est aussi une manière de désacraliser le livre et de refuser sa domination unilatérale. Il s’agit de se dégager de l’emprise de l’auteur pour revenir à soi. Pour inventer à sa manière. Pour célébrer ses propres perceptions, ses sensations, ses expériences.
Livre, je te gribouille pour te montrer que j’existe ! »

Ce matin, Émilie est passée à la structure. Elle est venue signer la fin de sa formation, et dire au revoir en nous offrant un dessin au pastel sur une feuille de papier épaisse carrée. Elle a choisi le motif et les couleurs en fonction de qui allait le recevoir. Pour moi, il s’agit d’un paysage de montagnes et de nuages en nuances de gris. Sur un pic, un personnage de dos, à longue chevelure noire dans le vent, drapé de rouge, observe sur l’horizon nuageux un soleil non moins rouge. Qui se couche, ou se lève ?

Un Tonnerre d’appauvrissements : ce serait un second recueil de fables antisociales. — Je m’étonne qu’il n’existe pas encore de site sur Internet appelé Sentiers de la Terre. En revanche, il existe un parcours de randonnée, dans le parc national du Gros-Morne sur l’île de Terre-Neuve, baptisé Sentier de la Terre dénudée. Sur Alltrails, on lit qu’il s’agit d’un « sentier d’interprétation », que la terre est dite dénudée du fait de son soulèvement « lorsque les continents sont entrés en collision » au moment de la création « du supercontinent appelé la Pangée » (lit-on ailleurs), du fait aussi de la composition de la terre, « la roche est pleine de métaux toxiques », rien ne pousse, « il n’y a pas d’ombre le long de ce sentier », et l’on marche ainsi dans « un paysage orangé surréel, dépourvu de végétation — l’âme profonde de la Terre », mais dans une vaste zone « similaire à la surface de Mars ».

Cette note a été supprimée

Quelque chose me travaille aussi avec cette niche à photos, dans le buffet chez Lulu, et les albums photos dans un placard de la chambre. Et le petit Marcel n’est pas bien loin. Mais ce n’est pas mûr.

Régine Detambel : « Parfois, le fait de donner une signification à ce qu’on lit est accessoire. C’est l’infusion qu’on recherche, la fusion avec les signes sur la page, l’imbibition par le texte, non sa compréhension. La question du sens est alors secondaire. Tout le plaisir est là. Et le vertige. » — Je crois qu’il en va de cette fusion textuelle, dans la lecture, de la même façon avec l’écriture. Parfois, on voudrait écrire, mais quoi ? Ce ne sont pas les sujets qui manquent, même les plus insignifiants en apparence, et pourtant, rien qui vienne, rien qui parle. Et pourtant, le désir est là, d’écrire pour rien. Du signifiant sans signifié.

                             Le premier soir, j’ai dû lire les premières pages du livre dans la chambre, à côté de ME. Comme j’étais fatigué, je n’ai pas lu longtemps. J’ai retourné le livre ouvert pour ne pas perdre la page et l’ai glissé dans la niche latérale de la tête de lit. Et j’ai dû relire les mêmes pages le lendemain matin.                                            (Il y avait aussi, en épigraphe, le théorème de Pythagore : « Le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés. » Que venait faire là la géométrie ? Pour la traduction en termes simples, clairs, des relations complexes et abstraites de l’espace et des nombres ? Pour une phrase parfaite ?)                                                  Le livre, je l’ai aussi utilisé dans la petite cuisine de l’appartement. Assis sur un tabouret en bois, l’ordinateur ouvert sur une petite table ovale en faux marbre, un peu gêné par le plateau de petit-déjeuner (avec sachet de biscottes, brioche, des Petit Prince au chocolat, paquet de sucre en poudre) et un vase vide, je me suis aidé du bloc 13 du chapitre Hypoténuse pour mes notes sur le match de foot entre le Barça et le PSG vu dans un bar à Irun.                                               Rideau ouvert, c’était lecture avec vue sur la Bidassoa, la montagne et la Rhune au loin quand ce n’était pas couvert. Mais c’était toujours couvert le matin. Il y a aussi la route et le grand parking d’une entreprise, où l’on a fait un exercice de sécurité avec alarme, descente par les escaliers, et regroupement au fond du parking. Sans se presser.                                          S’il avait fait beau, si on y était allés, j’aurais pu lire La Salle de bain à la plage, le soleil sur l’échine, la mer à mes pieds, et le ciel sur la tête, de temps à autre, quand un avion décolle.

Nouvelle séquence mécanique |
Après le démarreur de la voiture, le câble de traction de la tondeuse a lâché. C’est moins gênant puisqu’on peut encore tondre, mais il faut pousser et la machine n’est pas légère et d’autant moins maniable que les éléments de la poignée branlent et grincent — c’est qu’elle va sur ses vingt ans. Le problème venait du ressort lié au levier de la courroie, sous le carter : son coude a cédé ; le câble fixé a lâché ; la poignée de traction est restée sans force. Vu les prix défiant l’achat pratiqués sur Internet pour ce genre de pièce détachée, j’ai réparé le ressort cassé à l’aide de deux pinces : une pour maintenir le ressort, l’autre pour en plier le bout et créer un nouveau coude, en n’oubliant pas de distendre un peu le bout du ressort, sinon, la tondeuse avance toute seule dès le démarrage et ne s’arrête plus — la chose pouvant être particulièrement dommageable en ce mois d’avril quand on essaie de sauver le plus possible les orchidées sauvages. On enfile le coude dans le trou du levier, on démarre pour voir comment se comporte la machine, et on remonte le carter quand tout est bien qui finit bien.
(Je devrais plutôt me filmer pour mettre en ligne un tuto sur YouTube.)

Une séance d’étiopathie se déroule en deux temps (discontinus). Le premier, du bout des doigts le long de la colonne vertébrale, à palper, appuyer, faire glisser pour suivre la ligne intérieure du cou jusqu’aux reins. Le second pour attraper le cou, manipuler la tête en tous sens, tirer d’un côté, tordre, une fois, deux fois, remettre dans l’axe, Relâchez bien… retordre en deux trois coups plus secs, en fermant les yeux pour s’oublier. Soufflez… 

« Mais est-ce vraiment si étrange qu’une personne achète des livres sans avoir le temps ou la volonté de les lire ? En fait, notre rapport à ces objets mythiques passe par des voies infiniment plus subtiles que la simple relation de cause à effet qui voudrait que les livres ne soient faits que pour être lus…
Car il peut arriver de souhaiter seulement s’abriter entre leurs pages, sous leur couverture, derrière la muraille de leurs piles. Au fond, on achète aussi un livre pour tenir un objet contre soi, pour se réconforter au contact de cette chose précieuse, qui a une odeur, une chaleur, des couleurs… Un livre est un doudou qui peut nous offrir rien moins que la catharsis. » — (Régine Detambel, Lire pour relier)

Sur le Sentier de la Terre : ce pourrait être un joli titre pour un recueil de fables modernes, mi-écologiques, mi-politiques, foncièrement sociales, pratiques et radicalement poétiques. Je ne sais pas quelle serait la première fable. Mais il y en aurait une méchante, une histoire de vieille tondeuse quasiment aveugle, d’herbes folles terribles pour la faire caler et d’orchidées sauvages décapitées. Quel est l’équivalent de sanglant avec la sève ?

Pour l’instant, je me contenterai du livre des vacances. Les souvenir sont tout frais.

