#versuneécopoétique | françoise renaud

Table des matières
#1 friches au cœur des îles
#2 une cuiller en vermeil

Photographie ©Françoise Renaud, Côte de Jade 2023

1 friches au cœur des îles

Il est un monde au cœur des terres qui a des façons bien à lui et aussi des odeurs singulières, rien de forcé, juste une circulation de l’air pareille à un jeune fleuve qui se fraierait un chemin au ciel et trouerait les frondaisons et s’étofferait en leur prenant ce qu’elles ont de plus fort ou de plus doux, c’est selon le moment de la journée. Et ce fil de l’air s’accroche aux landes, aux hautes frondaisons, aux parcelles de prairies, se modifie en fonction du parcours, s’amplifie, s’enchante côté fleuri ou boisé, se garnit de cris chants et bruissements. Je sens combien il me reconduit aux endroits de mes jeunes années, en campagne, une belle campagne installée sur socle schisteux couleur ardoise avec bruyères et genêts soumis aux conditions de bord de mer. Est-ce la nature même des roches métamorphiques qui donne à croître les mêmes essences et les conduisent à s’épancher, à offrir le gîte en leurs creux à bien des espèces animales ? Sûrement oui. Et j’aime tellement ces territoires sauvages au loin des villes.

Là, ce quelque chose de la nature des champs, ce même quelque chose que j’ai connu dans les friches et pâtures au cœur des îles bretonnes. Ce grand calme, parfois assez loin la mer. La mer qu’on croit ne plus entendre quand on s’est suffisamment éloigné du rivage, pourtant c’est elle encore qui bourdonne à l’oreille alors qu’on croit reconnaître le plein silence. Et il faut tout ce vacarme discret des brises et des oiseaux et le raffut des autres bêtes et la nature des hauts herbages pour reconduire vers le dépouillement.

C‘est seulement dans l’instant où la conscience consent à s’arrêter — à regarder vraiment — que mes sens happent le grand calme, un genre de suspens qui précède la rafale suivante, la déferlante suivante, un genre de grand calme consenti aussi par les animaux qui ont soudain cessé de s’agiter et regardent autour d’eux, un genre de grand calme auquel je ne m’attendais pas, qui assouplit l’écoulement du temps et donne au décor l’occasion d’exulter, entraîne la solitude à infiltrer mes yeux et muscles tandis que la respiration s’est miraculeusement arrêtée et que les choses du décor semblent subitement habitées comme dans un film de Terrence Malick, parcourues de frissons et hantées par des vents venus des pôles ou d’autres endroits impossibles à définir sur les cartes ordinaires.

Aucun bruit. Grandes étendues sous le ciel immobile et cœur suspendu dans le corps qui a filtré les sons et les remuements du vivant. Un silence vibrant s’est installé dans la fissure.   

Le silence vibrant s’est installé dans la fissure.

2 une cuiller en vermeil

Raconter l’oncle Bernardin (plutôt demi-oncle), un type sans femme ni enfant vivant dans la ferme héritée par sa mère, deuxième femme de mon grand-père. Un pauvre gars qui n’avait pas de santé et qui avait raté sa vie. Il possédait une vieille mobylette à laquelle s’attachait une remorque, attelage singulier reconnaissable par tous quand il empruntait la route de la Plaine ou traversait les villages, d’autant qu’il ne conduisait pas droit. On disait : Tiens, voilà l’Bernardin ! Il a bu un coup d’trop ! Il gagnait trois sous en travaillant à la jaille — un mot bien de chez nous qui signifie poubelle, rebut, dépotoir, par extension déchèterie. Il récupérait des objets au gré de ses virées, autrement dit il faisait les poubelles. Les villas de la côte avaient du beau à jeter, objets utilisables pour la plupart, certains même beaux, voire précieux, parfaits pour la revente.

Raconter l’appentis qu’il s’était aménagé pour abriter ses trouvailles, classées selon l’usage ou la matière, certaines érigées tels des trophées sur des étagères, le reste remisé dans des caisses ou répandu par terre en fatras.

magazines d’art ou de mode | illustrations aux cadres ternis écornés déglingués | statues vaguement ébréchées | bonhommes et bonnes femmes accroupis en faïence | lampes en métal, céramique, porcelaine, opaline | livres à couverture qu’on croirait en peau brune | livres de collection avec tranche rouge et verte | vêtements dont on avait fini par se lasser mais qui passeraient encore une fois lavés | petites cuillers en argent ou en laiton | ustensiles de cuisine en cuivre cabossés  | pots et cafetières de toutes espèces | assiettes provenant de services dépareillées, à bord doré ou représentant des châteaux ou des paysages de la région | passoires ouvragées pour le thé | gamelles en zinc | petites boîtes à motif floral pour les bijoux | montres anciennes à gousset dans leur étui d’origine | outils de jardin aux manches lisses tant ils ont servi | rabots | tablettes d’angle à trois pieds | jougs et lanières pour attelages

Reconnaître que le Bernardin s’était forgé sur le tas un sacré bon goût pour les objets. Il triait par instinct, réparait, bricolait, soudait, cirait, briquait, redonnait du cachet à tout ce bazar et il en connaissait même un rayon sur bien des choses. Ainsi le vide de ses jours s’était rempli à redonner une chance à la jetaille, objectif qui s’était imposé à lui et avait pénétré sa tête.

