#écopoétique #01 #02 | Michèle C., piles de vie

Table :
Soleil Noir
Piles de vie

Soleil noir

Rouler vers l’est | faire la course avec la Lune | suivre la bande qui barre le nord de la France d’ouest en est | éviter les embouteillages | slalomer entre les voitures | prendre les routes secondaires | chercher l’endroit propice | croire en la chance | pour arriver on ne sait où.
Un petit cours d’eau, quelques saules pleureurs, il ne nous en faut pas plus pour établir notre poste d’observation. La Lune grignote le Soleil irrémédiablement entre deux cumulo-nimbus.
Nuages, nuages, nuages et encore nuages. Nous fixons le ciel, est-ce que nous prions ? Peut-être bien.
Les minutes s’égrènent, nous toujours les yeux rivés là où doit apparaître la Lune et le Soleil dans une étreinte totale. L’éclipse du siècle, annoncent télé, radio et magazines scientifiques.
Le moment arrive, nous le sentons, nous mettons nos lunettes en carton. Attente. Longue attente de plusieurs secondes.
Les dieux sont avec nous, la Lune cache totalement le Soleil.
Soleil noir ! Incroyable !
Une nuit à la Magritte tombe brutalement, les canards se regroupent et vont se coucher dans des battements d’ailes et de caquetages.
Le silence s’abat lourd, c’est la nuit, nous retenons notre souffle et nous avons l’impression que tout retient son souffle, les animaux, les humains, les plantes, la Terre entière est entrée en apnée.
Seul un vent léger fait osciller les pleurs des saules.
Passée la nuit – deux minutes selon les scientifiques et une éternité pour nous – les canards s’ébrouent et reprennent leurs glissages sur l’eau. 
Nous, encore sonnés, gardons pour toujours ce moment de silence céleste où nous avons senti l’harmonie de l’univers nous embrassait.

Piles de vie

On est rentrés chez lui un matin. Directement du seuil à l’espace de vie. Les persiennes fermées laissaient filtrer un peu du soleil du dehors.
L’interrupteur de la salle à manger a fait surgir un fatras de choses désuètes qui s’empilaient dans un ordre méticuleux.
Les emballages individuels de crème dessert formaient une tour solide de couleur jaune tant chacun des petits pots était solidement soudé à l’autre. Sur la table d’autres piles plus modestes : les bons de réduction récupérés lors de courses au supermarché, les tickets de caisse, les promotions. Chaque papier semblait avoir été repassé et pourquoi pas amidonné. 
Les emballages d’emmental avaient été pliés avec un soin particulier pour qu’apparaisse la marque au premier coup d’œil et que le paquet reste bien serré, plié contre la couverture.
Par terre, contre la chaise, une pile de Monde grimpait jusqu’au niveau de la table. En étant plus attentif à la pénombre, on découvrait étonné d’autres piles du journal. Des décennies d’abonnement donnaient les nouvelles d’une actualité à jamais rangée comme s’il avait voulu mettre de l’ordre dans le désordre du monde.

Voilà deux ans que la maison était restée vide de lui.
Pas de poussière, ou presque pas.

Comment peut-on amasser tant de choses ? On restait perplexe, ne comprenant pas la logique de tous ces tas et imaginant les autres pièces avec appréhension.
Je pensais au film italien d’Ettore Scola  Les Nouveaux Monstres où les deux protagonistes amassent chez eux des sacs en plastique chargés des trésors qu’ils ramassent dans la rue.
Je songeais aussi à la manie que j’ai de garder les  papiers-cadeaux, les rubans, les boîtes, les papiers-bulles dans l’éventualité qu’un jour j’en aurais besoin pour envoyer un bouquin, un vêtement, un objet, mais à chaque fois que cela se produit les cartons n’ont jamais le bon format et je dois en trouver d’autres. Quant aux cadeaux achetés, bien souvent le commerçant se fait un plaisir de faire un joli paquet. Plaisir d’offrir alors…
De toutes ces choses sans valeur qui s’incrustent dans nos vies comme des tocs nécessaires à l’existence de chacun, que peut-il bien rester. De la tour de pots de crème dessert, le plastique s’est effrité dès qu’on a commencé à la toucher. Un souvenir fragile devenu poussière au milieu de ses frères de papier où s’affichaient encore les montants en francs presqu’effacés et toutes les traces de gruyère huilées à jamais gouttelées sur le plastique.
Une vie.

8 commentaires à propos de “ #écopoétique #01 #02 | Michèle C., piles de vie”

  1. je vais retenir le doux du silence avec
    « Seul un vent léger fait osciller les pleurs des saules. »
    et quelle belle idée à développer que l’éclipse !
    merci à toi

  2. « La Terre entière est entrée en apnée » dit parfaitement la magie de l’instant.
    La course pour trouver le lieu favorable et l’attente donnent toute sa dimension à l’événement.
    Merci pour ce texte.

  3. Merci Brigitte, Françoise et Aline pour avoir partagé l’éclipse d’août 1999, un moment où on sent son cœur battre au rythme de l’univers.
    Merci.

  4. Quelle belle évocation de cet éblouissement noir. Deux minutes de silence comme une éternité : apnée et silence. Merci.

  5. #2 tout bien plié, empilé, repassé, on dirait même amidonné dans cette chambre presque sans poussière…
    il y a des gens qui ne peuvent rien jeter, ainsi trouvent-ils une manière bien à eux d’intégrer les choses inutiles à leur environnement
    je suis marquée par ta mention des bons de réduction et les enveloppes d’Emmental…
    il est tout de même légitime de conserver les jolis papiers qu’on parvient toujours à réutiliser !

  6. Merci pour vos messages Nathalie, Françoise et Brigitte, ils me confortent et me poussent dans cette aventure collective qu’est l’écriture en l’atelier. Merci d’être passées et de vous être arrêtées.