#versuneécopoétique | #02 – Les heures | Des nouvelles de Marcel

Table de la boucle :

  1. La cour
  2. Les heures

Les heures

Tu sais, Lulu elle est plus toute jeune. Moi non plus d’ailleurs, mais enfin, j’ai encore un peu de temps devant moi. Je suis à peu près au milieu du chemin de ma vie. Enfin, statistiquement, sur l’échelle de l’espérance de vie. J’suis pas à l’abri d’un accident, d’une maladie, d’une guerre, d’une révolution ou d’une involution. Ou de la folie.                             Mais pourquoi Lulu elle serait pas non plus au milieu du chemin ? est-ce qu’on a bien compris ce que Dante voulait dire avec cette formule ? est-ce qu’on serait pas plutôt toujours au milieu du chemin, quel que soit l’âge ? et c’est seulement l’horizon qui changerait ? une clarté bleue de petit matin ? un crépuscule rougeoyant ? le ciel ouvert ou couvert selon l’humeur, l’inspiration ? ou l’expiration ? toujours au milieu du chemin et nulle part où aller.                                       Eh oui, la folie, ça bouleverse la dimension espace-temps. Peut-être même que la vraie, ça l’annihile. Comme le chemin qui se dérobe sous les pieds. Ouvert à tous les vents… de folie.                                                     Oh je sais, je parle encore tout seul Marcel. Mais enfin c’est pour te prévenir, et moi avec, que la petite Lulu arrive au bout du milieu, ou que ça devient de plus en plus étroit le chemin, de plus en plus sombre. Il y a peut-être un clair de lune pour la guider encore sur le chemin. Je me demande si elle sait où elle va. Je me demande, puisqu’on dit qu’avec l’âge on retourne un peu en enfance, si elle descend vers le pont de pierre, là où j’ai imaginé que tu te trouvais, comme si c’était elle, peut-être, qui l’avait imaginé. Quelque chose comme ça.                                                            Et qu’est-ce qu’elle emporte avec ça ? On y va pas comme ça, nu. Ça c’était pour toi, l’enfant des limbes. Et encore, à presque un an, près de marcher sans t’appuyer ou te retenir, près de mâcher tes premiers mots, manipulant depuis longtemps ce qui te tombait sous la main, t’étais sûrement un petit homme en pleine possession de ses moyens. Le chemin était large, c’est juste que la nuit est vite tombée, comme une éclipse de soleil totale, imprévue. Est-ce que t’as eu le temps d’emporter avec toi ce bout du tissu que peut-être tu suçais, et qui t’appartenait comme une partie de toi-même ? ou j’sais pas quel objet informe, quel mot fragile, quelle émotion ou sensation frêles ? J’sais pas si tu saisis bien ?                                              C’est ça que je me demande aussi. Qu’est-ce qu’elle emporte de toi ? Elle t’a jamais connu, mais quand on grandit comme ça toute seule, fille unique, et qu’on sait à un moment donné qu’il y a eu un frère avant, un grand frère mort tout petit, qui reste pour le reste de la vie de cette petite fille comme le petit frère éternel, pas comme celui qu’on voudrait avoir, pas comme un possible à venir, mais comme un souvenir qu’elle aura jamais, et moi avec. Quelque chose comme ça. Moi, je me demande sur quoi ça se fixe, ça.                                          C’est idiot, mais quand je repense à tout ce qu’elle a conservé, Lulu, à tout ce qu’elle a accumulé dans le grenier, même les boîtes en carton, tu sais, j’t’ai déjà parlé du grenier, la caverne d’Ali Baba que c’était pour jouer, et les chais et les garages, les hangars, de dessous le balet, les granges et le fenil, et les pârs… ben je me dis qu’ici ou là, il y a sûrement cette petite chose quelque part qui me ferait dire… c’est comme à la fin de Citizen Kane, tu sais, quand on aperçoit la luge d’enfant de Kane, après sa mort, en train de brûler avec d’autres affaires, et c’est elle, la luge, qui explique le dernier mot soufflé au moment de mourir, Rosebud, et alors toi, Marcel, ce serait quoi pour la petite Lulu ? ce serait quoi cette chose qu’elle l’emportera avec elle parce que c’est toi, parce que c’est elle, parce que c’est elle quand elle se souvient de toi, c’est elle quand elle a imaginé ce souvenir qui lui manque. Tu saisis ?

