#versuneécopoétique | le pois vert

1 – Le pré

2 – La maison du fou

#01 le pré

Le Loir a inondé le pré pendant plus d’un mois. On le paie aujourd’hui. L’herbe, c’est de l’herbe à vache. Une herbe fournie, dense, drue et épaisse. Elle épaissit un peu plus chaque jour. Et il faut la tondre. La tondeuse ne passe pas. Elle n’arrive pas à se frayer un chemin. Persona non grata. Comment faire ? Un tracteur ? Des moutons ?
Un tracteur essaiera de raser l’herbe à vache. Sans grand succès. La tondeuse reprend du service. Les courroies cassent. L’herbe du pré fait de la résistance. Et si on se préparait à faire du foin ? Mais il faut se frayer un chemin.
Il y a une barque retournée et fendue en son milieu, un lavoir au bois rouge, des bancs de chaque côté du lavoir et un martin-pêcheur qui revient au printemps. Il fait des allers-retours entre le toit du lavoir et le frêne du pré d’en face. Les iris sont défleuries. La camomille est en boutons.
L’herbe repousse entre deux ondées et un coup de soleil. Jamais la coupe du pré n’aura été si difficile que maintenant. L’ortie a été débroussaillée. Elle se laisse faire, comme l’épiaire dont on pourrait se faire une soupe. Il n’en est rien. La bardane continue de pousser. Jamais elle ne sera coupée.
Les cerisiers, le cognassier et le pommier ont fleuri. Aujourd’hui, il y a des fruits. Ils sont encore petits. Un jeune chevreuil vient se poser là le soir. Il y a encore des fruits pourris de l’hiver dernier au pied des arbres. Les oiseaux et les rats n’ont pas tout mangé. Ils sont totalement détrempés. Le pré fait 5.000 m2. Il est vaste. Les noisetiers sont groupés et dispersés.
Il y a le bord de l’eau. On peut marcher cinquante mètres en longeant le Loir. Les gerris marchent sur la rivière, les libellules volent au-dessus des nénuphars. L’araignée tisse sa toile sur l’églantier. Les fraises des bois s’étiolent au côté de la menthe douce qui se répand. Sous le lavoir, il y a des alluvions et les gardons ne peuvent plus se faufiler. Le Loir a débordé cette année et c’est un autre pré qui s’est annoncé. C’est un pré pressé de pousser.
Les ragondins nagent sans se faire remarquer, les poules d’eau essaient de se faire un nid. Des alevins s’échappent du tambour de la machine à laver. Il y a belle lurette qu’une anguille n’est passée par là. Seuls les chats traversent le pré, en toutes saisons et toute occasion.
Du silence ? Il n’y en a pas. La bergeronnette est là et le ragondin se glisse dans l’eau, près des berges, au plus près des nids des poules d’eau. Le vent s’engouffre dans les feuilles des frênes. Il n’y a pas de gêne. C’est vrai que cette année, le pré est pressé de pousser.
Le héron plonge dans le Loir quand on n’est pas là, comme les aigrettes qui font une halte là avant de repartir ailleurs.
Dans le pré, la solitude je ne connais pas.

