#nouvelles boucle 2 | Pancho Lacra et autres figures…

1. Le vieux Ma’alo
2. 유명렬 | Yoo Myung Ryul
3. Au déjeuner des Robineau
4. Pancho Lacra

1. Le vieux Ma’alo

Je n’y avais passé qu’une nuit suspendue entre le ciel et l’eau sur un catamaran au port, cassé, immobile depuis des jours. J’avais vue l’eau rougir à cinq heures, j’avais reçu la pluie tiède sur le visage, j’avais eu envie de plonger du pont mais je n’avais pas le temps, l’avion attendait déjà à Cancun et je devais partir. Nous y sommes retournés quelques mois après pour y vivre un peu plus. Nous avons sillonné le front de mer. Peut-on appeler cela un front lorsqu’il s’agit de la Caraïbe, la plus douce et la plus silencieuse des eaux ? Sacs au dos, nous avons rapidement atteint la fin du village, dépassé la dernière auberge. La plage était blanche et l’eau claire. Quelques palmes dans leur hauteur dansaient sous un vent discret qui ne soufflait pas au sol.

La chaleur stagnante et moite faisait perler à son front de grosses gouttes ovales qui dévalaient sur ses tempes puis longeaient les rondeurs de ses joues. Il avait les pieds nus et cornés, un ventre rebondit sous un marcel blanc élimé mais immaculé, quelques cheveux blancs bordaient en voletant une large tonsure brunie par le soleil et ses yeux étaient clos. Sa tête ronde était barrée d’un sourire figé dans le sommeil. Il se laissait doucement bercer par les cordages d’un hamac tendu entre deux pieux en béton sous l’unique toit de tôle de la parcelle. Cette palapa de fortune produisait l’ombre vitale et avait une face totalement ouverte sur la mer. Une demeure sans porte. Le vieux Ma’alo vivait là depuis quelques décennies au prétexte de garder le terrain des pêcheurs du village. A quelques mètres de la palapa, la mer venait lécher le sable sans abus, freinée par la barrière de corail au loin, il n’avait pas même à se préoccuper des marées.

Que hay ? il nous avait simplement demandé, l’œil à demi ouvert, roulant un joint de taille démesurée, le portant lentement à ses lèvres. Nous avions quelques bijoux en macramé à vendre et nous pouvions cuisiner au feu de bois. Il nous a indiqué l’espace entre les palmiers pour que nous posions la tente.

L’œil soudain clair, les deux pieds au sol il caressait d’une main une chienne aux mamelles distendues pendant qu’une multitudes de chiots s’agitaient autours d’eux. Nous étions deux membres supplémentaires à sa meute. Cela n’y changerait pas grand-chose.

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2. 유명렬 | Yoo Myung Ryul

Yoo Myung-Ryul (coréen : 유명렬) est un auteur-compositeur de musique populaire sud-coréenne, chanteur, multi-instrumentiste et inventeur d’instruments de musique né en 1953 à une date inconnue dans un lieu incertain.

Biographie

Yoo Myung Ryul a grandi en Corée du Sud probablement dans un quartier situé au sud de la capitale, Séoul (서울) où il a ensuite vécu jusqu’à sa mort. Ses parents étaient d’anciens agriculteurs de la région de Yongin (용인시) ayant migré à Séoul après la guerre pour des raisons économiques. Le couple et leur trois fils vivent dans une extrême pauvreté. Myung Ryul est le second de la fratrie. A 20 ans il épouse Park Hae-Sook (박해숙), une fille d’agriculteur de la région de Gwanju (광주시) qui travaille dans les assurances et dont il a trois filles, So Youn (소연), employée d’une entreprise d’ameublement, Helena (에랜) devenue saxophoniste professionnelle et Eun-Hye (은혜) que le jeune couple est forcé de donner à l’adoption dés sa naissance en raison d’un mauvais état de santé et dont le musicien n’a plus de nouvelles jusqu’à sa mort le 25 avril 2001.