  • Ce serait elle derrière le drap blanc, un peu mité, aux initiales brodées en rouge. Le drap pris dans un buffet rempli de vieux linge pour délimiter un espace de jeu dans le grenier, soit comme un rideau entre le mur et le conduit de cheminée, soit comme une sorte de tente contre le conduit. Ou le toit d’une cabane dans les bottes de paille, maintenu par le manche d’une fourche. Le drap sous lequel elle se glisse parfois à l’heure d’une autre peau. À l’heure des pas aveugles. À l’heure des mains invisibles et des mots chuchotés.
  • Ce serait elle derrière ce drap, quand elle joue avec le rouet. Elle quand elle actionne du pied la pédale, quand la roue tourne à vide, à l’heure des récits dont le héros principal est toujours différent, et dont tu restes le personnage secondaire. Un figurant, un passant, régulier à l’heure du dénouement. À l’heure des craquements du plancher. À l’heure des feuilles froissées d’un cahier. À l’heure des paroles inaudibles dehors.
  • À l’heure de la grosse bouteille vide couverte de poussière et de toiles d’araignées. Quand elle la rapporte dans son aire de jeu et d’histoires et la dépoussière du revers de la manche, en faisant tourner lentement son poignet. En découvrant le verre blanc de la grosse bouteille. Un verre étonnamment fin et poli, soufflé. Et si c’était la bouteille que j’ai récupérée et qui est là, au sommet de la bibliothèque ? Blanche, transparente, ronde, totalement, une espèce de bulle. Et ce serait ça qu’elle recherchait en essuyant le verre du revers de la manche, la bulle de verre. De quoi souffler dedans par un trou imaginaire à travers la poussière. De quoi traverser, passer de l’autre côté de la poussière. À l’heure de se mettre dans sa bulle. Dans ta bulle.
  • Et ce serait elle encore avec ce casque qui a disparu. Un casque à pointe rapporté par on ne sait qui d’une autre guerre. Peut-être ton père, du temps on l’avait envoyé en Rhénanie ? Le casque pointe qu’elle aura porté, la petite Lulu, à l’heure de la mobilisation, à l’heure de se creuser la tête, de bâtir les cabanes en paille, de se faufiler dans leurs galeries, à l’heure de sauter dans le foin. Et ressortir par la bulle de verre, tout blanc soi-même, transparent. Comme ce figurant ou ce passant dont tout reste à décrire. Tête la première, la pointe en l’air, dressée sur son socle de nuit. À l’heure de sabrer les histoires.
  • Il y avait aussi un gramophone au fond du grenier. Un gramophone valise je crois, sans pavillon. Il ne fonctionnait plus quand je l’ai découvert, mais la petite Lulu l’aura peut-être entendu sa musique ? Peut-être l’aura-t-elle fait tourner ? Pour quelles voix, quelles chansons d’avant-guerre ? Quels crépitements ?
  • Et elle avec le chien, à l’heure de petique-petoque sur le plancher du grenier. Le chien qui aboie après la botte de foin où vient de se glisser une souris. Le chien qui l’écoute raconter ses histoires, et qui se gratte l’oreille. Le chien, la tête dans le cadre d’une fenêtre. Le chien qui saute, le chien qui plonge et ressort de la rivière une grosse pierre dans la gueule. Le chien qui s’ébroue, ça éclabousse. Le chien, la truffe en l’air et qui éternue. Et les pierres au fond de l’eau. Un tas de pierres avec le temps. Un grand cairn. Une pyramide à la limite. Et le petit pont de pierre dessous, au fond de la galerie. Le petit pont des milieux de chemin, à l’heure de se jeter à l’eau.

La cour

C’est drôle quand même l’imagination. Tu es là, toi l’enfant des limbes, le nez collé à la vitre sous la forme du chien, qui éternue et se gratte derrière l’oreille, pendant que la petite Lulu te raconte une histoire, et on sait rien d’autre en fait, sauf l’histoire de Lulu, mais on sait rien d’autre du contexte, hormis vous et la fenêtre, et c’est quoi cette fenêtre ? c’est rien au fond, en soi une fenêtre… je reprenais juste une autre situation, dans le grenier, quand tu observes par une lucarne, mais là non, ou pas forcément, ou alors la fenêtre fermée, mais on sait pas si c’est dans le grenier, et ma foi ça peut être en dessous, sous le grenier dans la pièce à vivre, Lulu joue avec le feu et parle aux flammes, ou dans une chambre, allongée sur le lit avec un cahier et un crayon et elle raconte son dessin, mais peut-être, c’est possible mais on sait pas, tout ce qu’on sait, c’est le récit de Lulu et toit devant une fenêtre, et elle a l’air de rien cette fenêtre mais… ce que tu vois, et ça non plus on sait pas, tu le vois, mais tu l’entends pas, c’est couvert par le récit de Lulu, mais pas sûr que tu l’entende aussi, je me dis que c’est comme un bruit de fond, en fait, comme un flux de paroles derrière toi qui n’est jamais qu’un bruit continu, modulé, parfois entrecoupé de silences, d’un silence qu’on entend que trop, celui peut-être que tu as sous les yeux, en tous cas sous les miens, parce que si on sait pas, toi, ce que tu vois, moi je le vois, et c’est là où je me dis que c’est drôle l’imagination, une scène toute simple, avec rien au fond, gonflé pourtant du flair de ma mémoire, et de la mouche survoltée contre la vitre couvertes de gouttes de pluie.

