1.Un souffle
2.Quelques mots
3. La dernière volonté
4. Épilogue
#1 Un souffle
J’ai remonté la pente, le souffle un peu court. Mon avis de mutation est arrivé à la fin du mois de juin, ce qui est plutôt un progrès sur le plan administratif. Enfant, on fait tourner le globe et on pointe son doigt en fermant les yeux, comme pour accrocher la queue d’un âne, laissant au Hasard le choix de la destination de nos rêves… c’est un peu ça. Il fallait que je parte. Mes proches me prédisaient que j’emporterais mes problèmes avec moi et je préférais me taire. Mes proches avaient raison, mais je n’avais pas le cœur de leur dire que c’était leur sollicitude que je fuyais. Mes problèmes, j’y suis bien trop attachée pour supporter encore qu’elle vienne s’immiscer entre eux et moi. Il fallait aussi quitter l’appartement, pour vivre dans un autre que nous n’aurions pas choisi, ne plus voir le petit pot de soucis dans l’embrasure de la fenêtre. On peut toujours jeter un pot de fleurs, mais pas un coin de mur, la lumière qui donne dessus le dimanche en fin de matinée, la rue calme en contrebas le soir quand on pose des verres sur la minuscule terrasse du rebord… Je n’étais d’ailleurs pas capable de jeter un pot de fleurs, ni quoi que ce soit à ce moment-là. J’en suis encore à me demander comment j’aurais fait sans Mariette, et heureusement, je sais que je n’aurai jamais à « faire sans Mariette ». Le chemin de la falaise monte dur. Je n’avais plus aucune condition physique. Ou je n’avais plus qu’une condition physique : si tu respires, ça continue. J’avais encore un fond d’humour noir, il me permettait de mieux épouser « mes problèmes », de faire corps avec eux. Pour ce qui est de cette ascension, c’était autre chose. Je m’arrêtais plusieurs fois, pliée en deux, les mains posées sur les genoux, j’avais l’impression d’avoir cent ans. C’était à peu près l’âge de Mariette, avec le temps, les dates s’effacent. Je la trouverais « là-haut », au banc, m’asseoir à côté d’elle était ce que j’avais de mieux à faire pour l’instant, en attendant que ma chambre soit prête. Le contretemps à l’arrivée m’avait profondément irritée. Il fallait que je parte et j’étais partie, mais une fois sur place, le logement de fonction était en réfection et la maire m’avait envoyée chez Maria, qui a une chambre, le temps que ça se finisse, et Maria m’avait envoyée au café, et le patron, après avoir constaté à voix haute que j’avais une petite mine et que mon séjour allait me requinquer, avait cependant refusé d’allonger mon double au cognac. Pas avant dix heures du matin. Tuer les clients, ça tue le commerce. Mais je suis sûre qu’il m’avait vu gober mes cachets… Le mieux était d’aller s’asseoir à côté de Mariette et après tout, j’étais là pour ça, pour faire ce qu’on me dirait de faire, pour ne plus rien choisir, pour ne plus rien décider et pour apprendre à de petits enfants à coller des gommettes et à chanter des chansons pleines de marins et de lapins. Je n’ai pas eu le souffle coupé par la vue : l’odeur de la mer sur le sentier abrupt s’en était chargée. J’avais lu quelque part que ce que nous prenons pour l’odeur de l’herbe coupée et majoritairement due aux insectes sectionnés au moment de la fauche. Montant, peinant, j’inspirais à chaque pas la pourriture des algues, des égouts déversés dans les rivières qui se jettent dans la mer, des cadavres de ceux qui doivent traverser à leurs risques et périls. Arrivée sur le plateau, le ressac m’a remise debout avec une grande claque sur l’oreille. J’ai vu le banc de Mariette, tout au bord de la falaise. Je me suis approchée en titubant un peu. L’herbe était haute et molle. J’ai vu tout de suite Mariette, sur le banc. Je me suis assise à côté. L’à-pic était juste là, presque aux pieds du banc. Il fallait vraiment qu’ils aient une grande confiance en Mariette pour envoyer quelqu’un dans mon état s’asseoir aussi près du bord, ou peut-être qu’ils s’en foutent ? Ou peut-être qu’ils savent que ce n’est pas leur problème ? Ou peut-être qu’il vaut mieux que tu t’habitues à ce vertige puisque tu vas vivre ici, au moins un an ? Malgré la brume, on voit l’autre côté, une dentelle bleue.