Carrière

A l’adolescence, le jeune homme déserte très tôt les salles de classes, leur préférant les salles de concert et un atelier de fortune bâti derrière la bicoque familiale où il se consacre à l’invention et la confection d’instruments de musique. Il devient rapidement chanteur-leader d’un trio pour lequel il fabrique des instruments faits de bassines, de feuilles de papier et de morceaux de métal récupérés dans les décharges du quartier. Sa famille n’ayant pas les moyens de lui payer des cours de musique, il se forme seul par la simple écoute des CD de son père, unique trésor familial, parmi lesquels le chanteur Cho Yong Pil (조용필) et la chanteuse Lee Mi-Ja (이미자) qui deviendront ses principales et premières influences. Myung Ryul compose seul et fréquente les radios locales sur lesquels il diffuse ses créations en jouant live avec son groupe. Dans la décennie 70 il sort notamment les albums 안녕 스타 (Annyeong seuta, Bonjour étoile, 1973) et 반란 (Ban Ran, la révolte, 1977) qui sont emprunts du lyrisme de la chanson populaire post-guerre.

Il découvre plus tard le chanteur américain Ray Charles et le chanteur et trompettiste Louis Armstrong qui vont introduire la langue anglaise dans ses textes. My heart is a (Mon coeur est une étoile) devient en 1979 le premier album bilingue coréen-anglais du pays alors qu’il est âgé d’à peine 26 ans. Sa particularité réside dans le fait qu’il mixe des sons d’instruments qu’il a lui même inventé, du buk (북), percussions traditionnelles issues des rites chamaniques coréens et des guitares électriques rappelant la touche rock’n roll qu’il ne quittera plus. L’album auto-produit passe totalement inaperçu, la Corée d’alors n’étant pas anglophone et la dictature de Park Chun-Hee orchestrant une large censure dans un pays encore dévasté par sa récente guerre et sa partition. Ce n’est qu’en 2010, bien après sa mort, dans le film Entre-deux pays de Nam Ji-Hoon que ses bandes et notamment la chanson Donne moi des ailes (나에게 날개를 줘) issue de l’album아리랑 on my mind (Arirang on my mind, 1980),sont portées à nouveau aux oreilles d’un public immédiatement conquis par l’originalité et la multiplicité d’influences de sa composition. Les critiques la trouvent résolument avant-gardiste et le chanteur Cho Yong Pil lui rend hommage dans un titre intitulé Nous nous souviendrons (우리는 기억할 것이다) qu’il interprète à l’ouverture du festival international du film de Busan en 2012.

Vie privée

Myung Ryul est décrit par sa famille et par ses proches comme un homme gai et bon vivant. Ses parents déploraient ses multiples pitreries mais sa gentillesse ne pouvait être entachée que par sa trop grande consommation de soju (소주), principal mal d’après guerre du pays. Les conséquences du régime autoritaire sur la production artistique, les conditions de vie difficiles qui s’ensuivirent puis le départ en 1985 de sa dernière fille dans une famille étrangère dont il ne s’est jamais remis le fait définitivement sombrer dans l’alcool. Il arrête totalement d’écrire et de composer en 1986. Pour tenter de subvenir aux besoins de sa famille, il se fait engager en 1990 sur un chantier en Arabie Saoudite où il passera deux années avant de revenir épuisé et malade. La consommation excessive d’alcool durant les dix dernières années de sa vie et son état de santé fragilisé par son travail d’ouvrier au Moyen-Orient ne lui permettront jamais de revenir à la musique. Il décède le 25 avril 2001 d’une cirrhose du foie.

Discographie

돌아와 – Reviens 1970
신들의 행진 – La marche des dieux 1971
안녕 스타 – Bonjour, étoile 1973
푸른 밤 – Bleu nuit 1975
반란 – La révolte 1977
My heart is a 별 1979
아리랑 on my mind 1980
Seeing you 매일 1986

Instruments inventés notables

Bassines à toquet : assemblage de bassines en métal trouées sur lesquels sont tendus plusieurs cordes dotées des perles en céramiques. On pince les cordes dont les pierres viennent frapper la bassine.

Harmonica papier : Pliage simple de plusieurs feuilles de papier assemblées qu’on fait vibrer entre les lèvres à la manière d’une hanche double.

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3- Au déjeuner des Robineau

Un peu après la guerre, si l’on était invité à déjeuner chez les Robineau on découvrait un intérieur propret, simple, retenu pourtant truffés de babioles indochinoises, dans les interstices d’une bibliothèque, sur le blanc d’un mur, trahissant la fierté d’une bourgeoisie coloniale qu’on s’efforce par ferveur catholique et sans y parvenir, de garder sobre et discrète.