À tripoter ces rebuts, sa peau était devenue noire. Noire de métal et de poussière. Noire aussi de trop de vin, presque violacée. Bien sûr il était mort trop jeune d’avoir trop bu, sa carriole vendue à un type de son genre et sa remise condamnée pour de bon. Des années plus tard, j’y ai récupéré des petites choses, certaines que je possède toujours. Les objets sont capables d’autres existences pour peu qu’ils aient été fabriqués pour servir, améliorer, orner la vie. Dans mon tiroir de cuisine, je retrouve une minuscule louche en métal ajouré de pétales de fleurs avec queue torsadée d’une dizaine de centimètres dont l’usage m’a toujours posé question. Après quelques recherches, j’apprends qu’il s’agit d’une cuiller en vermeil art déco à saupoudrer le sucre.

A propos de Françoise Renaud

Parcours entre géologie et littérature, entre Bretagne et Languedoc. Certains mots lui font dresser les oreilles : peau, rébellion, atlantique (parce qu’il faut bien choisir). Romans récits nouvelles poésie publiés depuis 1997. Vit en sud Cévennes. Et voilà. Son site, ses publications, photographies, journal : francoiserenaud.com.

21 commentaires à propos de “#versuneécopoétique | françoise renaud”

    • le sauvage me réconcilie chaque jour avec le temps qui s’échappe
      et j’aime observer les éléments (sans doute ma culture botanique et l’effet de mes longues études scientifiques…)
      et oui c’est ça, « dans le bleu violent de la vie… »

      merci Marie-Thérèse pour ton attention toujours soutenue et belle

  1. «  un genre de grand calme auquel je ne m’attendais pas, qui assouplit l’écoulement du temps et donne au décor l’occasion d’exulter » assouplir le temps – rendre à l’image nue toute sa puissance. Et ce que tu dis de la mer qu’on entend quand on ne l’entend plus . Superbe.

    • il y a une ambiance particulière qui ne se ressent qu’au cœur des île
      le champ de la conscience reste durablement imprégné par la vision qu’on a eu de l’embarcadère en arrivant, de la nature du littoral, des courbes du chemin de côte, de la violence de la mer ce jour-là, et on ne peut l’oublier…

  2. Cette interpénétration continue entre le corps -intérieur- et le vivant remuement -extérieur- par où se glisse, au gré de la fissure, le silence.

    • le corps revient beaucoup dans nos écrits, il est plus fort que l’esprit, enfin je trouve !
      il est notre présence au monde
      il est notre outil de perception multiple, notre surface à sentir, notre véhicule, notre enveloppe capable d’éprouver plaisirs et douleurs à peu d’intervalle, il est impressionnant de souplesse et de force

  3. et cet accueil que vous me faîtes, vous toutes, les amies déjà passées par ici depuis hier, il me touche, je le sens bien…
    souligner les points forts, les phrases qui marquent, faire l’état général du texte ou aller vers du plus minutieux, dire simplement si ça fonctionne, dire que ce silence, oui on l’entend et il n’est celui qu’on croit
    tout cela est inestimable…
    merci MERCI

  4. Quand l’objet appelle le personnage et l’envie de raconter…la seconde vie de l’objet.

    • l’image s’est imposée avec l’idée d’accumulation, d’amas, de rebut… je n’avais jamais évoqué cette figure de drôle d’oncle (à peine ébauchée dans un roman « Le Regard du Père »)
      et oui, ce bel objet qui a fait partie de tous mes déménagements depuis sa découverte…
      (merci Stéphanie)

  5. Dans ce conte Françoise on se balade avec toi le corps vibrant… merci
     » un genre de grand calme auquel je ne m’attendais pas, qui assouplit l’écoulement du temps et donne au décor l’occasion d’exulter, entraîne la solitude à infiltrer mes yeux et muscles tandis que la respiration s’est miraculeusement arrêtée et que les choses du décor semblent subitement habitées « 

  6. Ah l’oncle Bernardin ! tout un personnage ! En parlant de corps, j’ai apprécié sa transformation au fil des ans jusqu’à prendre la teinte des objets qu’il manipulait, soutenu par un vin certainement dans les tons (eux aussi) violacés.

    • j’ai pris la première piste qui s’ouvrait à moi à propos d’accumulation, de rebut… une image revenue de loin en arrière, comme une vision fantastique d’un personnage qui s’est effacé du paysage comme il était venu…
      merci Michèle

  7. Quelle beauté ces deux textes si différents ! Ton art à deux têtes, comme ces deux approches en témoignent. La poésie du premier qui nous emmène là où tu décris et si fort qu’on peut le respirer cet air, ce silence qui n’en est pas un, la tendresse et la présence pour ce Bernardin, comme lui racheter sa pauvre vie avec tes mots. C’est magnifiquement réussi. Merci, Françoise.

    • oui tu as raison, de la tendresse pour lui, homme qui n’a finalement compté pour personne et qui a traversé sa vie dans une grande solitude… sa mère (belle-mère de mon père que j’ai connue) lui criait tout le temps dessus
      demeure en moi le souvenir de son affairement autour de ces choses « récupérées » dans son atelier sale et poussiéreux que tout le monde considérait comme infréquentable…

  8. oui cuillère à saupoudrer
    il avait raison Bernardin (j’ai eu un oncle « né avec une cuillère en vermeil dans la bouche’, passé par bonne école puis grande école puis grand corps directeur d’une branche d’une très grande entreprise, actionnaires d’autres etc… qui faisait les poubelles de son immeuble de Neuilly à la honte amusée de sa femme)

    • pas le même milieu mais la même passion pour les objets délaissés…
      (clin d’œil à toi Brigitte)

  9. Qu’il est singulier ce personnage ancré dans sa solitude et attaché aux choses, et parfois aux belles choses. C’est tout un univers qu’il a du bâtir autour de lui. Merci pour cette rencontre

    • merci Elise pour ton attention
      oui, ce personnage de rien qui a réussi à se protéger, à se fabriquer une bulle pour éviter les regards et les colères de sa mère
      comme tu dis, tout un univers…