#2 Quelques mots
Mariette est née pendant la guerre. Dans la famille, il était courant de rappeler qu’elle l’avait illuminée par sa seule drôlerie. Mariette n’était pas un bébé douillet et en grandissant, elle s’est montrée très débrouillarde et peu exigeante, ce qui a contribué à sa popularité autant que la fameuse drôlerie. Elle n’a jamais eu l’ambition de devenir une grande voyageuse : elle aimait vivre ici, parmi nous, et sans les péripéties professionnelles de son premier mari, elle n’aurait probablement jamais quitté le village. Comme elle se plaisait à le dire, la vue sur la mer n’est jamais la même, et on n’aurait pas assez de toute une vie sans dormir pour l’apprécier. C’est également ce qu’elle disait du visage de son second mari, le bon, comme elle l’a baptisé. Toutes les personnes réunies ce soir l’ont si bien connue, c’est étrange d’être le premier à parler. Je suis sûr que la veillée nous donnera l’occasion d’en apprendre encore bien d’autres. Mariette, les plus jeunes l’ignorent sans doute, a d’abord travaillé à la laiterie et à la boulangerie du Phare. Elle aimait l’odeur du lait caillé et le matin, ce qui faisait d’elle une vendeuse appréciée et ses yeux tout ronds réveillaient mieux qu’un café-crème. Sur l’incitation de Monsieur Tardy, le directeur de l’école, qui avait été son maître, elle a réussi les examens pour devenir institutrice et nombre d’entre nous ont été ses petits élèves. Il y a eu l’épisode de l’Afrique, sur lequel je préfère ne pas m’étendre, parce qu’elle n’en parlait pas facilement. Son premier mari est mort là-bas et on ne dit pas de mal des morts, mais parfois ce n’est pas évident d’éviter. Pour Mariette, c’est facile. Quand elle est rentrée, elle était professeur d’anglais, preuve qu’elle n’avait pas perdu son temps là-bas, en dépit du désastre. Après ça, la vie de Mariette, ce n’est pas compliqué : le bon mari, les jumelles, le jardinage, la bicyclette, l’accueil des cyclistes de l’UCI, bien sûr et le club Haïkus et Origami, qu’elle a fondé après avoir hébergé pendant quelques semaines un touriste japonais amnésique suite à une chute sur les rochers. Elle nous aura tous cueillis en entreprenant un pèlerinage à Compostelle à quatre-vingts ans passés. Depuis, nous savions toujours où la trouver quand elle n’était pas chez elle : avec Léon, sur la falaise. Ça, au moins, grâce à vous, ce n’est pas près de changer.
#3 La dernière volonté
La dernière volonté de Mariette n’a été une surprise pour personne : toute la ville connaissait son goût pour les balades avec stations. Trois fois par jour, au prétexte de sortir Léon, elle parcourait les rues, les places, le square, la jetée d’un pas toujours vif malgré les années, mais en marquant des arrêts prolongés à des points stratégiques, pour leur vue ou pour la possibilité d’y rencontrer des visages familiers. Elle ne venait au café que lorsque la terrasse en était abordable, ce qui pour Mariette ne représentait pas loin de onze mois sur douze. Ainsi, même dans les plus froides semaines, nous sortions au moins un guéridon et deux chaises, certains de sa visite du matin. Les grandes marées étaient seules capables de la faire reculer. L’après-midi, elle se rendait à la falaise avec Léon. Peu sujette au vertige, elle s’installait sur une petite couverture imperméable trop près du vide au goût des touristes qui faisaient un écart pour ne pas prendre de risque. Les connaissances qui montaient là-haut ne craignaient pas de l’effrayer et partageaient un moment son petit carré sec. Elle emportait souvent un châle et un bonnet supplémentaire pour le cas où quelqu’un ait froid. Elle les dégainait également si par gentillesse on s’inquiétait de son rhumatisme dans cette humidité… Elle ne parlait pas beaucoup, mais elle écoutait bien. Alors, nous avons essayé à notre tour de bien entendre ce vœu de son cœur. Un banc, elle laissait une petite somme pour son achat, un banc là où il manquait.