Mon dernier livre, c’est La Salle de bain. Je l’ai lu principalement dans le salon de l’appartement d’Hendaye. Dans le petit canapé gris et son plaid à carreaux en nuances de gris, assis en tailleur, avec un coussin sur les genoux et le livre dessus.                                          La version poche est très sobre, avec sa couverture blanche et une image en noir et blanc tirée de l’adaptation filmique de John Lvoff : une moitié de baignoire sur pieds, la tête de Tom Novembre assis dedans.                                      Il était tard quand je me mettais à lire. J’étais tout seul, les autres étaient partis se coucher. Je baissais l’intensité de la lumière avec le variateur, mais pourquoi ? Pour ne pas déranger les autres dans les chambres ? Ou pour adapter le lieu à l’espace de la lecture, quand on n’y voit pas bien ? Et quand ça peut s’éclaircir à tout moment ? C’est ça : pour ne pas gêner les lueurs du livre ?                                                Quand les fourmis commencent à se faire sentir, je place le coussin sur l’accoudoir, à gauche, me cale du mieux que je peux contre lui en repliant mes jambes vers la droite, le livre sur le bout de l’accoudoir. Mais je reprends toujours la position tailleur, après m’être dégourdi les jambes en allant boire un verre d’eau par exemple, ou en préparant le café pour le lendemain matin.                                     Je n’avais pas de marque-pages, d’abord. Au retour de la sortie à San-Sébastien, un ticket de Topo blanc estampillé Euskotren, et sa ligne bleue sinueuse, a fait l’affaire.                                            (Je me souviens que le livre ne m’avait presque rien coûté. C’était un jour de braderie dans le l’Espace Culturel de Barbezieux, il se trouvait dans le bac des livres invendables. Le nom de l’auteur m’a tout de suite interpelé. Et puis, en feuilletant, les blocs-paragraphes numérotés.)                                                          Quand je vais me coucher, je referme le livre et le pose sur la table devant, à nappe synthétique blanche et lignes bleues, sur l’ordinateur ou à côté du portefeuille, des clefs.                                                    Je lisais le soir, et un peu le matin après le café. Une fois avant, le matin où la nuit a été écourtée, dans la lueur bleutée du rideau, la larme à l’œil hagard.

Suite d’Into the abyss, de Werner Herzog :

Un homme en chemise bleue, dans un salon faiblement éclairé. Une cheminée en arrière-plan, des ouvertures donnant sur un jardin. Des stores strient les vitres.

  • À 16 h, un type va venir prendre vos empreintes. Peu après, vous aurez le droit de prendre une douche, et ensuite vous vous habillerez en habits normaux. Des habits comme vous et moi, on met. Vers 17 ou 18 h, ils apporteront ce que vous avez demandé pour votre dernier repas, vous vous assiérez et mangerez. Si vous voulez quelque chose, vous pouvez le demander. Si vous voulez encore du jus de fruits, ou autre chose, demandez-moi. Parfois, on a de drôles de demandes. Tant que c’est faisable, je le fais.
  • Donnez-moi un exemple de ces demandes.
  • Une fois, un type m’a dit qu’il aimerait bien fumer un joint. Mais ça, c’est pas possible. | Le type qui a la clef ouvre la porte. Il ouvre en grand. Il y a un gardien derrière lui et un derrière moi. Quand il a ouvert la porte, il me suit à l’intérieur. Les gardiens entrent juste derrière lui. il y a deux gardiens devant le prisonnier et trois derrière. Je lui dis de sauter sur le lit…
  • C’est juste à côté de la cellule ?
  • Il n’y a pas plus de dix pas à faire, et encore. Je me mets de l’autre côté du lit, je m’occupe de la jambe gauche. Dès qu’il est allongé, je m’occupe de la jambe gauche, le gardien devant moi de la droite. Sur les trois entrés en dernier, un gardien s’occupe du bras droit, l’autre, du bras gauche, et le troisième est là pour s’assurer qu’une fois allongé le prisonnier… n’essaie pas de se relever. Il doit lui tenir les épaules sur le lit. Une fois qu’on y est, on y est. Comme on est quatre, on met environ 15 secondes pour le sangler. C’est rapide, parce qu’on sait où sont les sangles et ce qu’on doit faire. Le temps. Le processus. On a été entraînés pour ça. C’est la dernière fois que je le vois avec les yeux ouverts.

Et je découvre seulement maintenant le quatrième exercice sur comment la mémoire du livre lu c’est aussi celles des conditions matérielles de cette lecture.

J’étais en vacances quand j’ai reçu ma note Voltaire, près d’un mois après l’épreuve, quand même, alors que la feuille aux cases noircies est faite pour être scannée et lue en un clin d’œil. — Étrange chose, de vérifier les compétences linguistiques en retrouvant, à travers un ensemble de phrases simples en général, indépendantes les unes des autres (ou alors, le texte a été déconstruit), le « code erreur » sous un format binaire de cases blanches et de cases noircies, dans une série de colonnes donnant à la feuille un air de partition musicale (du genre papier perforé pour orgue de Barbarie), indéchiffrable.
(Encore que : il suffirait d’aligner les colonnes pour voir qu’il n’y a, en fait, qu’une seule et même note répétée des centaines de fois. Je pourrais peut-être la jouer sans trop de difficulté au pipeau. Il suffit simplement de faire attention à la longueur du vide entre la note et ses doubles.)

J’ai terminé la lecture de La Salle de bain, de Jean-Philippe Toussaint, emporté pour le séjour. Quel personnage est le plus à la dérive ? Le narrateur, installé dans la salle de bain chez son amie Edmondsson, avant de partir pour Venise sans bagage ? Elle, qui le rejoint là-bas je ne sais combien de temps dès qu’il l’appelle, avant de repartir à Paris après un coup de fléchette sur le front ? Ou le médecin qui fréquente le narrateur, installé à l’hôpital pour une sinusite, et l’invite à dîner, à jouer au tennis ? Ou l’auteur, qui écrit à coup de blocs-paragraphes numérotés, pour une histoire foncièrement fragmentaire, plus ou moins saccadée ?
(J’avais aussi emporté Lire pour relier, mais je ne l’ai pas ouvert.)

Il a encore plu ce matin, le ciel est chargé et il fait frais.
Dernière journée, on en profite pour faire quelques courses dans la venta Peio de la frontière et dans le Mendibil d’Irun. Je ne vais pas dans le magasin de vêtement. Je reste devant, à regarder les gens entrer, sortir, passer. Et la petite fille qui s’installe dans une petite voiture manège, descend, monte sur le capot, fait le tour, court vers les tirettes, revient à la voiture, se cache derrière le pilier en entendant sa mère assise contre la vitrine, l’air fâchée, parle à la petite fille dans le miroir qui lui tend la main, lui tire la langue et court rejoindre sa mère qui a haussé le ton.
Le restaurant où nous voulons déjeuner avant de partir est fermé : completo, à cause de la feria profesional de la industria de la movilidad sostenible dans le parc des expositions à côté. On rentre à l’appartement manger des pâtes. On s’en va.
Il a fait beau tout le trajet du retour.

Grisaille et pluie. Le ciel a fini par se dégager en fin de matinée. Nous sommes allés à la chapelle San-Martial visible depuis l’appartement, dans la montagne. Une bâtisse blanche dans la forêt. De là-haut, vue sur Irun et Hendaye, Fontarabie et la montagne, la Rhune et la côte dégagée, l’océan, le port et l’aéroport. Les méandres de la Bidassoa. Au pied de la chapelle, la table d’orientation est une plaque de métal argenté pour un paysage gravé comme une esquisse épurée.
L’après-midi, promenade au phare de Fontarabie. Nous avons emprunté le même sentier boisé, sinueux et pentu, aux parois rocheuses orangées, trouées, couvertes souvent d’un tapis végétal, qu’il y a une dizaine d’années, et nous avons retrouvé la crique, et sa petite plage de gros galets couverts de mousses à l’odeur de fraîchin, où nous nous étions baignés. C’était, alors, l’été. Il ne devait pas y avoir toutes ces petites fleurs printanières à trois, quatre ou cinq pétales, blanches, rosées et bleutées, mauves, jaunes, bleues, en forme de boutons, de coupes, de trompettes, d’étoiles, de vénus (orchidées sauvages), par grappes dans je ne sais quel arbre, des bouquets dans je ne sais quel autre, à feuillage persistant. Ni ces parfums doux, sucrés, de miel, et quelque chose de poivré ici ou là (et vicié, de ferment acide, en croisant un coureur). — Sur une langue rocheuse s’enfonçant dans les vagues qui la battaient, un pêcheur aussi visible qu’une ombre. Par où est-il passé ?

