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Retrouvailles
Giulia
Marini e Locatelli

Retrouvailles

Une ombre dans un lit médicalisé. Une force de la nature qui aurait fini par rendre les armes. Le corps d’abord. Menu dans les draps. Imposant sur toutes les photos qui trônent sur un buffet bas. Une diva. Elle mourra chez elle après avoir obtenu des médecins et de la famille de retourner dans sa maison en meulière, aux abords de Paris, entourée d’un jardin où résistent encore quelques pommiers anciens et un pêcher de vigne. Un intérieur arrangé pour la circonstance. La pièce éclairée par la lumière du soir donne un peu de couleur à ses joues. Tout ici est orangé : les murs rose pâle frappés par le soleil finissant, le parquet capucine qu’elle a elle-même posé et peint des années auparavant. 


– Je n’arrive pas trop tard, j’espère, je ne vous fatiguerai pas, je ne resterai pas.
– Avance-toi, je veux voir ton visage… Mmmm. Tu as si peu changé.

Sa voix est lasse, ses traits reposés pourtant, sa peau étrangement lisse comme si les années n’avaient eu aucune prise sur elle et sur sa carnation. Pâle malgré tout. Avec ce léger voile rosé sur les pommettes. Elle a gardé son regard clair, vert. Peut-être l’iris a-t-il pâli légèrement, peut-être s’est-il embrumé d’avoir tant admiré, tant convoité, tant espéré. Elle saisit la potence d’un bras décharné. Refuse d’un geste son aide pour se redresser.

– Une infirmière doit passer me préparer pour la nuit. Parle-moi. Pourquoi es-tu revenu ? 

Silence. Il avance une chaise près de la vieille femme, s’assied à portée de voix. La regarde. Inspire profondément. Au-dehors, la glycine a envahi le mur qui sépare la petite propriété de celle des voisins. Il les fréquentait jadis. Bien sûr, plus personne n’existe aujourd’hui. Elle seule et ses presque cent ans. Il a l’impression d’avoir fermé les yeux un bref instant. Les massifs de pivoines ont envahi l’espace, renversant leurs hampes sur la terrasse au carrelage italien. Une baie vitrée a remplacé la paroi de l’ancienne serre au verre serti dans le métal. Il observe tout cela. Elle attend. Il murmure finalement une réponse à l’oreille de celle qui l’a reconnu immédiatement. Elle le regarde intensément. Elle n’a pas lâché la potence. Ses doigts se crispent. On dirait les serres d’un oiseau de proie.

Giulia

Biographie

Giovanna Marini
Homonymes

Giovanna Giulia Pia Marini est née le 14 février 1922 à Zambana (Italie) et décédée le 14 février 2022 à Montsoult (95).

Elle est l’arrière-petite-nièce de Virginia Marini, actrice italienne (1844-1918). Pourquoi le mentionner ? Parce que Giulia aura toute sa vie le regret de n’avoir pas vécu comme cette illustre ancêtre.

Giovanna Giulia Pia Marini est née à Zambana, une commune italienne de la province autonome de Trente dans la région du Trentin-Haut-Adige dans le nord-est de l’Italie.
Troisième de sa fratrie (11 frères et sœurs), elle se voit contrainte de quitter son pays pour rejoindre l’une de ses sœurs en France, qui met au monde son huitième enfant. Elle a 20 ans. C’est ainsi qu’elle découvre Paris.
En 1943, elle épouse Michel Martin rencontré à son arrivée en France.
À Paris, convaincue qu’elle peut mener une carrière d’actrice, elle se rend au cours Simon où elle fait la connaissance en 1945 de Rosine Margat  (1927-2010) qui succèdera à René Simon dès 1968.

Discussion
Giovanna Marini s’est fait appeler Giulia toute sa vie. Bien qu’ayant vécu en France durant près de 80 ans, elle n’a jamais parlé un français correct. 