Le testament ne fait pas mention de la falaise. Mariette, avec la bénédiction des jumelles, a fait don de sa maison aux femmes et aux enfants qui auraient besoin d’un abri. Les hommes peuvent aussi être désemparés, précise-t-elle, mais il faut accepter ses limites : la maison est petite et la présence des hommes pose toujours des problèmes de salle de bain. Le banc aurait pu aussi bien se retrouver dans son jardin, dont elle avait fait tomber la barrière quelques mois après le décès du bon mari, de telle sorte que les touristes le prenaient souvent pour un petit square ou le jardin de la maison d’une célébrité locale qu’on pourrait visiter. Un jour ou l’autre, nous nous étions tous retrouvés assis aux côtés de Mariette, sur le banc de l’école, au parc, à l’église, sur la plage ou là-haut et une collecte a rapidement été lancée pour pouvoir passer commande à Paul, au lieu d’acheter quelque chose de commun par correspondance, comme Mariette se l’était imaginé. Les jumelles étaient très touchées par cette attention et honnêtement soulagées de voir le comité des fêtes se charger de la collecte et du reste. Elles travaillent loin et elles avaient d’autres souvenirs de leur mère. Le banc de Mariette était un banc public. Au vu de la somme recueillie, nous aurions pu acheter une dizaine de bancs et baliser ainsi les promenades de Mariette. Cette idée a été défendue un temps par une jeune voisine, qui travaille dans l’événementiel. Claire de l’office du tourisme lui a immédiatement emboîté le pas en proposant un petit guide pour les touristes… et c’est ce qui nous a décidés à ne pas le faire. Mariette n’est pas une gloire locale. C’est une vieille amie et nous comptons bien la garder pour nous. Paul a expliqué qu’avec cette somme, nous pourrions faire quelque chose de durable et de vraiment beau. Investir dans un bois exotique imputrescible et s’assurer du droit d’installer le banc au bord de la falaise.
Dans le souhait de Mariette, il n’était pas question d’écrire quoi que ce soit sur le banc. Une plaque aurait été tout à fait inappropriée, mais le Comité des fêtes a pris le temps de plancher sur quelques propositions, puis de lancer un concours de « vers de circonstance », de voter trois ou quatre fois avant de renoncer, purement et simplement. Personne n’était surpris et tout le monde, soulagé. Une romancière en vogue venue pour signer son dernier livre assistant à la conclusion de cet épisode ne manqua pas d’en souligner le paradoxe. C’est comme ça par ici, on prend le temps de se rendre compte qu’on est d’accord depuis le début, ça resserre les liens. Il a fallu qu’ils soient bien solides pour supporter les interminables échanges relatifs à la falaise. Prétextant son érosion, la mairie refusa d’abord tout net qu’on y installe le banc de Mariette. Le comité des fêtes fit valoir qu’il n’était pas question d’un monument pour l’éternité, mais d’un banc. L’avocat, payé sur les fonds de la collecte, réussit à établir un parallèle judicieux avec les concessions du cimetière. Elles étaient renouvelables tous les vingt-cinq ans. Il y avait fort à parier que la falaise serait encore là, elle dans un quart de siècle et que si, alors, on ne pouvait plus s’asseoir sur le banc, on en aurait déjà bien profité. La mairie contre-attaqua comme il se doit avec des questions de sécurité. Le site est dangereux. Certes, admit l’avocat, mais puisqu’il n’est pas interdit de s’y promener, en quoi s’y asseoir sur un banc aggraverait-il les risques ? Et pourquoi la mairie n’installait-elle pas des barrières de protection ? « Du fait de l’érosion », la réponse arriva par la poste, mais on l’avait déjà débattue la veille au café. Les opposants au banc de la falaise tentèrent une dernière manœuvre : le banc ne risquait-il pas de s’envoler ? Qu’est-ce qui nous empêcherait de le sceller avec du béton, s’exclamèrent en chœur les membres du comité, toujours soutenu par l’avocat qui avait renoncé à se faire payer d’autres honoraires, le fonds Mariette étant épuisé par cette bataille juridique, mais il savait tirer de ces nombreux rebondissements une aura médiatique largement compensatoire. « Le site est classé » fit savoir la mairie à grand renfort de presses locales ne voulant pas être en reste sur le plan de communication. C’est alors que Henri, qui ne s’était pas manifesté jusque-là bien qu’ayant été un des élèves de Mariette à la petite école, épaulé par son fils, l’ingénieur, proposa de fondre des pieds suffisamment lourds pour qu’ils résistent à un cyclone. Démonstration fut faite sur un grand tableau noir apporté tout exprès au conseil municipal et devant l’aplomb du grand forgeron et les chiffres de son cadet, la mairie a fini par céder.