(En vacances, le cycle du sommeil est systématiquement contrarié (celui de la digestion est perturbé, encombré). Comment faire que l’espèce d’éveil paradoxal qu’est l’heure insomniaque (irréductible) corresponde, par écho, au sommeil paradoxal, de sorte que la nuit blanche prolonge le rêve ou le cauchemar réparateur interrompu ? — D’origine gauloise, le bas latin combrus désigne des « abattis d’arbres ».)

Sortie avec les amis à San-Sébastien.
Nous avons retrouvé le bar à tapas, dans le vieux quartier, où nous étions venus il y a une dizaine d’années, le Basztan, et nous nous sommes installés pour commander une trentaine de pintxos en tous genres et quelques verres.
Avant, un long aller-retour sur le front de la baie pour aller voir, tout au bout de l’autre côté, les Peignes du vent de Chillida : de grosses barres de métal rouille fichées dans des rochers et tordues, formant des boucles pour un jeu de roche, d’eau, de fer et de vent. Sur l’esplanade, quelques trous dans lesquels remontait l’air en gueulant.
Nous ne sommes pas montés au pied de la Vierge, mais nous avons fait le tour de l’écueil, le long de l’océan. Les vagues s’écrasaient sur la digue, et au pied du front de mer, contre des tas de blocs de roche marbrée, fendue, cubiques.
Une jeune maman a demandé qu’on la prenne en photo avec son fils et son chien, l’océan et les nuages gris mêlés pour fond.

Le Paris-Saint-Germain affrontait le FC Barcelone en quart de finale retour de la Champions Cup. Le match avait lieu au Camp Nou. Pour nous, à Irun, dans l’Eguzki Bar. Un bar tout en longueur, avec un grand écran à l’entrée, un petit au fond de la salle et un autre en vitrine pour les deux péquins sirotant leurs bières sur le trottoir. Ils restaient des places assises, mais toutes les tables étaient prises et la façon de se vautrer dans la chaise un peu en arrière, le coude sur l’autre à côté, vide, comme à la maison le bras sur l’accoudoir du canapé, signalait bien que tout était pris. On est restés debout au bar (ça faisait bien longtemps), à regarder le match en se tournant le dos et en laissant le verre se réchauffer durant une bonne heure. Avec le bonheur, justement, de voir l’équipe française renverser la situation. Mené déjà d’un but quand nous sommes arrivés (de deux, en comptant la défaite du match aller), les Catalans, vite réduits à dix par l’arbitre intraitable qui aura sorti près d’une dizaine de cartons en tout, ont fermé leur jeu pour se replier en défense. Mais les Parisiens, multipliant quelques belles actions, sont revenus au score et ont fini par mener la partie d’un point grâce à un pénalty. Devant moi, un type, commentant les actions en espagnol avec le barman, et mettant régulièrement à jour une machine de paris pour connaître le score de l’autre quart de finale (Dortmund contre l’Athletico Madrid ; les Allemands l’ont emporté 4 à 2), commençait à s’exciter en parlant dans sa barbe dans un français familier sans accent. En terrain espagnol, je m’efforçais de garder mon calme. D’autant que les joueurs français ont ralenti le rythme du jeu, faisant tourner la balle entre eux sans produire d’actions offensives, contrairement aux Barcelonais obligés d’aller de l’avant, de découvrir leur défense. La seconde moitié de la deuxième mi-temps était animée. La défense parisienne était un peu désordonnée, leur gardien italien sollicité à plusieurs reprises. Lorsque, d’une combinaison de corner à deux parisienne, une série de tirs façon billard permet à Mbappé de marquer le but libérateur à quelques minutes de la fin du match. Nulle émotion dans le bar. Sauf le Franco-espagnol qui applaudit, met une dernière fois la machine à jour, finit son verre d’un trait et s’en va en saluant le barman. Et moi qui ne pus réprimer un Yes ! en serrant les poings. Eh… la cuenta per dos cañas et… dos Kas lemon per favor.

Quelques jours de vacances à Hendaye — Nous sommes partis hier soir, par un temps superbe et une trentaine de degrés. Aujourd’hui, pas plus de quinze, ciel bas et noir. Cela ne nous a pas empêché de randonner dans la montagne, du côté du col de Jaizkibel en partant de la chapelle de Guadalupe, par le bois dans une pente escarpée. Nous nous sommes retrouvés dans le brouillard et la bruine. Vue ni sur la vallée de la Bidassoa ni sur l’océan. Sur la piste, nous avons rencontrés quelques pottoks, deux tours en ruines et un dolmen fantôme signalé au sol par des balises vertes et une borne pour cartel. À un moment donné, la couverture nuageuse s’est ouverte et l’océan est apparu. L’horizon semblait haut et les vagues immobiles.

La nuit passée, j’ai rêvé qu’on me présentait, je ne sais où, un livre souple, sans titre, sans texte, ou quelques rares phrases ici et là, qui semblaient faites pour illustrer les images, les paysages en noir et blanc, au détour d’une languette à soulever ou déplier. On pouvait le lire dans le sens qu’on voulait, de gauche à droite, ou de droite à gauche. Et bien que rien n’était inscrit sur la couverture, il s’intitulait Comme un oiseau.

Demain, journée à San-Sébastien avec des amis. On ira en Topo.

Je m’dis aussi qu’avec une photo, une vraie, un certain équilibre, une certaine justice, serait rétabli. Je sais bien qu’y en a pas des photos du petit Marcel, y en a pas. Mais même une photo d’aujourd’hui ça ferait l’affaire. Une photo de là où on l’a enterré, dans un caveau de famille à Saint-Thomas. Mais lequel ? Ça non plus on sait pas vraiment. Ce serait la famille Bossuet, mais y en a quatre des caveaux, et pas un prénom gravé dessus !                                            Le cousin Camille il se trouve là, lui aussi. Et il a sa tombe à lui tout seul. Deux vieilles plaques grises et fissurées, et une petite gerbe florale en céramique. Pourquoi il a pas eu quelque chose comme ça le petit Marcel ? Pourquoi pas une petite tombe à lui avec son nom à lui ?                                          En tous cas, de là où il se trouve, quelque part non loin du petit cousin, on a une belle vue sur l’estuaire.

|| Amazon serendipity — J’étais à la recherche des étagères fines Berlin 2010 pour agrandir mon mur de CDs. En faisant défiler la page, je suis tombé sur un « aimant de réfrigérateur Berlin | mur de Berlin avec graffiti | forte tenue », représentant un grand pan du Mur couvert de graffiti colorés, stylisés. Au dos, sur l’étiquette prix, on lit ce conseil : « Keep some souvenirs of your past, or how will ever prove it wasn’t all a dream ? » On trouve aussi le nom de la société marchande, United1871, et son site Internet renvoyant, en fait, à Berlin Souvenirs. On peut acheter des clichés en tous genres de la RDA sous forme de porte-clefs, de décapsuleur, de magnets, de boules à neige… et quelques fragments du Mur, plus ou moins gros, avec ou sans Trabant. On trouve même un éclat de Mur logé dans la capsule des marque-pages. La présentation de cet objet est ici et là édifiante :