  • De la poussière qui vole dans la cour, tourbillonne, une petite sorcière pour quelques feuilles mortes sur les vitres tremblantes, à faire claquer un volet, s’assombrir le jour. Et le vent s’engouffre, ronfle dans la cheminée, la suie crépite, à faire vaciller les flammes, la lumière de la pièce. On se parle sur le pas de la porte.
  • D’un matin bleu, le mur de la grange en face peinant à sortir de son ombre grumeleuse. Les hirondelles prenant le relais des chauves-souris. L’arête du toit pour un jour oblique au chant du coq. D’un bleu à effacer d’un souffle le noir de dessous le balet. À ouvrir la porte de la grange d’un coup de main sur la buée, et libérer les vaches. Quand ça buffe dans les naseaux à coups d’entrave sur la caillasse.
  • De la cour blanchie par le soleil, se jetant en coupe nette, diagonale, sur le clapier. Du poulet attaché par les pattes à une ficelle, pendu à un piton sur le mur, redressant tant bien que mal la tête de quelques coups de ses ailes à demi étendues. Des géraniums désarticulés, dans la ponne au pied du mur, l’air d’une structure en équilibre instable.
  • Des dos. D’un sac qu’on enfile d’un coup d’épaule, du visage qui se retourne, et qui parle. Des mots sur le bout des lèvres. De la croix rouge brodée. Du chien qui saute. Du calot sur le museau, les coups de langue. Des mots sur les lèvres et un signe de la main. Au regard fixe.
  • Des volets en tuile, comme quand on regarde par une meurtrière les boulets de grêle glacer la cour en trombe sur le bois. Une poignée d’entre eux parviennent à claquer sur la vitre. Et d’où vient ce criquet sur le rebord de la fenêtre, qui saute sur la vitre, bondit et disparaît vite dans la pièce quand on ouvre ?
  • À cache-cache sous le lit, les lattes du parquet scintillent, des ombres, des bruits de pas qui s’en vont. Et puis le chien qui petasse et fourre sa truffe. On dégage et sort par la fenêtre, avec le chien.
  • Devant la porte ouverte, à scruter la nuit derrière la cour éclairée d’une faible ampoule, à la braver en reculant d’un pas les limites de la lueur, jusqu’au coin du chemin et du pré, jusqu’aux barrières ouvertes, les silhouettes flottantes des peupliers dressées sous la lune, au chant des grillons et des grenouilles. Peut-être encore un rossignol. Peut-être jusqu’au matin, quelque part à la rivière, près du pont ensoleillé. Peut-être aux heures rousses de l’été. Du chien qui patauge dans le passage à gué, faisant fuir les araignées d’eau, boit en quelques coups de langue, éternue.
  • Peut-être à remonter le cours d’eau presque à sec, quand pas une feuille ne bouge, pas une ombre. Les têtards immobiles sur un tapis de vase. À remonter de pierre en pierre, parfois on ripe et ça éclabousse, le filet d’eau jusqu’à l’entrée de la fontaine. Et la faire résonner d’un mot ou d’un claquement de doigts.
  • Peut-être à remonter le chemin, à courir dans le coteau, par un tunnel d’herbes très hautes, les épillets ouverts à tous les vents électriques de la vague noire qui monte, roule en grommelant. À l’entrée du village, la masse du grand tilleul dans la palisse, presque noyée dans le ciel, parle encore de sa colonie d’étourneaux.
  • Devant la porte, à regarder dans la cour la poussière se retourner sous les premières gouttes plombées. Et puis le conduit de la dalle par la fenêtre, qui dégueule tout ce qu’il peut. Les géraniums affaissés, la silhouette en retrait dans le cadre de la porte de la grange, le mur et le sol gondolé par la pluie glissant sur la vitre.
  • Le balancier de la pendule, la photo du père calot sur la tête et sac à l’épaule dans la niche du buffet, une marmite remplie de bocaux bouillonnant, cahier ouvert en bout de table pour une plume rêche sur du papier à lettre, les petits pois à écosser jetés dans un plat à l’émail sauté.
  • Derrière la fenêtre, l’ampoule en suspension au milieu de la nuit tombante. La pièce inversée dehors et quelques mouvements de corps furtifs pour une porte de buffet qui claque, ou le disque d’acier de la cuisinière à bois, le manche à balai sur le sol, une main contre la mouche verte sur le mur, la braise d’un pet à faire sursauter tout le monde.

A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme un vaisseau fantôme).

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