J’ai construit ma maison à la lisière d’une mangrove. Autour s’affairent les pelleteuses et pousse l’hétéroclite d’un nouveau quartier. Des baies vitrées, des colonnades, de l’aluminium aux fenêtres, de l’aluminium aux balustrades, peu d’arbres, des piscines à la place des arbres, des garages pour nos voitures, des façades grises sur fond gris et noir. Le sel a mangé certains murs d’enceinte et délavé la grisaille en y laissant des auréoles blanches. L’eau fait des cloques sur les parois. Il faut repeindre déjà. Nos maisons tournent le dos à la mangrove et regardent en direction de la route périphérique qui nous mène chaque matin vers la ville. Les accès sont boueux, nous achetons des 4×4. Quelques parcelles sont encore envahies par les herbes hautes et les roseaux. Ces terrains vacants, inondés à la saison des pluies, accueillent de petites constructions précaires faites de moellons et couvertes de tôles où logent des gardiens et leurs familles. Ils habitent-là moins pour surveiller la parcelle que parce que la loi oblige les propriétaires à bâtir dans les cinq ans suivant l’achat du terrain sous peine d’expropriation. Sur cette terre à chantier, salée en profondeur, ensemencée de débris de ferrailles et de ciment séché, les familles plantent quelques bananiers, du maïs, du manioc et de la patate douce. Les feuilles des bananiers en poussant touchent les fils des clôtures électrifiées qui entourent nos maisons, et cela déclenche une alarme qu’on éteint en appuyant sur le bouton rouge d’une télécommande.
Nous plantons un décor de quartier tandis que de la gueule épaisse de la mangrove s’exhale l’ample respiration des marées.
Qu’ont-ils perçu de cet environnement, ceux qui débarquèrent sur ces côtes ? Ils poursuivaient un rêve de nature à domestiquer, de peuple à civiliser, de richesse à extraire, de marchandises à écouler. Ils faisaient face à l’adversité que représentait la mangrove de tout un poids de quilles, de rames, de cordages, de sabres, de mâtures et de canons. Ils avaient de l’eau douce à verser dans celle saumâtre de leurs tonneaux. L’épouvante et la rage les ont portés. Il fallait dominer. C’est cela qu’on nomme découvertes. C’est cela l’aventure. Des gosiers secs que rien ne désaltère. Qu’ont-ils vu, les premiers colons, dans ces palétuviers ? Ce que je vois sans doute. Une homogénéité enchevêtrée. Une terre inhabitable.
Alors je décidai de me familiariser avec ce à quoi je tourne le dos. Les premières tentatives furent navrantes. Elles échouaient à quelques mètres seulement du bord de la terre solide, à deux pas de la maison. Quand on ne porte aucun projet de conquête, on se décourage vite. Mes pas sont aspirés par la vase et cela fait un bruit de succion lorsque je tente de les en retirer. Je ne savais pas, alors, qu’il existait des chemins solides parcourant, à marée basse, la mangrove. Lors de ces premières tentatives, j’ai vu où se terraient les crabes. De petits trous à l’entrée desquels s’amoncelaient comme des déjections de lapin. Mais je n’ai vu aucun crabe. Le soleil était haut, brûlant, et la lisière n’offrait aucune ombre protectrice. Ces trous auraient tout aussi bien pu abriter des serpents. Ceci m’effraya. Je rebroussai chemin encouragé à cela par une femme revenant de je ne sais où et qui m’indiqua un passage caillouteux par où rejoindre la terre ferme.
Les enfants m’offrirent l’occasion d’y retourner, et ce sont eux qui ont découvert les chemins tangibles. Je les laissais partir devant, en exploration, les surveillant de loin, un peu coupable d’imaginer d’hypothétiques crocodiles et de probables serpents. Ils découvrirent le lieu sans se soucier de l’ensemble, détail après détail. Ils testèrent diverses consistances de boue où ils prenaient plaisir à s’enfoncer et à déraper. Ils comptèrent semelles et tongs échouées et observèrent le ballet des crabes violonistes. Sous l’eau sombre, ils guettèrent le frémissement des poissons. Quelques oiseaux aux longues pattes s’envolèrent à leur approche. Ils tombèrent également sur un palétuvier rouge qui tranchait singulièrement sur le vert de bronze des avicennias. Ses racines avaient quelque chose d’animal, comme de longs doigts gorgés de sang.
J’emprunte les chemins tangibles, seul, et m’avance plus avant. Je n’ose pas encore aller trop loin, car je crains le retour de la marée. Des lisières sud, me parvient la musique d’une fête. Des lisières ouest, le bruit des chantiers. L’océan est trop loin pour qu’on l’entende. La mangrove n’est pas silencieuse, mais comme je n’identifie aucun des sons qui émanent d’elle, il me semble que je suis plongé dans une balle de coton qui absorberait les bruits alentour. La perspective n’opère pas. Les nuances pulsatiles de verts, de bronze et de brun, donnent à l’espace une élasticité qui tantôt vous attire tantôt vous repousse. Je suis là, comme lorsqu’on s’extrait d’une salle des fêtes bondée pour fumer une cigarette sur un parking glacé. Le ciel au-dessus paraît immense. Il semble qu’on soit alors le seul à savoir cela.
« L’épouvante et la rage les ont portés. Il fallait dominer. C’est cela qu’on nomme découvertes. C’est cela l’aventure. Des gosiers secs que rien ne désaltère. Qu’ont-ils vu, les premiers colons, dans ces palétuviers ? » « La perspective n’opère pas. Les nuances pulsatiles de verts, de bronze et de brun, donne à l’espace une élasticité qui tantôt vous attire tantôt vous repousse. » « Le ciel au-dessus paraît immense. Il semble qu’on soit alors le seul à savoir cela. ». Quel beau texte sur le pouvoir de la Nature et les vélléités de conquêtes humaines… J’ai beaucoup pensé au Barrage contre le Pacifique de Marguerite Duras en vous lisant… Merci !