#versuneécopoétique #01 | Marie-Thérèse Peyrin

Le silence des pères

Elle les regarde presque avec compassion, car ils sont nombreux les hommes taiseux, qui ont été gueulards et vantards à une certaine période de leur vie. Il n’est pas question de les juger ici, ce n’est pas le lieu, mais de mieux comprendre leur évolution en partant de leur petite enfance et des suites. En décrire quelques aspects. Il existe aussi des hommes qui n’ont jamais élevé la voix, qui n’ont pas osé, parce que leurs cris éventuels ont été étouffés par les circonstances. On apprend le silence comme on apprend le reste, sous la houlette d’adultes tutélaires. Les enfants d’aujourd’hui ne le supportent plus.Leurs cris sont impérieux et perçants. Ils reproduisent pourtant ce que les grands dominants veulent, ce qu’ils sont, ils les imitent même à contre-sens. Par contraste, il n’y a rien de plus mystérieux qu’un silence parfaitement entendu et rempli de sous-entendus. C’est celui -ci qui est le plus fascinant.

Dans le film prodigieux Le grand silence de 2006 que M. a revu plusieurs fois avec la même émotion, il est question d’hommes qui se taisent ensemble ou psalmodient des paroles ultra-codées destinées à un père fantasmé tout puissant, des hommes en prière presque permanente, qui vivent en autarcie et acceptent une réclusion qui les coupe physiquement de la civilisation (seulement en apparence). Comment ne pas penser à un refuge, à une fuite volontaire dans l’allégeance imaginaire qui leur épargne l’inconvénient ou la douleur d’avoir à frayer réellement avec la violence du monde et de leurs propres pulsions négatives. Dans un lieu où l’absolution par le travail et l’abnégation sont ritualisées, le silence est le grand ordonnateur de l’obéissance générale, la garantie d’une paix sépulcrale.Lorsque ces hommes ont le droit de parler , seulement en dehors du monastère, ils se comportent comme de jeunes enfants piailleurs en des jeux foufous et des rires désincarcérés. C’est parfaitement troublant.

Les grands-pères revenus du front ne parlaient presque plus dans leur famille. Cela ne se raconte pas la guerre sauf entre initiés, il faut y être pour ne pas blablater. Le silence intérieur n’existe plus, il est truffé de mitrailles et de trouilles viscérales revisitées dans les cauchemars nocturnes ou les délires irréversibles. Le regard des anciens soldats les plus impactés ressemble à un naufrage invisible. Le silence est d’or et il doit rendormir à tout prix l’horreur réellement vécue. Les femmes le savent, qui se taisent aussi, pour ne pas avoir à reprocher à ces hommes leur propension aux combats et leur impuissance sexuelle résiduelle. Les choses dont on ne parle pas…On l’appelle « La grande muette » cette armée qui fait taire.

Le silence du père à la fin de sa vie. Comme vidé de toute sa mémoire ancienne pour ne pas avoir à ressasser tout le perdu. C’est un silence d’enfant résigné et faussement indifférent à ce qui l’entoure. La vieillesse lui a donné des atouts. Il n’a plus de comptes à rendre. Il essaie d’être poli, au minimum, merci ! Mais la plupart du temps il reste dans sa bulle et a oublié les convenances. Il ne sourit qu’aux enfants et aux chiens qu’il cajole dans la rue , vieux séducteur, il fait des oeillades aux belles infirmières et ignore les autres. C’est un silence « éloignateur  » qu’il cultive éhontément. M. lui en fait parfois le reproche en plaisantant : – Tu pourrais quand même faire un effort, ce ne sont pas tes bonniches tout de même ? Mais il a toujours fonctionné ainsi, il est de la vieille école, les bonnes femmes contentes ou pas contentes, ça doit suivre et il n’y a rien à changer là-dedans. Attention, papa ! Les filles ne sont plus les mêmes aujourd’hui, elles ne se taisent plus, tu vas morfler si tu continues, ce n’est plus toi qui commandes… Mais il s’en fout. Il est devenu grand comédien de son propre rôle en vieillard acariâtre et plaisantin. M. soupçonne quelque chose de plus douloureux en dessous. Il s’apprête à partir et ne veut rien avoir à regretter, les jeux sont faits. Le grand silence se profile derrière ses yeux au bout de leur acuité sentimentale. C’est un grand moment existentiel que de voir un père mourir dans le silence environné d’oiseaux d’un mois de Mai aux coquelicots. Aujourd’hui, c’est son anniversaire, il aurait eu 94 printemps.

Il est des jours

Où nous nous sentons de nuit…

Il est des jours

Où nous nous sentons de nuit

.

Vaquant à nos affaires

Mais le jour nous est un pays étranger

.

Les mots qu’on nous adresse

Ont trop de lumière

.

On leur répond d’un silence

Noir

.

Ce n’est pas affaire de tristesse

Ni de fatigue

.