  • « En direct de la manufacture de Berlin : depuis 1990, la première manufacture du mur de Berlin fabrique des pièces uniques à partir de fragments du mur de Berlin, en travaillant minutieusement à la main » — comme s’il s’agissait d’une entreprise familiale d’artisanat d’art ; depuis 1990, on n’a pas chômé ;
  • « notre manufacture a déjà été mentionnée à de nombreuses reprises dans des médias connus tels que Forbes, SPIEGEL Online et Daily Telegraph, entre autres. Nous fournissons des murs de Berlin à des musées, des universités, au Bundestag allemand et à d’autres institutions » — le Mur comme patrimoine, au fondement de l’identité nationale rayonnant à travers le monde, on comprend mieux le mur entre les USA et le Mexique ;
  • « possédez un morceau de l’histoire allemande […] ou faites-vous plaisir avec ce marque-page particulier […] parfait comme cadeau spécial ou comme souvenir, ou encore pour les nostalgiques » — les nostalgiques… ceux de la création de l’État allemand le 18 janvier 1871, avec la proclamation du IIe Reich dans la galerie des Glaces du château de Versailles qui boucle la politique de Bismarck énoncée le 30 septembre 1862 dans son célèbre discours où il avance que les grands problèmes ne se résoudront pas par les discours et les votes, « mais par le fer et le sang » ? ||
J’suis allé chez Lulu l’autre jour, manger. C’était pas prévu, mais ce foutu démarreur qui tournait dans le vide ça a pris du temps.                                 Ça faisait longtemps que j’y étais pas allé. Rien a vraiment changé là-bas. Peut-être une poignée de porte, un carreau, une poêle, une ampoule, un nouveau bibelot. Mon couteau était nouveau, même s’il coupait déjà plus. En tous cas rien a vraiment bougé là-bas. Tout est à la même place.                                              Y a toujours les photos dans la niche du buffet. Ces photos que j’ai toujours connues là. La photo de Lulu en belle et jeune mariée, celle de son père en infirmier militaire entre deux âges. Y a la photo d’Alice dans l’âge déjà, et dans je ne sais quel jardin. Elle tourne la tête, la maladie devait commencer à la travailler. Et puis la ribambelle des enfants, des petits-enfants de Lulu et des arrières. T’es toujours là, avec ta mine de clown. Mais y en a un, je l’connais pas…                             Les cons quand même ! Faut croire qu’il avait fait la première guerre trop sur le tard, le père Fissou, pour aller jeter les dernières grenades sur le front et puis occuper la Rhénanie : ils l’ont rappelé pour la seconde !                                         J’étais là, à regarder les photos, et surtout les plus anciennes, et j’ai eu cette drôle d’idée que le noyau de la famille, ici, était dispersé. C’est vrai : pas une photo avec Lulu et ses parents. Même eux ils sont pas ensemble, ni sur une photo de groupe, ni dans le temps : lui c’est encore la guerre, repartie comme en quarante ! et elle c’était la vieillesse au tournant de la folie, à peu près au moment de ta naissance. Mais j’étais là à regarder les photos, quand j’ai eu le sentiment qu’il en manquait une. Quand j’ai repensé au petit Marcel.                                   Et au petit Camille aussi, le cousin. Tu sais, celui qu’a fait une méningite aiguë. Lulu avait une douzaine d’années quand il est mort, en quarante. Lui, il en avait sept. J’sais pas s’il existe une photo de lui et de ses parents, quelque part. Ça m’étonnerait.                                            Les photos à l’époque, surtout dans ce milieu-là de paysans, j’crois que c’était surtout pour la communion. Y en a quelques-unes comme ça des enfants de Lulu, de la fratrie. Maman avec ses belles anglaises. Mais d’eux tout petits, rien. Pas de photo de Lulu toute petite, alors tu penses pour le cousin…                                                   Et pourtant je me dis que pour le petit Marcel, il en manque une. Ou plutôt, c’est bizarre, c’est comme si elle était là et brillait par son absence. Elle brille du fait que le noyau de la famille tient sous une forme disparate. Désarticulé dans le temps en plusieurs photos. Bizarre non ?

(Les livres dits pop-up. Une façon de représenter la lecture même ? Idéalement, ce sont des bulles irisées qui s’envolent des pages avec, à l’intérieur, une scène de la vie passée, ou imaginée, qui se construit en s’élevant, active comme une machine brinquebalante de Tinguely, éclate comme un feu d’artifice.)
Dans certaines messageries instantanées, on lit parfois que Ce message a été supprimé. À quel moment pourrait-on indiquer, dans un carnet, une chronique, un journal… que « ce fragment a été supprimé » ? Il faudrait qu’il soit écrit (C.Q.F.D.), et qu’il reste là quelque temps, tel quel, pendant que d’autres notes apparaissent au fil des jours, jusqu’à ce que — allez savoir pourquoi — on y revienne, qu’on le relise, le modifie, une fois, deux fois, trois — et puis finalement, non : ce fragment a été supprimé. Avant qu’on y revienne, avant de le réécrire — et ce serait signalé : ce fragment a été réécrit ?
Si l’inventaire de ce qui, dans notre propre histoire, nos propres intérêts, est perdu, participe de ce que f appelle marches d’approche, constitutions de silos, matières narratives rassemblées, ébauche d’un territoire à chacune et chacun personnel, il ne faut pas oublier que cela inclut aussi des disparitions d’écrits ou de livres, ou de ce qui s’y apparente de près ou de loin. De là, hormis la vieille Fiat, les éléments de ma première liste, inachevée, correspondent.

- une photo du petit Marcel (au milieu des petits cadres dans la niche du buffet)
- ces fascicules rouges de quelques pages remplies d’images (pour découvrir tel sujet, le nom m’échappe)
- la maison rue Baudelaire à Belleville (au 26, sans connaître Baudelaire)
- les petits personnages en coquillages de Lulu (dans une enveloppe accompagnée d’une lettre)
- d’anciens cahiers d’écolier dans un carton du grenier (avec des schémas à encre violette)
- le mini album de mes propres photos de famille (avec pas mal de chiens)
- l’espèce de vieille et petite encyclopédie illustrée pour enfants (en rouge et bleu les images, de mémoire)
- les dessins sur des cartons plastifiés, accrochés au mur (un village de montagne épuré, un bateau de pirate fauve, un bouquet de fleur tricolore, un moulin à eau en sous-bois)
- les pochettes des nouveaux vinyles (le samedi soir)
- un épisode de La Panthère rose en film Super 8 (où un moustique l’empêche de dormir)

Hier, sortie de la structure pour une exposition à la médiathèque. Malheureusement, l’événement a dû être reporté à aujourd’hui. On s’est alors ajouté à l’animation prévue avec le Trèfle, le foyer d’accueil médicalisé, pour quatre personnes présentant des handicaps physiques et mentaux (deux en fauteuils roulants, deux autres accompagnés pour les aider à marcher). À l’étage, dans une salle lumineuse et colorée, avec des petites chaises et des bacs de livres, on s’est installés derrière eux. Patricia, l’animatrice, leur a présenté des livres d’où se déployaient des créatures et des paysages extraordinaires. Elle leur lisait la petite histoire, elle leur donnait à toucher les figures de papier, elle leur posait des questions, ils répondaient d’un mot, et elle nous a fait chanter Une Souris verte, Loup y es-tu ? et crier cot cot, gruik gruik, bêêê, hi han hi han, meuh… Seul Jack, peut-être, semblait étranger à tout cela, comme prostré sur sa chaise, recroquevillé la tête en avant, l’air renfrogné, les yeux fermés, la langue tirée, tendue le plus possible, avec un bruit sourd écumant.

La liste devrait constituer l’inventaire de ce qui, dans notre propre histoire, nos propres intérêts, est perdu. Il faudrait une dizaine d’éléments. C’est peu, apparemment. Pourtant, je ne parviens pas à la déployer. Au contraire, les deux ou trois éléments que j’ai pu ajouter ont été effacés. Comment lâcher-prise ? Qu’est-ce qui me retient ainsi ? La question serait mal formulée ? f parle de choses perdues, mais si je parlais des choses que je voudrais retrouver ? ou de celles que je voudrais simplement trouver, comme une photo du petit Marcel ?

les petits personnages en coquillages de Lulu
le paletot du père Fissou
la pièce manquant du puzzle 10 000 pièces de Ben
les stickers des livrets de foot Panini de Dominique
la casquette à carreaux et à crasse de papi Omer
le croûte rouge de Dada
la tondeuse manuelle pour couper les cheveux de Yves
les foulards transparents de mamie Alice
le martinet à chambre à air de vélo pour les chiens
les flacons vert, bleu, rose d’eau de Cologne

(On dirait plutôt une version familiale du Je me souviens de Perec.)