A la table de la grande salle à manger, Simone se tient parfaitement droite sur une chaise paille et bois dossier haut et droit, emplacement le plus proche de la porte qui mène à la salle à manger de service accolée à la cuisine. Sur ses lèvres qu’elle ne maquille pas mais qu’elle garde luisantes en y étalant tous les matins au réveil un peu de cire d’abeille, sur ses lèvres un léger sourire qu’elle s’applique à mesurer pour ne pas dévoiler son intérieur tout en offrant un visage calme et rassurant. Simone s’efforce de rendre le moindre de ses gestes chaleureux, s’asseoir avec chaleur, sourire avec chaleur, servir le gigot chaleureusement même si elle aurait préféré qu’une bonne fasse le service à sa place, tousser discrètement dans le bout de ses doigts avec chaleur, rire chaud, saluer chaleureusement. Tout cela lui conférait une sorte de figement que nul pas même son mari et ses trois filles ne semblait avoir remarqué. Seul un thermomètre aurait pu aider à déceler l’étrange constance, la température de ses yeux dans son regard, de ses mains dans ses gestes et de son corps entier dans chacun de ses mouvements étant constamment la même comme un corps mort, sans plus de variation dans la pleine vie. Raymond accueillait les gestes de son épouse avec une spontanéité débordante, violemment, avec éclats de rires et de voix ou en complet désintérêt. Quand sa femme proprette sur sa chaise proprette articulait son corps à température constante, lui surfait dans les hauteurs ou explorait les bas fonds, ne tenant pas deux minutes sur sa chaise qu’il ne manquait jamais de mettre par terre avec la brutalité de l’impatience. Il dictait à chacune de ses trois filles des directives concises de tenue, de techniques et de gestes, comment prendre sa fourchette, retourner le pain, attraper le couteau, tourner les assiettes, poser les poignets sur le bord de la table, qu’elles s’empressaient d’exécuter, non pas par inévitable soumission bien que ce fut effectivement le cas, mais par l’admiration sans faille qu’elles vouaient à leur père. Du moins c’était vrai pour les deux premières. Jeanne était l’aînée. Son regard doux, son intellect sans faille et sa maigreur en faisait l’élue de ses parents. Elle était sans aucun doute la perfection. Elle pourra siéger un jour à la droite du père sur la chaise la plus proche de la cuisine et hériterait certainement de la chaleur constante de sa mère. Elle ne prononçait jamais un mot à table se contentant de hocher du chef aux vives interjections de Raymond qui s’en satisfaisait. Bernadette se cachait dans l’ombre de son ainée. Son visage joufflu et ses larges cuisses ne lui valait pas autant d’amour mais elle entretenait avec Jeanne une relation sororale fusionnelle et se contentait bien de cet amour là. Un jour, sa sœur perdra son utérus pour une vulgaire histoire de chirurgien misogyne, sera de ce fait déchue du trône de la perfection familiale, Bernadette prendra alors la tête de la sororie et pourra enfin obtenir de son père aimé le regard de fierté qu’elle ne lui cherche plus.

Geneviève était bien plus jeune. Il n’y a pas grand-chose à dire sur Geneviève. Elle a la plus grande chambre, elle mâche un genre de pâte qui ne s’avale jamais et fait claquer des bulles qui s’étalent tout autour de sa bouche. Elle porte des pantalons serrés et laisse pousser ses cheveux alors qu’elle n’a pas encore dix ans. Simone et Raymond ne disent rien. Elle provoque chez eux une sorte d’absence, de non lieu, de non existence. Geneviève on ne sait pas grand-chose d’elle mis à part qu’elle est en vie.

Les Robineau étaient ainsi, étalés sur des générations, sur des siècles et deux continents, tout contenus entre ce salon et cette salle à manger truffées de babioles discrètes. On aimait le gigot de Simone et les éclats de voix de Raymond. On aimait l’immaculée perfection des deux filles. On attendait que Jeanne prenne la place de Simone et que Bernadette prenne celle de Jeanne. On ne voyait pas la dernière puis on s’en retournait repus à nos propres familles.