La nuit simplement est restée

Dedans

Jean-Pierre Siméon,  A l’intérieur de la nuit . images de Yann Bagot, Cheyne éditeur, 2021.
 

A propos de Marie-Thérèse Peyrin

L'entame des jours, est un chantier d'écriture que je mène depuis de nombreuses années. Je n'avais au départ aucune idée préconçue de la forme littéraire que je souhaitais lui donner : poésie ou prose, journal, récit ou roman... Je me suis mise à écrire au fil des mois sur plusieurs supports numériques ou papier. J'ai inclus, dans mes travaux la mise en place du blog de La Cause des Causeuses dès 2007, mais j'ai fréquenté internet et ses premiers forums de discussion en ligne dès fin 2004. J'avais l'intuition que le numérique et l 'écriture sur clavier allaient m'encourager à perfectionner ma pratique et m'ouvrir à des rencontres décisives. Je n'ai pas été déçue, et si je suis plus sélective avec les années, je garde le goût des découvertes inattendues et des promesses qu'elles recèlent encore. J'ai commencé à écrire alors que j'exerçais encore mon activité professionnelle à l'hôpital psy. dans une fonction d'encadrement infirmier, qui me pesait mais me passionnait autant que la lecture et la fréquentation d'oeuvres dont celle de Charles JULIET qui a sans doute déterminé le déclic de ma persévérance. Persévérance sans ambition aucune, mon sentiment étant qu'il ne faut pas "vouloir", le "vouloir pour pouvoir"... Ecrire pour se faire une place au soleil ou sous les projecteurs n'est pas mon propos. J'ai l'humilité d'affirmer que ne pas consacrer tout son temps à l'écriture, et seulement au moment de la retraite, est la marque d'une trajectoire d'écrivain.e ou de poète(sse) passablement tronquée. Je ne regrette rien. Ecrire est un métier, un "artisanat" disent certains, et j'aime observer autour de moi ceux et celles qui s'y consacrent, même à retardement. Ecrire c'est libérer du sentiment et des pensées embusqués, c'est permettre au corps de trouver ses mots et sa voix singulière. On ne le fait pas uniquement pour soi, on laisse venir les autres pour donner la réplique, à la manière des tremblements de "taire"... Soulever l'écorce ne me fait pas peur dans ce contexte. Ecrire ,c'est chercher comment le faire encore mieux... L'entame des jours, c'est le sentiment profond que ce qui est entamé ne peut pas être recommencé, il faut aller au bout du festin avec gourmandise et modération. Savourer le jour présent est un vieil adage, et il n'est pas sans fondement.

4 commentaires à propos de “#versuneécopoétique #01 | Marie-Thérèse Peyrin”

  1. leur silence (pas uniquement les hommes) une façon de porter leur vie intérieure, de s’ouvrir en se gardant
    (je crois)
    toujours fascinant et fort

    • J’ai choisi de parler des hommes dans cette proposition. Et je crois qu’ils n’ont pas tous le choix d’avoir une vie intérieure à préserver et à défendre contre les injonctions extérieures. Le silence des hommes a à voir aussi avec une vulnérabilité confisquée. C’est cette impossibilité à dire les émotions qui fait des hommes des générations passées tout le drame de leurs inconséquences. Aujourd’hui, ils sont peut-être un peu moins écrasés dans leur expression. Je n’affirme pas, je compare et je réfléchis…

  2. Comme tu as trouvé là un angle magnifique pour aborder le sujet du silence…
    d’abord c’est très beau et ensuite c’est vrai
    évidemment, c’est le chapitre du silence du père à la fin de sa vie qui me touche et me troue le cœur, j’ai l’impression de pouvoir m’en retourner vers le mien parti il y a 7 ans mais en beaucoup plus dur, en colère et sans concession, tout ce silence qui me revient à te lire, cette furieuse impossibilité… désormais il est dans la nuit
    merci pour ce flot d’émotion qui m’envahit…

  3. Chère Françoise, j’aime bien l’idée qu’on puisse « adopter le silence » et non plus le subir comme un rejet, une sanction. Respecter le silence de l’autre ou sa colère dévastatrice demande du cran et de la tendresse dont nous sommes souvent dépourvu.e.s aux moments de la confrontation. Briser le silence comporte des risques et peut déclencher des réactions inattendues et ingérables dans l’instant. Le silence est comme un mur sur lequel on se cogne. Il peut devenir aussi une passerelle pour revenir en arrière dans sa propre tête. Que s’est-il passé ? Peut-on changer les choses de la vie, les événements, les fins de non recevoir ? Je suis définitivement hostile aux silences non réparateurs, ceux qui cachent des secrets honteux qu’on trimballe de génération en génération sans les purger dans la confiance des explications, même tardives. Il peut arriver un moment où toute révélation est inutile.C’est celui où l’on consent à pactiser avec le non-dit. On sait qu’on ne sait pas , comme dit l’autre… Mais on sait quand même qu’on aime porter les silences inamovibles. L’écriture sert à cela. En tout cas pour moi.