J’avoue : introduire un fragment de Pascal en cinq points, c’était comme un coup d’essai pour les « Philosoficelles » perdues de Philippe.

Domaine des Fossés — un espace pour l’attente, trois fauteuils noirs en skaï vides — à droite la porte d’entrée, verre et aluminium, à gauche, un petit escalier vers un autre espace derrière — (des panneaux avec des noms, une porte) — en face, dérobé sur la droite, un côté le couloir, linoléum gris, mur blanc, impostes à grosses menuiseries acajou — juste devant, le mur bleu, intense — le plan d’évacuation.

Une photo du petit Marcel
La vieille Fiat Uno H. S. sur le parking des pompiers
Ces feuillets rouges de quelques pages, remplis d’images
la rue Baudelaire à Belleville

Into the abyss, de Werner Herzog :

Un vieil homme, en chemise blanche et cravate à carreaux gris. Derrière lui, un espace vert, des dizaines de croix romaines, une haie d’arbres. il fait beau.

  • Racontez-nous une rencontre avec un écureuil.
  • Une rencontre avec un écureuil ? Je conduisais une voiturette, j’étais sur le chemin, et j’ai vu deux écureuils qui se couraient après. J’ai continué à avancer, ils ont traversé le chemin, j’ai freiné, ils se sont arrêtés en pleine course et m’ont regardé. C’était incroyable. Si je n’avais pas freiné, j’aurais écrasé un des écureuils. Ils seraient morts et ça m’a fait penser… à toutes ces personnes… que j’ai accompagnées… lorsqu’elles ont rendu leur dernier souffle. À cause de mauvais choix ou d’erreurs qu’elles ont commises, leur vie leur est prise. Subitement… Alors… la vie est précieuse, que ce soit pour un écureuil, ou pour un être humain. Parfois, je médite sur cette expérience. il suffit d’un peu de bruit, et les écureuils s’en iront et continueront à vivre. Mais je n’ai pas ce pouvoir. Pour le condamné, sur le lit, je ne peux pas arrêter le processus… Pourtant j’aimerais tant.

|| Bientôt, nettoyer les murs. Monter l’échafaudage aux barres tordues crépies de béton sec. Acheter un produit algicide et fongicide, et des gants. Remplir le pulvérisateur. Pomper, pomper, pomper. Grimper sur les barres. Ne pas regarder en bas. Appuyer sur la détente. Balayer le mur. Ne pas pulvériser contre le vent. Un masque, il aurait fallu un masque. Insister sur les parties rouges, noires. ||

5) Poser la problématique d’écriture — pas d’annonce de plan. Est-ce que ça ne fonctionnerait pas un peu comme des axes de lecture possibles, au choix, répondant à la situation du moment dans les livres dont vous êtes le héros ? La conception de Pascal selon laquelle la vie humaine ne serait « qu’une illusion perpétuelle » proviendrait en fait d’un paradoxe de comédie généralisée fondé sur la parole — je n’ai pas vingt ans, je ne l’ai pas encore lu, mais je connais ce titre fascinant de l’ouvrage de Diderot sur lequel le prof s’est régulièrement appuyé, et je me sens obligé de le citer de façon un peu hasardeuse. L’étude portera donc sur ce paradoxe où l’illusion, la tromperie, apparaît d’abord comme une nécessité de la vie (I). — « Mais il faut l’illusion, il faut cette ivresse légère et permanente qui rend possible une vie même empoisonnée par tous les périls et toutes les erreurs », écrit d’ailleurs Georges Duhamel dans Récits des temps de guerre.Or, si toute vie à ses contradictions à vaincre, ce qui apparaît à Pascal comme un défaut provient, en fait, des limites de la parole pour décrire le monde et régir les hommes (II). La tromperie dont parle Pascal relèverait alors bien d’une ère du soupçon, mais appliquée moins aux relations humaines en soi, qu’à la nature du langage dans un cadre social, voire politique (III). — Ah, la politique pour finir, comme si ça réglait tout. Ce qu’on peut user d’une langue si vieille quand on est encore si jeune ! Sinon, ça se tient, même si ça reste fragile ? Pour un plan détaillé, on verra avec le Chat Noir.

« Les livres prennent vie sous mes yeux d’abord grâce à une image, une scène. Je ne peux imaginer d’autres types de romans… Je dois découvrir des lieux et des paysages qui feront travailler ma fantaisie. Une fois devant le paysage, le processus de fusion entre le roman que je désire écrire et la vue qui s’offre à moi se met en route de lui-même. Ça ne marche pas partout. Certains paysages me donnent seulement envie de les dessiner. »
(Orhan Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin)

Ça y est, le démarreur ne tourne plus à vide, il a enfin accroché la roue interne. Elle est libre. Il était décalé.

Soit cet extrait des Pensées de Pascal : « La vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. Personne ne parle de nous en notre présence comme il en parle en notre absence. L’union qui règne entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie ; et peu d’amitiés subsisteraient si chacun savait ce que son ami dit de lui lorsqu’il n’y est pas, quoiqu’il en parle alors sincèrement et sans passion. » — Il s’agit du texte que mon grand, en classe prépa scientifique, doit travailler en dégageant un plan d’analyse détaillé. Le problème, dans ce genre de sujet de dissertation étendu, relativement philosophique, c’est qu’il faudrait d’abord réaliser une sorte de micro commentaire composé pour bien distinguer les lignes de fracture du texte et en comprendre les tenants, les aboutissants, et leurs enjeux pour nous aujourd’hui. J’ai deux jours pour méditer la chose et la jeter sur un brouillon. — Qu’en dirait le Chat Noir ?
D’abord, n’oublions pas que je suis un jeune étudiant, que je n’ai pas encore vingt ans. Les méthodes apprises sont encore loin d’être acquises. Donc, première chose à faire : reprendre la fiche de méthode d’explication de texte revue avec Les Amours jaunes de Tristan Corbière — une fiche qui se réduit à la réalisation d’une introduction, mais qui était suffisante pour le professeur dans la mesure où, pour chaque partie, on pouvait procéder de la même façon en se concentrant sur les éléments les plus pertinents répondant à la problématique ; soit.

1) Situer le texte dans le mouvement général de l’œuvre ; donner son rôle dans une progression narrative en parlant des textes encadrants. Comme le fragment de Pascal concerne une dissertation sur le thème du Faire croire, situons-le dans un mouvement historique ou social contemporain, en essayant de savoir quel rôle il peut encore jouer aujourd’hui, pour nous, et dans quelle mesure il encadre à nos pratiques et nos valeurs de carnaval. De là : à l’heure des réseaux sociaux où l’expression est légion… à l’heure des likes, des dislikes, des émoticônes en guise de commentaires… à l’heure des fakenews répétées, amplifiées, invétérées… à l’heure des chroniqueurs et des influenceurs en tous genres… à l’heure des marchés et des guerres de l’information et contre l’information… à l’heure des intelligences artificielles et des assistants conversationnels… Quelqu’un a d’autres exemples ? on en conclut quoi ? que la parole semble entrée dans une ère du soupçon et du doute généralisés faisant pression sur nos vies et nos identités ?