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4- Pancho Lacra

Au matin, la mer est calme et s’étale sur la minuscule plage. Malgré les palmes qui produisent une ombre maigre, le soleil tape sur la toile de tente. Il fait ruisseler l’eau de leurs corps sur leurs peaux endormies. Claire émerge difficilement, tirée du sommeil par un filet d’air qui traverse son visage. Jorge est peut être sorti, il aura oublié de fermer la porte. Elle palpe le sol les yeux fermés pour attraper ses lunettes mais sa main bute contre un rebord de tissu. Elle ouvre un œil. Le trou est béant, on y passer un gros poing fermé, c’est une large entaille en angle droit à quelques centimètre de son visage. Impossible qu’un animal ait pu faire ça se dit la jeune femme dubitative. Jorge l’observe le visage embrumé. Nos robaron, il dit en se redressant. Instinctivement, elle fourre la main dans son sac de routard qui lui sert d’oreiller, faufile ses doigts dans une petite pochette et estime l’épaisseur d’une fine liasse de billets. Puis elle ouvre en grand la poche principale, le matériel d’artisanat et le coffret renfermant les chapelets de bijoux tissées sont intacts. Soulagée, elle s’assoie et balaie la tente du regard. Jorge pointe un espace vide à côté de leurs deux timbales. Les tortillas ! il s’écrie d’une voix amusée. Qui pourrait prendre le risque de se faire attraper pour un sac de tortillas ?

Le vieux Ma’alo était leur aubergiste, il avait convenu de leur faire payer 20 pesos par nuit passée sur le terrain de la coopérative de pêcheur du village où lui même était logé gracieusement en échange de quoi il gardait les lieux. Pas de maison en dur ici, ces quelques palmes et un toit de tôle sur trois murs où il attachait son hamac et cuisinait par grands vents. Voyant les voyageurs rester bien plus longtemps que d’autr’es, il avait fini par oublier leur accord, se contentant de partager leur compagnie, les repas et l’herbe.

Pancho Lacra ! S’écrie-t-il sans hésiter. C’est ce lacra de Pancho sans aucun doute. Ce fléau, cette plaie, ce vaurien. Le môme devait s’ennuyer et votre tente est le seul lieu du village qu’il n’avait pas encore visité ! Tout le monde le connaît. C’est étonnant que vous ne l’ayez pas encore croisé. Je le vois souvent rôder autour du terrain. Il aura repéré mes chiots mais je ne le laisserai pas en attraper un seul ! Le vieux tend le poing mi rieur, mi inquiet. N’avez vous pas entendu parler de lui au village ? demande-t-il en laissant retomber sa main. Ce sacripant est le seul playero à qui la chance ait vraiment sourit. Playero ? demande Jorge intrigué, je ne connais pas ce mot. Le vieux baisse la voix et approche son visage. Son haleine de poisson mêlé d’herbe et de rance effleure les jeunes gens curieux. Mahuahual, les étrangers y passent seulement. Les gens des cabanas dans le port des cruceros, ceux de la ville là-bas – il pointe le nord – ils pensent être Mahahualeños mais il ne s’agit pas d’eux. Seuls nous les pêcheurs et les gens d’ici, le pueblo, savons. Nous longeons les plages très tôt le matin au cas où nous trouverions l’un de ces sacs remplis de drogue que les bateaux font sombrer au large avec des lestes de sels. Il les observe les yeux brillants ravis de voir s’écarquiller les leurs puis agite lentement les mains dont les phalanges semblent flotter dans le vent d’est. Une fois le sel fondu, reprend-il, les sacs remontent à la surface et les trafiquants n’ont plus qu’à les cueillir… ou à les pêcher, il glousse. Qu’est ce que ça a à voir avec Pancho ? murmure Claire osant à peine interrompre le conteur. Et bien, il arrive que des sacs se perdent. Le vieil homme marque hésite avant de nous souffler, les courants nous sont souvent favorables. Le petit Pancho a trouvé le plus gros sac de cocaïne jamais vu. Soixante kilos de marchandise en une seule prise! En dix ans, je n’ai jamais trouvé qu’un petit sac d’herbe détrempée que je fais sécher par là bas. Il indique les broussailles de la mangrove dans les terres. C’est de la playada nous lance-t-il triomphant. Je m’en contente. Ailleurs on la fait pousser, ici on la pêche. Ça lui donne un goût de langouste et de sel, ça ouvre l’appétit de mis perritos et le mien pardi ! Il se tape sur le ventre qui tremble sous les coups et ses yeux s’illuminent dans le ciel bleu. Mais qu’ a t il fait de toute cette cocaïne et n’y a t il pas un campement militaire à deux pas d’ici justement pour lutter contre le narcotrafic ? demande Claire incrédule. Ha les militaires, Clarita. Ce sont des hommes après tout. L’appât du gain est toujours plus fort et pour celui de la cocaïne tu vendrais ta mère. Sais tu combien gagnent les plus hauts gradés par an ? Quelques dizaines de milliers de pesos récite-t-il sans attendre de réponse. A Mexico, un kilo de cocaïne pure se vend plusieurs dizaines de milliers de pesos que veux-tu. Personne ne sait comment il a réussi son coup este lacra, mais il est devenu librement millionnaire. Claire ne comprend pas. Nous parlons bien du même homme ? Oui oui. Escuchame. Panchito a acheté une maison à ses parents, il a acheté une maison à chacun de ses deux frères et il a dépensé le reste comme l’idiot qu’il est dans les bars et les paris. Il a tout bonnement oublié de s’offrir un logement et sa famille n’est comme qui dirait pas vraiment reconnaissante. La richesse est faite pour les autres, pas pour les pêcheurs. D’ailleurs la famille de Pancho a abandonné la pêche. Ça leur aura brûlé le ciboulot, les valeurs et l’amour filial avec. En une paire d’année, il s’est endetté. On l’a récupéré un soir près de la mangrove couvert de bosses, complètement nu. Il n’avait plus même un caleçon. C’est ce qu’on appelle se retrouver à poil ! Depuis, il dort à la sortie du village et vit de menus larcins et d’entourloupes. Personne n’est dupe mais que veux tu, on l’a vu grandir ce môme et plus personne n’a de raison d’en être jaloux. Le vieux se renverse dans son hamac dans un soupire attendrit qu’il laisse mourir avant de tirer largement sur son joint. Depuis, les gens du village laissent leur porte ouverte, un bol de caldo ou un sac de tortillas sur leur table. Pauvre gosse va…. Il murmure avant de sombrer dans un profond sommeil encadré d’une épaisse volute de fumée.