À l’exception de quelques âmes égarées, il ne vient à l’idée de personne de s’asseoir ailleurs qu’à côté de Mariette, ce qui fait qu’à la longue, ses dates s’effacent. Son nom, lui, vieillit tranquillement avec le bois du banc exposé aux quatre vents. La gravure demeure très élégante. Evelyne l’a réalisée avec soin d’après le modèle choisi par le Comité des fêtes. Après avoir renoncé à la plaque et au concours « un vers pour Mariette » lors d’une séance mémorable où Valéry, notre poétesse locale, a donné à entendre les équivoques déplacées de ce titre, les membres ont tenu à maintenir un concours de calligraphie pour l’inscription. Les débats autour de la question du nom de famille ont duré une bonne partie de l’hiver. Mariette ayant été deux fois veuve, il semblait déloyal de ne faire figurer qu’un seul patronyme. Ne conserver que son nom de jeune fille rabat sa longue vie à une existence de fillette, a soulevé l’institutrice. Ou de vieille fille, a ajouté Simon, qui ne s’est jamais marié. La mention de trois noms de famille risquait d’écraser le prénom, au sujet duquel tout le monde était d’accord : Mariette, c’est Mariette. D’ailleurs, quand quelqu’un risquait un « Madame » … elle-même disait : allons, allons, Mariette ira bien. Dates de naissance et de mort en chiffres séparés par de gracieuses barres inclinées sur le côté gauche du dossier banc, prénom avec une belle majuscule de cahier d’école et point sur le i, sur le côté droit, quand on regarde la mer.
À la longue, les dates s’effacent. On dirait qu’elles rentrent dans le bois, qu’elles s’y enfoncent comme les vers dans le sable. Les jeunes du comité, ceux qui sont restés membres (les enfants de Tina, Stuart qui a gardé une maison de vacances dans la baie et Carla), sont quasiment tous à la retraite. Ce qui compte c’est le club d’origami et le banc. Les dates, depuis qu’il y a des téléphones encyclopédiques, on les retrouvera bien toujours au besoin.
#4 Épilogue
La falaise s’est effondrée ce matin. Cela a créé un choc dans la population résignée à sa lente érosion. Le marché de l’immobilier, déjà très fragile pour les demeures situées sur les hauteurs, ne se relèvera pas de ce nouveau coup. Les propriétaires les plus avisés ont vendu leur bien voilà plus de vingt ans. L’interdiction de circulation entrée en vigueur suite au premier glissement de terrain, connu désormais des géologues sous le terme de « translation du banc » ou « translation de Mariette », avait sonné le premier glas pour les maisons de la côte. Certaines d’entre elles, vieilles de presque deux siècles, portaient le témoignage de l’heureuse époque des bains de mer et des congés payés. Classées, elles ont été déconstruites pierre par pierre et remontées à l’identique à l’intérieur des terres. Pour certaines bâtisses plus modestes, les habitants ont également pu faire ce choix de la reconstruction, mais à présent la zone des falaises est sinistrée et ce genre d’opération de la dernière chance est définitivement révolu.
En arrivant par la mer, on distingue sur la rive, parmi les rochers, un étrange amas qui évoque d’abord un corps allongé sur un lit, ou un divan, comme il en existe sur les gravures du début du XXe siècle. Il y a toujours des gosses pour plonger du bateau malgré les mises en garde : les courants sont traîtres en dépit du peu de fond et l’eau à la belle écume révèle à l’étude un taux d’acidité anormal. La petite troupe nage jusqu’aux rochers. Quand ce ne sont pas des gamins, ce sont des amoureux ou des citadins un peu éméchés en quête d’aventure. Régulièrement, quelqu’un se noie ou presque. Rien ne les arrête. Le monticule qui a attiré leur attention est un assemblage chimérique : pieds de métal, corps fossilisé d’un coquillage monstre, sorte de couteau ouvert en deux. En le frottant avec du sable noir apparaissent des lettres — ariet ou plus probablement ariel, qui est le nom d’un ange, mais aussi celui du personnage d’un film fantastique qui se passe sur une île… —. Rien de plus. Pourtant, ils ne s’en vont pas tout de suite. Ils s’installent dans la conque, autour. Il y a un cercle de feu laissé par d’autres, bien délimité avec des pierres roses. Le bois flotté prend bien. Souvent la nuit les surprend. Ils restent là à chanter des chansons et à se raconter des histoires effrayantes, tranquillement.
je rêve que je m’installe dans la conque et que je fredonne (pas trop fort, pour ne pas faire dérailler les autres) – je rêve que j’ai déchiffré les lettres et je me souviens du contact