2) Lecture du texte avec la bonne tonalité ; la bonne longueur des vers. — Je rappelle qu’il s’agit d’une fiche de méthode pour une explication de texte, pas pour une dissertation (je ne sais pas ce que j’en ai fait… on n’est pas sérieux quand on n’a pas vingt ans… alors j’adapte, je réinvente). Mais dans ce cadre-là, il s’agit du moment où l’on doit citer le sujet, ou au besoin, s’il est long, des extraits en les caractérisant pour mieux justifier les coupes. Si bien que la parole de Pascal semble tout à fait d’actualité, lorsqu’il affirme que « la vie humaine n’est qu’une illusion perpétuelle : on ne fait que s’entre-tromper et s’entre-flatter. » Mais la réflexion de Pascal se concentre sur la parole en fonction de la présence et de l’absence de l’interlocuteur. Dans un cas l’image qu’on donne de celui-ci est différente, sinon opposée, à celle qu’on donne dans l’autre cas. En sa présence, on le flatte, mais on le trompe puisque, en son absence, dans une parole vraie qui se livre « sincèrement et sans passion », on le critique, le dénigre ou le médit — à vingt ans, à peine, on exagère un peu. — Quel bavardage pour faire croire qu’on explique ce que tout le monde comprend d’un trait avec Pascal ! — L’illusion consiste donc en un renversement de la parole. Pour Pascal, personne ne tient pas parole, et cela vaut pour un système puisque : « L’union qui règne entre les hommes n’est fondée que sur cette mutuelle tromperie. »

4) Déterminer le mouvement du texte et ses différentes étapes. (Le troisième point, caractériser le texte, la façon dont il est écrit, les premiers effets très généraux, a été englobé dans le précédent avec les coupes.) Le passage est court, il n’y a qu’une seule étape. Je dirais néanmoins que le mouvement, lui, est double. D’abord, Pascal semble employer une argumentation classique (attendue dans une dissertation par exemple) : j’énonce un argument (« illusion perpétuelle »), et je le justifie à l’aide d’un exemple concret (parler d’untel, en sa présence ou non) et analysé (« mutuelle tromperie » des hommes et conséquences désastreuses sur l’amitié ?) — la jeunesse fait qu’on peut s’identifier à son sujet et assumer le « je ». Ce faisant, son discours s’articule autour du paradoxe d’une parole qui, jouant la comédie, balancée entre l’art de « s’entre-tromper et s’entre-flatter », relève de l’entre-soi. Et la parole trouve là d’autant mieux son caractère de vérité que, d’une part, elle fonde la communauté des hommes, et d’autre part elle ne sonne jamais aussi vraie qu’au moment où elle trompe et fausse les rapports humains. — Et maintenant, peut-on dire tout cela plus simplement pour mon grand ? (Il faudrait d’abord savoir ce que vaut cette introduction de dissertation quand les fragments seront réunis.)

C’était une faisane. Je l’ai reconnue au dernier moment, mais dans l’instant, sur cette espèce de rampe gris-bleu que je descendais en voiture entre deux hautes levées de terre, c’est une touffe de plume couleur sable qui roulait pour traverser la route. — Avec celui de la dernière fois, sur le bas-côté, les faisans ne volent-ils donc plus ?

Pour les grands lecteurs, il s’agira peut-être d’une évidence. Mais il sera d’autant plus utile de le rappeler, avec Régine Detambel dans Lire pour relier, que cela leur apparaitra aussi comme une surprise :
« Car on ne lit pas les livres, on les vit.
Mieux, on se lit soi-même dans les livres. »
Et j’ajouterais qu’on se relie, se rejoint, se réunit à soi-même dans les personnages. On lit plus loin :

« Les personnages de fiction sont des réserves d’énergie. Ils nous offrent de nouveaux modèles, ou plutôt de nouvelles modélisations de notre devenir. C’est au plus profond de nous que nous expérimentons leurs aventures de papier, que nous les transformons en interrogations personnelles pour modifier nos propres schémas. Les personnages agrandissent notre monde au-delà de notre seule expérience. »

(Je ne sais pas comment faire pour qu’on entende dans le titre une porte battante : d’abord, l’adjectif devant le nom ; ensuite, l’inverse, les mots n’ayant pas changés de place mais de catégories. Je ne sais pas si la parenthèse du participe adjectival suffit. — Évidemment, ce serait aux textes de le faire entendre. Mais comment ?)

Gaëtan Picon, interrogeant l’opposition de Rauschenberg entre l’art littéral et l’art littéraire : « si tout un courant de la peinture, actuellement, raconte, allant même jusqu’à inscrire la légende au bas du dessin, ou le dialogue dans les petits nuages qui s’envolent de la bouche des personnages, ce n’est pas pour restituer au temps sa signification ! Ce peut être un jeu ouvert, ambigu, un texte qu’il nous appartient de produire, librement, à partir d’éléments cependant donnés : ce qui suggère que si la syntaxe est à réinventer, le vocabulaire demeure ? Mais il s’agit le plus souvent d’un piège tendu à l’anecdote, comme le trompe-l’œil était un piège pour l’objet : il s’agit de faire éclater le non-sens de tout ce que l’on peut dire. » — Est-ce que, pour celui qui vise l’art par le bout de la lorgnette de l’écriture, il s’agirait de faire éclater le non-sens de tout ce que l’on peut donner à voir, syntaxe et vocabulaire compris, lecture même —puisqu’il en va d’une certaine visualisation, spatialisation (et, très certainement, l’imagination doit tenir là quelque rôle majeur), à partir de la discrimination visuelle (lettres, mots, ponctuation), tactile (les groupes de petits points sous la pulpe des doigts) ou sonore (phonèmes, monèmes, hauteur et intensité de la voix) ?
(Pour une même conclusion : « Le sens vide la parole et rend chacun esclave de ce vide. »)

Incapable d’accrocher le nouvel atelier Nouvelles. De la première proposition, liée à l’atelier précédent des Gestes et Usages (et dans le prolongement du précédent encore, comme un creusement, un confinement des Enfances), j’avais retenu : « la superposition des strates qui conduisent, simultanément, à cette marche en avant du récit, avec clôture ». Pour la seconde, au sujet de nos librairies : « descriptions mémorielles — donc subjectives, et même au plus singulier de la perception subjective à distance et donc incluant les visages, les villes, les ouvrages qu’on s’y est procurés ou telle anecdote. »

J’ai déjà parlé de certaines librairies, sur Bordeaux en particulier (l’été 2023, je crois ; il était question du temps où j’y allais régulièrement, vingt ans auparavant). Je pourrais reprendre les textes.

La première librairie n’existe pas vraiment. Il s’agit soit du coin livre de la Maison de la Presse à Jonzac (où le grand-père Omer achetait des journaux), soit celui de la papeterie Landreau à Saint-ciers-du-Taillon (chez qui on a acheté mon premier sac d’école et mes premières fournitures et commandé quelques livres). Ces deux lieux ont fermé.

Mes librairies actuelles sont surtout virtuelles (Amazon, FNAC), mes livres achetés d’occasion le plus souvent (Rakuten, Momox) — quand ils ne sont pas numériques, mais c’est rare (et alors, je les vole avec Z-library, YGGTorrent), je ne parviens jamais à les finir : décrochage au bout de dix pages.

(Il y aurait aussi la question de l’approche du livre, du texte, ou même de l’écriture, où : « on ne cherche pas démontrer quoi que ce soit, mais juste construire progressivement un paysage, qui sera notre territoire d’auteur pour les constructions ultérieures. »)

Les librairies réelles dans lesquelles je vais n’en sont pas véritablement. Les deux Espace Culturel des Leclerc de Barbezieux et Jonzac, en temples open space de la consommation de masse ou les livres sont en quelque sorte livrés à eux-mêmes le long des murs dans des niches (assez larges, quand même), quand les biens de la high tech, la vidéo et l’audio, et l’électroménager à Barbezieux — à Pons, je ne me souviens, je n’y suis allé qu’une fois ou deux, et ça remonte —, sont mis en avant. La culture, aujourd’hui, c’est avant tout le son et lumière ?