Que hay ? Le jeune homme s’approche. Il semble les connaître. Jorge achève le dernier nœud du sertissage au macramé d’une obsidienne arcoiris qui renvoie en miroir une lumière dorée. Claire s’applique à garder régulier le tissage d’un bracelet en commande. La saison haute s’achève aujourd’hui, ils espèrent écouler leur stock avant de reprendre la route. Claire est gênée par une ombre qui s’attarde sur son ouvrage. Elle lève les yeux sur un homme filiforme aux clavicules saillantes qui la fixe tout à la fois intensément et désinvolte. L’unique épaisseur de son corps est logée dans ses bras et ses mollets comme tous les pêcheurs de la côte. Le reste de peau semble arrimée à une musculature pleine et sèche. Ses cheveux noirs et denses sont presque blonds comme l’obsidienne à force de prendre le soleil. Il arbore un simple bermuda aux bords élimés et une paire de tongues bien trop grandes. Il se tient droit, torse nu devant le couple sous l’oeil amusé du vieux qui observe la scène depuis sa palapa, il murmure Lacra

Clara, dit Claire en tendant une main qu’il attrape brièvement. Jorge lui tend le poing qu’il entrechoque mollement, Pancho murmure-t-il d’une voix presque transparente. Le vieux s’est approché. Il lui montre d’emblée la toile que Claire a raccommodée grossièrement avec du fil de pêche. Pancho n’a l’air ni effrayé ni repenti. Il ne porte à la toile aucun intérêt et détourne le regard vers le vide. Il n’attend rien, vient en curieux, se confronte et ainsi se dédouane, entérine la normalité du larcin. Jorge, pour rompre le silence demande, si on part marcher le long de la mer, vers où nous conseilles-tu d’aller ? Gavilanes il répond sans hésiter. Le vieux ajoute, ce sont des ruines intactes de mes ancêtres mayas ensevelies dans la mangrove. Pancho ajoute simplement, rendez vous demain matin, je vous y emmènerai et s’en retourne à ses larcins.