#02 La maison du fou

Il y a, comme ça, des maisons pas banales qui ne s’inscrivent dans rien d’autre que du merveilleux. A Chartres, il y a la Maison Picassiette  entièrement constellée de mosaïques faites avec des bouts d’assiette en porcelaine ou en faïence. A Hauterives  il y a le palais idéal du facteur Cheval. A Châteaudun, il y a la Maison du Fou ou Le Château de Stervinou. Une maison grise, entièrement construite en béton armé. Une maison sans idéal et sans rêve. Une architecture qui n’est pas évidente à comprendre et qui ne s’explique pas. Comment décrire cette maison construite au milieu d’un pré, sans voisins alentours ? Aujourd’hui, en face, il y a la station d’épuration et le centre équestre à côté. Mais dans les années 60, ce n’était rien d’autre que de la verdure sombre, elle était flanquée d’un bois à l’arrière. On la voyait bien la Maison du fou, avant qu’une antenne de la 5G ne soit plantée à proximité et que la végétation la dissimule partiellement. On la voyait de la route des Abrès et moi, petite, elle me faisait peur, avec sa tour carrée et ses petites ouvertures. On ne sait rien ou presque de Stervinou. Il vivait là en ermite dans une vie totalement consacrée à son œuvre. Il était isolé, comme entouré de barbelés. Était-ce un forcené ?  Oui, à la fin de sa vie, c’était un forcené. Il a passé quinze années de sa vie à bâtir une maison où l’on ne pouvait pas habiter. Quinze années où il s’est sacrifié pour son propre service, sans jamais bénéficier de confort. Il volait sa matière première dans les chantiers alentour. Il était connu pour ça. Il se déplaçait la nuit pour visiter les chantiers et ramener de quoi faire du béton. On le laissait faire, on l’estimait trop fou pour être enfermé. C’est pour ça qu’il se barricadait dans sa maison aux barbelés. Il était reclus, repus de lui-même et de ses drôles d’idées d’architecture qui surgissaient de sa tête. Il n’avait personne à qui se lamenter. Il n’avait personne avec qui partager ses idées. Il ne trouvait en personne le loisir de déprécier son travail. Seul le maire de la ville s’inquiétait de l’allure de cette maison « qui jurait avec le paysage alentour ». Le Loir était en face, après la route, à quelques encablures du Château de Stervinou. Le maire avait peur qu’il se suicide avant d’achever sa maison. Le maire avait peur que l’on compte un mort. Stervinou n’aimait pas que l’on rôde près de son chantier. Il s’était acheté un fusil de chasse mais personne ne le savait encore. Stervinou était un forcené mais il n’était pas encore passé à l’acte. Dans sa tête, rodaient des idées fantasques et mal assurées à l’image de sa maison dont on avait peur qu’elle ne s’écroule tellement elle semblait aller de travers. Mais rien ne pouvait la détruire. Elle était insubmersible. Elle était en béton armé. On voyait sa tour carrée sortir de la végétation, comme un clocher ou la flèche d’une cathédrale grise et sale, sans âme et qui n’était pas à sa place. Tout, dans cette construction, allait de guingois. Tout était fait à la louche, rien ne tenait au cordeau. Tout aurait dû partir à vau l’eau. Soixante ans plus tard, la construction tient encore. Personne n’a encore envie de la détruire. Elle fait partie d’un décor triste et sans avenir. No future Land. Les mains d’Escher ne pourraient rien pour elle. Tout le monde a peur d’elle. Stervinou a inspiré de la peur il y a plus de cinquante ans. Il accueillait ceux qui s’approchaient de trop près avec un fusil de chasse. Les gendarmes ont voulu le déloger, ils n’y sont jamais arrivés. Stervinou était vindicatif, toujours en colère, toujours éructant. C’était un solitaire qui avait perdu du terrain. Il s’est éteint un matin. On était en 1978. Il avait travaillé à son œuvre toute la nuit. Son cœur a lâché. Il n’a pas fait de bruit. Son œuvre restera inachevée, avec ses petites ouvertures et ses grands murs, comme un mausolée ouvert aux vents et à la déconfiture.

A propos de Elise Dellas

Court toujours. Ou presque... La retrouver sur son compte Instagram.

6 commentaires à propos de “#versuneécopoétique | le pois vert”

  1. pourtant si, il y a du silence
    je l’entends en arrière du vol de libellule ou de l’immobilité des aigrettes blanches que tu poses si élégantes dans ton paysage
    je l’entends dans cette crue lente sans violence, ce pré inondé « pressé de pousser »
    merci Elise pour ce doux voyage

  2. # 2 – encore là un bien drôle d’oiseau pris à son propre piège
    on suppose que jamais personne n’avait pu entrer dans cette maison avant que son cœur cède… et on ne peut se résoudre à détourner la tête de sa misère…
    merci Élise pour ce portrait

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