Mes anciennes librairies :

- Mon Livre (Pessac ; à deux pas de universités Montaigne et Montesquieu ; fermé) ;
- chez Mollat (Bordeaux centre ; un air de bibliothèque pour appartement cossu et labyrinthique) ;
- la Machine à lire (dans le vieux Bordeaux ; salle voûtée d’un chai de château) ;
- la Nuit des Rois et la Bouquinerie Plus (des bouquinistes en fait ; l’un devant l’ilot de verdure de la place Gambetta, l’autre à l’ombre de la cathédrale Saint-André) ;
- (de ces cinq lieux, je dois encore posséder un marque-pages perdu dans je ne sais quel livre) ;
- la librairie Georges (Talence centre ; en face de l’église et de la station-service ; un beau bâtiment aux parois de métal en dentelle d’étoiles) ;
- le Passeur (Bordeaux rive droite ; au début de la grande avenue Thiers ; jamais entré, on passait devant pour rentrer à la maison ou à l’appartement).

C’est dommage, quand même, tous ces livres numériques en vrac dans la machine. Surtout le Boomerang de Michel Butor que j’attendais, introuvable en version papier (ou à des prix astronomiques), et que Tristan m’a gentiment transféré via Messenger (je ne comprenais le fonctionnement d’Internet Archive et son Open Library).

Je ne sais pas où a été acheté Mon Premier Livre de Nature, mon premier livre tout court.

Gaëtan Picon, réfléchissant sur la représentation et la signification du temps dans l’art (il y a une cinquantaine d’années, les cartes ont dû être rebattues) : « L’art vit de ne pouvoir réaliser son suprême désir. Dans l’échec de l’œuvre, le désir de l’art lui est redonné. Il est restitué à lui-même dans l’instant où il veut se perdre, et où il croit y parvenir. » Remplaçons art par écriture, œuvre par livre : je me demande si son discours ne tient pas d’autant mieux qu’on gardera bien en tête ces espaces ouverts de la grande distribution (même, au fond, les spécialistes comme la FNAC ou Cultura, ou feu Virgin ?), et leurs livrets réclames qu’on reçoit dans nos boîtes aux lettres (faux : Leclerc ne les livre plus pour des raisons écologiques ; mais en fait, on se prend à les récupérer soi-même au magasin : un réflexe pavlovien ?).

La dernière vraie librairie dans laquelle je suis entré c’était à Bagnères-de-Luchon, en 2022 pendant les vacances d’hiver, la librairie des Thermes. J’étais en convalescence après une semaine d’hôpital. Interdit de skier. J’ai acheté trois ouvrages polémiques de la collection Libelle, au Seuil (Mesurer le racisme, vaincre les discriminations de Thomas Piketty ; Pour une télé libre contre Bolloré de Julia Cagé ; La Langue de Zemmour de Cécile Alduy). Quelque chose en moi devait se débattre.

Le dernier commandé chez Landreau, c’était aussi une commande pour Noël il y a quelques années : L’Art en guerre.

Qui aurait un exemplaire papier de Boomerang à me prêter ?

Je suis retourné à la structure, hier, alors que je n’aurais pas dû, pour récupérer mon mobile oublié la veille. Je suis resté environ trois heures pour discuter un peu et déjeuner avec les collègues. Je ne voulais pas rester longtemps et ne pas trop déranger, mais on a surtout parlé : de Guillaume, de sa lettre de motivation pour répondre à une annonce de ferronnier, ce qu’il n’a pas fait ; de Quentin, qui n’a jamais appris à faire du vélo, il faudrait mettre en contact avec l’association Cyclofficine ; de Gilbert, qui n’avance pas, qui donne tout le matin, qui ne vaut plus rien l’après-midi ; d’Elfie, qui termine sa formation bientôt, qu’on trouvait rayonnante ; de Patrick, avec qui Cécile a travaillé hier pour présenter la structure, elle ne comprend pas où il veut en venir ; d’une activité collective à tester, une sorte d’escape game avec un meurtre et un texte auquel il manque des mots à retrouver ; de la façon de sécuriser les dossiers des stagiaires à l’aide d’un mot de passe ; etc. Je n’ai pas du tout dérangé. Je crois même avoir travaillé. Même pendant le déjeuner, il est souvent question de ceci, de cela, souvent ce qu’il y a à faire, qui le fait, avec qui ou pas, et de comment on le fait, de pourquoi et pourquoi pas.
Jean-Marc, arrivé à l’improviste pour déjeuner, nous a quand même raconté l’histoire de deux mecs habillés en femme, tout de rouge, pour une soirée au petit cabaret de Jarnac-Champagne où on a vu en eux des extincteurs de désir. Et Muriel nous a montré la photo d’une rainette sur une feuille, un petit bloc resserré vert tendre sur fond vert foncé, avec de petits yeux noirs. 

L’herbe a poussé vite. Passé la tondeuse aura été sportif. D’autant plus que la tondeuse fatigue. Il y a toujours un moment où son régime baisse et accélère ensuite. Et il baisse d’autant plus vite que la masse d’herbe à couper est importante. Or, il ne faut pas qu’elle cale, sinon il faut lui laisser le temps de refroidir. Ce qui me permet d’aller boire quelques verres d’eau et de me reposer. Mais comme je veux réduire les temps morts, je m’arrange pour cabrer la tondeuse, afin de dégager le hachis herbeux qui s’agglutine autour de la lame, voire reculer de quelques pas pour lui permettre de reprendre son souffle et lui donner un peu d’élan. Et le temps passé à aller et venir, tourner, virer, se dédouble. — Que cela ne m’empêche pas de profiter des pâquerettes et de laisser ici et là, en bordure de jardin, quelques lignes blanches.

Cette note a été supprimée

« Les œuvres vivantes sont autant de souffles, souffles du corps second où nous écoutons, magnifié, celui du corps premier dont il est venu. Comment pourrions-nous aimer, s’il en était autrement, des œuvres dont les modèles se contredisent ? »
(Gaëtan Picon, Admirable tremblement du temps)

Mon Voyageur analphabète est entré dans la structure il y a maintenant plus d’un mois, et il ne parvient pas à connaître, à apprendre, l’alphabet. Les cinq premières lettres, oui, les cinq dernières aussi, à peu près. Entre les deux, il y a eu un peu de progrès, mais il faut toujours qu’il récite dans l’ordre, qu’il reprenne depuis le début. À l’aide de cartes de syllabes simples à deux lettres, parfois trois, il identifie facilement certaines consonnes et souvent la voyelle. Il ne retient pas le U. — Peut-être faudrait-il commencer l’exercice en identifiant seulement les voyelles, qui reviennent souvent ? Puis les consonnes et les voyelles dans un second temps, dans le même ordre de passage ? Puis dans le désordre ? — Et dès qu’il se trompe de lettre, l’erreur se poursuit en catastrophe avec une série d’autres lettres, même celles avec lesquelles il n’a pas commis pas d’erreur auparavant. — En partant, il laisse sur la table une poignée de bonbons dans du papier doré.

« Romy Schneider : Tu sais ce que je veux ? je veux qu’on fasse la plus belle chose, la plus formidable chose, je veux aussi que ça choque tout le monde ! Ça je le veux. (Un temps.) Voilà. | Je ne me gêne pas, tu sais. Pas du tout, j’ai plus peur, de certaines choses. J’ai plus peur de me laisser aller, j’ai plus peur de me comporter euh… librement.
Alice Schwarzer : C’était quelqu’un ex-trê-mement… extrêmement déchiré. Et c’était toujours les deux en même temps ! elle pouvait être dominante et soumise. C’est, c’était très troublant ! | Elle pouvait être très faible et très fort, en même temps, très sûre d’elle, et en vérité… » — (Conversation avec Romy Schneider, de Patrick Jeudy)

Oh Romy, j’ai bien envie d’être cette jeune ado d’une quinzaine d’années qui va te dédier « Weightless », la chanson électro pop de cette compositrice anglaise qui s’appelle comme toi. Au moins pour le début :

I know maybe this came out of the blue
Maybe what I’m saying is a little too soon
But it’s getting hard to resist
Bending over backwards under my skin
Is this how it feels when something begins?
Every part is weightless

Mais impossible de ne pas repenser à la chanson la plus triste du monde, à faire craquer un vieux punk de façade, La Chanson d’Hélène.