Sur le pick-up, deux hommes équipés de masques et palmes, harpons en bandoulières embarquent des paniers tressés avant de sauter dans la benne arrière. Leur peau est brunie par les journées du dehors et séchées par le sel, leur cheveux sont d’un noir de jais. Le plus grand les porte longs et ses boucles soigneusement peignées s’étalent sur de larges trapèzes, glissent sur la pente lisse et ferme d’épais pectoraux qui surplombent un tronc nu, parfaitement sculpté. Le second, chaparrito, est tout en cuisses saillantes et mollet moulés dans la roche, ses iris bleues presque transparentes et immenses de plein soleil se confondent avec la fine pellicule de sable qui volète dans les rares courants d’air. Pancho les salue du bout des doigts, le visage impassible, plongé dans une obscurité qui se découpe nettement dans la blanche et brûlante lumière de fin de matin. Il les connaît mais n’a visiblement rien vécu avec eux. Ils ne lui accordent pas plus d’attention et s’adossent à la cabine le regard rivés vers là où apparaitra bientôt la mer, comme un geste réflexe de leurs globes, une addiction visuelle, une plongée avant la plongée qui prend racines dans les siècles passés, en silence. La mangrove ressemble à une bande de verdure constante et lisse et ondule sous la vitesse. Le paysage est invariablement bleu, vert et sable. Le véhicule bifurque vers la côte qui apparaît sans modifier le panel, ciel et mer se confondent et donnent l’impression d’une immense toile scintillante tendue à l’horizon. Le pick-up débarque le petit groupe à un arrêt fantôme puis repart dans un nuage de sable et de poussière. En quelques secondes, les hommes disparaissent, avalés par l’eau et les raisiniers qui dégueulent leur branchages rampants sur la plage sauvage à perte de vue. Un petit panneau peint en lettres rouges ternes sur trois lignes indique le sud : Rio Huach, Punta Gavilanes, Xcalak – Belize. Un large chemin longe le bord de mer, unique fil d’ariane dans cet aplat tricolore. Pancho entame une marche rapide et constante, la tête droite, le regard au loin sans point de fuite. Les deux jeunes gens tentent vainement de s’aligner, peu habitués à cette puissance dans les jambes acquises des heures durant dans les profondeurs de l’eau et l’accélération soudaine des proies. Ils l’observent d’abord en coin, de profil ils lui découvrent une face quelque peu acnéique et figée, suspendue entre l’âge de l’innocence et celui du renoncement, ils feignent l’échange par les mots, les blagues puis battent en retraite, décélèrent finalement et comme lui à eux, ne lui portent plus attention. Bientôt, l’homme disparaît dans l’horizon plane. Les amants rient de l’absurde, cette promenade taiseuse qui vire à la course de fond dans le paysage le plus paisible qu’aucun d’eux n’ait encore jamais exploré. Jorge, que Claire surnomme affectueusement tortuga à cause de sa lenteur globale, celle de ses gestes et de sa pensée qui dégagent une force d’ancrage, s’écarte du chemin et avance à petit pas dans le sable. La plage est truffées de tâches multicolores, rejets plastiques, balises mangées par le sel, cageots entiers, cordages effilochés, bouts de ficelles, filets à flotteurs effrités, un arc en ciel de détritus jonche l’étendue sauvage, lui donne un morbide relief, du clownesque au paradis. La fine poudre de sable blanche et brillante comme un métal précieux semble résister à l’assaut plastique et toute figée ne consent pas à s’en faire pénétrer. Vainement elle veille à préserver sa robe argentée contre les couleurs criardes et la légèreté ridicule du matériau qui a le subtil pouvoir de tuer sans haine les innocents qui l’ingurgitent. Au milieu de ce paisible drame, la marche est longue. Lentement, le soleil s’affaisse dans la mer qui se détache par dégradés bleu azur – bleu roi – bleu marine de sa voute qui s’assombrit et pointe la première étoile dans les derniers feux. Le couple pensait être de retour avant la nuit. Ils n’ont rien emporté et dormiront là. Au loin, Pancho s’active. Il rassemble des racines, tire de large palmes sèches qu’il entasse et forme rapidement un haut talus. Claire et Jorge le rejoignent, résignés à son silence. Claire donne aux palmes une étincelle de briquet, le feu prend difficilement dans les fibres humides. Pancho surgit soudain derrière Claire et jette plusieurs cageots de plastiques dans les maigres braises. Le couple s’esclaffe. Une fois les premières flammes prises dans le pétrole, c’est l’explosion de lumière. Les jeunes gens restent figés de stupeur. L’incursion soudaine du cageot, cette forme humaine, technique, fonctionnelle dans la nature brute de quelques branchages incandescents les rappellent à eux, à leur nature même qui les rabaissent au rang de ceux qui font, qui brûlent cette matière, qui en usent à outrance, assassinent sans haine les tortues, les habitants des coraux, ces récents voisins qu’ils ont appris à connaître et à tant aimer, qu’ils observent plutôt et dévorent goulument, reconnaissants. Les vivants des mers s’alimentent du plastique qui sert à les attraper pour alimenter l’humain. L’humain mange du plastique. A cette pensée, Jorge a un haut le cœur. Une épaisse fumée noire s’échappe à présent du foyer qui s’est allumée comme une torche. Pancho est impassible. Les amants se regardent et rient à nouveau, de résignation, d’à quoi bon, ce même rire que porte le vieux Ma’alo sur l’univers, aussi bon ou mauvais soit-il et quelque part depuis le Belize, ou peut être plus proche, depuis les zodiacs des trafiquants, on voit un point qui s’allume faiblement sur cette côte encore vierge.