Marini e Locatelli

Les Marini
Dans la famille Marini, le père travaille la terre, c’est un paysan qui a construit sa propriété (et sa fortune) à la force de son corps et de sa sagacité. Dans ce coin d’Italie, on ne se dit pas pour autant fortuné. On exploite le verger – cerisiers, abricotiers, figuiers –, la vigne et l’immense terrain maraîcher où se cultivent sans effort – tant la terre est généreuse – salades, haricots, pois, tomates, choux, fenouil, courges, courgettes et pâtissons… Heureusement pour lui, parmi ses 7 enfants, deux garçons aînés (Luigi et Francesco) l’aident dès leur plus jeune âge et poursuivront après lui le travail à la ferme. La Nonna (la grand-mère) régente la vie de famille. On l’appelle Colomba (son nom de famille était Colombo avant d’être Marini, son vrai prénom ? Oublié). C’est ainsi que la Mamma – l’Anastasia – répercute sur sa marmaille féminine les diktats de sa belle-mère qui décide en réalité de tout. Angelina, Giovanna (Giulia), Georgina, Leona et Noella – les jumelles –, garderont toute leur vie le petit doigt sur la couture jusqu’à ce que la mort de la Colomba puis celle d’Anastasia les délivre de cette coupe toxique.
Les Marini fréquentent leurs voisins, les Locatelli, propriétaires du café du village qui emploie Giulia dès l’âge de 10 ans, à ses heures perdues, ce qui signifie avant l’école et à la sortie de l’école. Mais selon les saisons, Giulia, comme ses sœurs, participe à l’exploitation du jardin familial. Semis, repiquage, plantation, cueillette n’ont aucun secret pour elle dont l’enthousiasme jardinier ne tarira jamais. Chez les Marini, on fréquente l’église, on va à confesse, on porte des robes sages, on ne marie que celle ou celui que les parents choisissent. Ainsi, toutes les filles sauf Giulia épouseront de « beaux partis » des villages alentour, et peu importent les convictions politiques du moment. Chez les Marini, on parle à voix basse, on sourit à tout le monde, on n’en pense pas moins. 

Les Locatelli
Il y aurait bien une forme de cousinage entre les deux familles, les Locatelli et les Marini. On raconte qu’un aïeul aurait épousé en secondes noces une petite-cousine Colombo… Ce sont sans doute ces possibles liens de sang qui valent aux Locatelli de prendre en amour la petite Giovanna, pas encore Giulia (elle attendra l’âge de 14 ans pour s’approprier ce prénom). Une gamine volontaire, enjouée, méticuleuse, à laquelle ils offrent le loisir de travailler pour eux de temps à autre, puisque tel est son plaisir ! Les Locatelli n’ont pas d’enfant. Giovanna-Giulia sera pendant quelques années leur soleil et leur sourire. Chez les Locatelli, on mange de bonnes pâtes faites maison, et Giulia préfèrera déguster la « pasta qui » plutôt qu’en famille. Elle apprendra à jurer en riant « porco Dío » « bastardo » « mierda » et j’en passe, quand cela est strictement exclu chez les Marini. Devant les parents de Giulia, les Locatelli se tiennent bien. Chez eux, dans leur café propret, aucune insulte, aucune joie de vivre apparente. On sert l’antipasto, l’insalata fraîche cueillie, il pollo élevé dans le poulailler, et c’est ici que Giulia apprendra entre autres à cuisiner les lasagnes à la viande et au coulis de tomate maison. Les Locatelli ne vont pas à la messe, ils tiennent leur commerce et personne ne saurait leur en vouloir. 


A propos de Marlen Sauvage

Journaliste longtemps. Puis dans l'édition. Puis animatrice d'ateliers après une formation Elisabeth Bing et DUAAE à Montpellier. J'anime encore quelques stages d'écriture, ai contribué aléatoirement au site des Cosaques des frontières, publié quelques livres – fictions et biofictions – participé à plusieurs ouvrages collectifs. Mon blog les ateliers du déluge.

4 commentaires à propos de “nouvelles | boucle 2 | marlen sauvage”

  1. Une glycine et une ancienne serre aussi chez toi
    La scène de rencontre est forte, comme définitive, et toute l’énergie dans les yeux jusqu’au bout
    Et puis l’ébauche de Giovanna Giulia toute cachée dans les plis de l’histoire…

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