Une fausse manipulation, pour une petite expérience surprise |

Je venais de copier un texte pour demander au Chat Noir d’en lister les noms propres, quand j’ai appuyé mécaniquement sur la touche Entrée sans avoir formulé ma demande à l’IA conversationnelle. Et voilà que le Chat me fournit cette petite lecture :
Le texte que vous avez fourni est un monologue introspectif dans lequel le narrateur réfléchit à un petit livre qu’il a lu et relu, composé de petits textes sans histoire apparente. Le narrateur est attiré par ces textes, bien qu’il ne puisse pas expliquer pourquoi. Il réfléchit à la façon dont les scènes décrites dans les textes sont comme des instantanés, des moments figés dans le temps et l’espace, et à la façon dont les personnages sont décrits à travers des images de corps. Il se souvient avoir découvert le livre dans une librairie et l’avoir étudié dans le cadre d’un programme d’études. Il réfléchit également à la façon dont l’écriture peut révéler quelque chose de profondément enfoui, de primitif, d’animal chez l’être humain. Le narrateur revient sans cesse sur l’idée que ces textes apparemment sans importance ont quelque chose de fascinant, bien qu’il ne puisse pas expliquer pourquoi.
Et bien sûr, je recommence l’opération, avec la même fausse manipulation — faussée disons, parce que je ne sais pas comment changer de ligne (il faut appuyer, en même temps, sur la touche Shift) et je me doute qu’en appuyant sur Entrée, le Chat va y aller de son commentaire spontané, et il est quelque peu différent :
Le texte en question semble être un monologue introspectif dans lequel le narrateur réfléchit à un petit livre qu’il a lu et relu. Le livre est décrit comme étant composé de petits textes sans histoire apparente, mais qui ont néanmoins quelque chose de fascinant pour le narrateur. Le narrateur évoque des images de corps et de scènes de la vie quotidienne, ainsi que la question du temps et de l’espace. Il mentionne également l’image du gant retourné comme étant une métaphore pour décrire ce qui se joue dans l’écriture. Le narrateur a découvert le livre dans une librairie et l’a étudié dans le cadre d’un programme d’études. Il se souvient de la façon dont les textes ont été analysés de manière collective et associative, et de la difficulté qu’il a eue à comprendre certains éléments. Il évoque également des souvenirs personnels, comme son année de maîtrise et son mémoire, ainsi que des réflexions sur la langue et l’animalité. Le texte est écrit dans un style fragmenté et elliptique, avec des phrases courtes et des répétitions, ce qui donne l’impression d’un flux de pensées et d’émotions.
Merci le Chat.

(J’ai passé la journée là, au bureau, à prendre de la distance avec les textes et les notes des trois derniers cycles d’atelier d’écriture sur les neuf derniers mois — il serait temps d’accoucher, non ? — tiens Jack, t’es là ? — non, c’est Marcel ! t’as pas reconnu ma voix ? — de la distance, autant que possible, pour essayer de comprendre comment l’ensemble s’articule, s’il y a bien un ensemble comme je me l’imaginais chemin faisant — temps remontant tu veux dire, à passer des années de jeunesse estudiantine, à l’enfance et à l’enfance d’avant toi fantasmée — c’est pas une remontée, c’est une chute —, pour reformuler les titres, et les sous-titres — tricheur, forcément comme ça, ça va s’articuler — comme un brouillon, tout s’articule dans un brouillon, c’est l’avantage — et surtout créer des listes de noms propres pour le premier ensemble à l’aide du Chat Noir — oui, on sait, tu viens d’en parler — et pourquoi le Chat Noir d’abord ? il est plus intelligent que le gros GPT ? — avoue-la, la référence littéraire, on t’en voudra pas, tout le monde la connaît ! —, alors que les deux autres possèdent un index commun, et à mettre en page, à jouer de la police, des colonnes, des sauts de section — ma parole, se mettre à la page comme ça c’est de l’exercice militaires ! — replions-nous ! replions-nous ! — fuyez !)

Comme un pavillon neuf dans une zone vaguement commerciale, déjà à l’abandon. Dans la petite salle d’attente à trois chaises et pas de table basse aux magazines en vrac, la radio (France Inter, et vu l’heure, Grand bien vous fasse, ça tombait bien). Derrière la porte, une voix d’enfant. On entend une porte se fermer, et la porte s’ouvre. Elle est là, en blouse blanche et sa mine accueillante. L’air un peu fatiguée peut-être, en tout cas marquée. Depuis juillet, elle était arrêtée pour sa grossesse et son accouchement. Elle vient de reprendre il y a peu. Et comment va le bébé ? — Elle se porte bien, merci. — Mieux que moi c’est sûr. — Allons, allons… qu’est-ce qui vous amène d’abord ?
On se retrouve en sous-vêtements assis, allongé, sur le côté, l’autre, sur le ventre, la tête dans une fente à moitié écrasée, les yeux aveuglés par la lumière des réflecteurs, et quelques cadres sur le mur illustrant le système nerveux, le digestif, le musculaire dans un corps fantoche mais coloré, en se relâchant le plus possible pour se faire désarticuler-réarticuler, craquer à l’occasion, et une jambe, et un bras, et le dos, et le ventre, et le cou, et la tête, même les pieds. Ah… — Relâchez bien… inspirez et… soufflez… comme si on avait le choix, pendant qu’elle se laisse choir de tout son poids sur vous. Vous aviez oublié mes câlins ? Non. Mais on préfère l’instant préliminaire où elle ausculte, observe, écoute, prend note, du bout des doigts, des lignes le long du corps, en palpant, en glissant. Et je me demande si ça se sent, la déferlante de frissons sur la peau.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

8 commentaires à propos de “#nouvelles #lire&dire | Nouvelles chroniques (invétérées)”

  1. Rétroliens : #nouvelles | boucle 2 | Des nouvelles de Marcel – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

  2. Quel parcours que de vous lire ! Etrange pèche tellement passionnante, toutes vos réflexions à propos de l’écriture, ce que vous glanez vous-même… et que vous partagez. Je ne suis pas allée jusqu’au bout, mais pourrais vous lire de jour en jour. Et le Petit Marcel dans tout cela, les récits que l’on a entendu, les personnages qui écrivent eux-mêmes… Vraiment merci.

  3. Bonjour Will. Voudrais-tu me donner l’autorisation de copier une extrait de ton texte, cette partie-ci pour ma boucle 2 #02 ?

    « Tu sais ce que j’me dis ? c’est qu’après toutes ces notes pour retrouver cette tombe qui n’existe sûrement pas, je m’dis qu’en changeant juste le point de vue, et peut-être un ou deux pronoms par-ci par-là, ben en fait j’ai rien écrit. Rien. Ce serait pas moi, mais le petit Marcel lui-même ! C’est fou non ? de s’dire comme ça qu’on est le jouet de son personnage, que c’est comme si ce petit bonhomme, qu’a pas demandé à vivre ni à mourir au moment où il apprenait à marcher et à parler une poignée de mots, dans le plus grand équilibre instable… c’est fou de s’dire que cette personne qu’a pas eu le temps de le devenir finisse par trouver le moyen, le temps, et ça il en avait le petit Marcel, moi j’pleurniche sur une poignée de mois, lui il avait l’éternité… ! c’est fou de s’dire ça, qu’à défaut de pouvoir être une personne, il se fait personnage et s’écrit, s’invente son histoire, ou la découvre, en manipulant ma plume ! Le pauvre, il est peut-être pas si bien tombé. Moi, ma plume… qu’est-ce qu’elle a ma plume… ? Bon, après, on choisit pas sa famille comme dit l’autre. »
    Belle journée

  4. Rétroliens : #Anthologie #01 | Carnet 40×50 – le Tiers Livre | écrire, publier, explorer

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