Pancho met entre les mains de Claire une noix de coco qu’il a fracassée contre le tronc de la palme qui la portait. C’est le premier geste vers eux. Sa main effleure celle de la jeune femme. Elle est rugueuse et puissante mais l’intérieur est doux comme la peau d’un nouveau né. Jorge qui n’a pas vu sa compagne frémir dans ce furtif contact entreprend d’extraire de la pointe de son couteau la chaire de quelques conques glanées sur les rives. La nausée lui est passée et c’est l’appétit des milliers de pas qui remontent désormais dans son estomac criant. Il sort de sa poche un citron vert qu’il avait pris soin d’attraper dans leur réserve au départ et le presse au dessus des crustacés qui se rétractent doucement avant d’être engloutis. La viande glisse dans leurs gorge et les hydrate et les salent et les inondent d’une douce fraicheur et leur donnent juste assez de force pour aplanir le sable et s’étendre près du feu. Claire a roulé l’unique joint qu’ils avaient emporté et les volutes de THC les emmènent dans les profondeurs des ruines perdues, dans les inframondes mayas peuplés d’éperviers, d’albatros et de langoustes. A l’écart d’eux cet homme à peine mature et déjà vieux d’avoir tant vécu qui ne souffle mot, ne jette aucun regard, mais se trouve là tout proche et leur ouvre une brèche dans cet incontestable ailleurs qu’on n’indiquerait sur une carte que par une petite flamme, celle de leur brasier de branches, de feuilles de raisin et de cagettes multicolores.

Au matin, Pancho est déjà parti. Claire et Jorge ont abandonné l’idée d’une marche à trois. Il se contentent de traîner la patte le long des rives semblables dont seule la variation des bleus de mer dénotent leur avancée. La marée a baissé de quelques mètres à peine. Ils marchent à présent sur le sable mouillé qui reflètent la pâleur imberbe du ciel. Le soleil monte rapidement. Ils s’abritent sous les lourds feuillages des raisiniers et tapent des cocos contre les troncs. En fin de matinée, ils atteignent enfin Rio Huach. Sur une pierre ils trouvent une conserve de SPAM ouverte d’un coup de pierre tranchant et quelques conques laissées par leur guide fantôme. Ces gestes humains les rassurent sur sa nature, les attendrissent comme Ma’alo avant eux. Sous l’eau sombre des nuées d’alevins patientent dans ce large cordon ombilical qui relie la lagune à la mer. La mangrove qui s’y loge est dense et l’ombre, épargnée des moustiques qui ne s’aventurent pas dans les vents de mers, y est délicieuse. Les jeunes gens s’étendent. Ici s’arrêtent les buts et les lendemains. Leurs corps se fondent dans les racines qui filent sous eux, les clapotis des eaux calmes, la fraicheur du sable qui les hydrate par tous les pores. Ils ne sont plus qu’un vent lent, un embrun lâche et quelques gouttes de sueurs.

Claire est tirée de l’intemporelle léthargie par des cris stridents, aigus, tranchés au dessus d’eux. Un gavilan murmure Jorge avant d’entonner à plein poumon gavilán, gavilán, gavilán, te llevastes mi polla, gavilán, si tu vuelves mi polla para acá, yo te doy todito el gallinerooooooo. Ils se redressent, traversent le rio à la nage et la rive et la plage les aspirent à nouveau. Pendant que son compagnon déballe les rancheras de Pedro Infante dans une cadence presque autistique, Claire s’entend fredonner dans un souffle sous le soleil exactement, une lointaine comptine dans une langue qu’elle croit oublier. Le dénuement et le rythme égal de ses pas sur une route interminable et ce chant la plongent dans une nostalgie incompréhensible. Pourquoi soudain se rappelle à elle le point de départ dans cet autre monde ? Et pourquoi diable Gainsbourg. Sa désinvolture fripouille résonne soudain avec les frasques de Pancho son apparent désintérêt, sa mollesse pourtant revêtue de talents et tout deux portent le nom de fameux chanteurs qui couvrent le clapotis monotone de cette eau sans vague. Deux bonnes heures de marche après la traversée du rio, ils aperçoivent enfin sa silhouette svelte et lâche se découper en marge de l’inerte mer face à un amas de palétuviers serrés et le long du chemin de sable, quelques tas de pierres dont ils ne savent pas évaluer l’ampleur. Stèles ? Sépultures ? Trois petits tumuli réguliers se distinguent sous d’épaisses broussailles de racines et de feuilles sèches. Pancho leur indique un trou qui laisserait passer un chien de taille moyenne et s’apparente à une entrée dans la pierre. Jorge dégage l’ouverture. Les pierres dévoilées sont vulgairement taillées, leurs angles arrondis par le temps et leur empilement sommaire marquent clairement la volonté d’une main humaine. Le jeune homme curieux fait mine de s’y glisser mais rapidement son pied butte contre un mélange de terre, de sables et de pierres écroulées. Gavilanes est un minuscule Angkor, celui d’Apocalyspe now encore enfoui dans la protectrice madre tierra. Plus tard sur les sites d’écotourisme et de plongée qui s’érigeront sur la nouvellement nommée Costa Maya, invention des promoteurs du tourisme éventreurs de terres, nulle traces des ruines de Gavilanes qui emporteront sous les parcs aquatiques, les hôtels mondialisés et l’arbitraire de quelques ignorants les secrets de ses âmes et de ses divinités, des treize strates de ses cieux, des couleurs de sa terre. Pancho s’est assis sur le plus haut des talus. Les yeux clos, il caresse de la pulpe des doigts la pierre chaude et sableuse. Sa respiration lente provoque une ondée qui parcourt son torse du bas ventre jusqu’à ses narines frémissantes. Un instant, les deux voyageurs pensent qu’il s’est endormi. A leur tour il s’adossent à la pierre chaude, leur corps s’engourdissent et glissent dans une légère somnolence. A leur réveil, comme au matin, Pancho a disparu. Le soleil entame déjà sa descente. Il faut rebrousser chemin. Plus qu’un retour, la marche à rebours est une escalade de pyramides, une remontée des inframondes, un pied au sol en apnée avant la surface. L’espace est modifié, plus étriqué, plus profond. Ils empruntent le chemin de sable plutôt que la rive. Le paysage ne les intéresse plus. Ils cherchent au loin la silhouette de leur guide pour lui poser les questions qui leurs brûlent les lèvres. Ils veulent cueillir un mythe, une histoire, une hypothèse, rapporter une preuve palpable pour se prouver dix ans plus tard, quand tout cela aura disparu, les rives vierges, les tâches de plastiques multicolores, les raisiniers rampants, le seul bruit des remouds, la pierre, Pancho, qu’ils n’avaient pas rêvé. Leurs pas s’alignent mécaniquement, leur gorges sèches ne cherchent plus les cocos qui pèsent pourtant en abondantes grappes au creux des palmes. A la toute fin du jour, exténués, le pas lourd, ils aperçoivent le pick-up chargé de trois hommes qui démarre lentement. Pancho est assis sur la cabine et regarde la mer sans leur prêter attention. Le couple se met à courir et appelle à grand cris. Pancho les aurait laissé ils se disent dans la benne en se pelotonnant l’un l’autre dans les vents du soir que la vitesse rend soudain glaçants. A nouveau, ils rient de cet homme à qui ils ne peuvent en vouloir.

A l’entrée du village, l’homme devenu une ombre dans l’obscurité se lève au premier stop, leur jette un bref regard dans lequel Claire croit déceler une lueur, saute à terre sans leur adresser un mot et disparaît derrière les maisonnettes qui laisseront toujours ouvertes leurs portes à Pancho Lacra.

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