# nouvelles, boucle 2 |Hélène Boivin

table des matières

1- une rencontre

2- Job

3-une famille recomposée

4-le salon des refusés

L’imprésario

Midi, les rues chauffées à blancs se vident, les estivants du festival se dépêchent de gagner l’ombre pour ne ressortir qu’à la fraîche et voir jouer les comédiens dans la cours des grands. Indifférents, enthousiastes et naïfs, nous jouons à toutes les heures. Out du off du in dans cette grande foire estivale des spectacles vivants, dans cette avalanche de spectacles du matin jusqu’au soir qui se succèdent, s’entremêlent, se chevauchent comme des séances de cinéma. Les affiches du matin sont déjà à moitié recouvertes par celles de l’après midi pour des spectacles le soir. Dans une heure, elles voletteront sans doute en lambeaux, ou seront transformées en un gros mille feuilles de papier mâché qui chutera des murs. Nous, on range la mise et les costumes duRoyaume de bois. Les rares badauds qui nous ont suivis se disséminent tandis que je décroche le rideau du panneau « interdit au spectacles forains » pour le rouler et le caler en rouleau sur nos sacs, je plie délicatement les vers, aucune envie d’être un gruyère, je n’irai pas à cette guerre, mes yeux s’inondent et ruissellent sur mes joues delavées, quand il surgit, en se frappant la poitrine. Déboulant de nulle part, Pied nickelé de chair et d’os, plus Filochard que Ribouldingue, énergumène échappé d’on ne sait d’où. Il s’essuie les lèvres avec un mouchoir douteux «  pour embrasser votre dame », de l’autre il chasse une larme du poing pour finalement nous tomber dans les bras, de nouveau sujet à des soubresauts lacrymaux. «  Depuis que Gérard nous a quitté, dit-il en frappant son poitrail creux, depuis que mon frère de cœur a disparu, cueilli dans la fine fleur de sa jeunesse, que n’aie je cherché sans les trouver mes âmes sœur et d’élection. Je les ai trouvé ! Vous êtes là mes amis, grâce divine, je n’ai jamais rien entendu d’aussi émouvant  ». Nous ployons sous ses paroles imprévisibles, irrésistibles emportés par cet homme qui parle au subjonctif et au superlatif. «  Nous allons faire de grande chose, désormais vous êtes sous ma protection, sous ma direction, je vous accueille dans mon théâtre, le TBB, théâtre du bateau à boire. » Nous le suivons sans aucune forme de pensées, à travers le labyrinthe des rues, de plus en plus en périphérie des remparts,charmés par son son plan de bataille, notre future plan de carrière qu’il déploie sans boule de cristal. Premièrement, je me charge de tout. Dominique, pour vous servir, vendeur sur les marchés, bonimenteur et joueur de bonneteau, je suis votre impresario, l’homme qu’il vous faut . Deuxièmement, nous ne nous quitterons plus. Nous partons en tournée nationale tous les trois. Je me charge de l’intendance, avec un camping car, bien sur, j’ai une piste.Troisièmement, nous arrivons au centre du monde, pardon, de l’univers, là où tout commence, le TBB, Théâtre du bateau à boire, un troquet douteux avec une pancarte, interdit de licence 4, Théâtre sans alcool. Un grand échalas torse nu aux veines très bleues et saillantes nous accueille, le regard embué. Présentation :Gegé, régisseur en chef. Il est très affairé à bricoler une petite guitare en bois de cageot. Peux tu emmener Madame aux commodités et à sa loge afin qu’elle puisse se changer. Je disparais avec Gégé qui pousse une porte de l’épaule et me montre au fond de la cour les cabinets à la turque. On doit se changer sans glisser dans le trou . Pendant ce temps, l’impresario, Dominique, emmène Monsieur découvrir la scène et apprécier la jauge, ils descendent une échelle de meunier pour arriver dans une cave au sol collant, une boule à facette pendouillant au plafond et d’un geste majestueux, ouvre une porte secrète : le fumoir, un petit cagibi, avec dans la rotonde un conduit de poêle qui sert d’évacuation. Puis, princier, il invite au repas, permettez moi de vous offrir ce premier repas qui scellera notre compagnie itinérante, une salade de pois chiche, durs comme des roulements à billes. Il pleure à nouveau Gérard Philippe, son cancer, sa gueule, mais vous, mes nouveaux amis, vous redonnez un souffle à ma vie et à notre projet sublime ! Comme Antoine s’inquiète de ma disparition, il rassure, oh, Gégé, il fait que des conneries. Quatrièmement, sieste avant la parade à 18 heures à travers la ville, en costume de bois, je me charge de l’annonce. Et la grande parade commence avec notre joueur de flûte en avant, à la voix entraînée, qui rivalise avec tous les hauts parleurs forains, Ce soir, grand spectacle exceptionnel, au Théâtre du Bateau à boire, nous avons l’honneur d’accueillir le Royaume de Bois, pièce en vers et contreplaqué, qui, après une tournée nationale, n’a récolté que des honneurs ! depuis le père Ubu, vous n’avez rien vu. Il faudrait que vous vinssiez à vingt heures ! Cinquièmement : Dominique videur, service d’ordre . Vingt heures, lui et ses sbires aux veines bleues bloquent toute la rue et dirigent les gens, badauds, touristes, égarés dans la salle du TBB ; à peine 30 m². La salle est vite remplie, on verrouille les portes, le spectacle commence dans la chaleur moite et collante du Bateau à Boire.

2 grille wiki

Job

Discussion : article indexé au projet vie paysanne dans le Finistère, pays du Léon 20 ème siècle,ainsi qu’au projet inventaire des enivrés .

Homonymie :

job : anglicisme , n.m : travail rémunéré que l’on ne considère pas généralement comme un véritable métier. Boulot.

Job : de l’hébreu, est un personnage de la Bible, héros du livre de Job. Livre classé parmi les ketowim au sein de la bible hébraïque, et parmi les livres poétiques de l’Ancien Testament par les chrétiens. Il est également cité dans le Coran en tant que prophète.

Il représente l’archétype du juste mis à l’épreuve avec la permission de Dieu. .

Prénom qui signifie rejeté, écarté

Biographie :

Job est né Jobic Guena dans la commune de Dihouet en octobre 1934. Les registres de la commune ayant été brûlés lors des attaques aériennes du port de Brest et du littoral, les sources actuellement disponibles sont déduites de la carte d’appelé au contingent 38, corroborées par une carte d’invalidité de soldat d’Algérie, retrouvées dans un carton à chaussures sur l’étagère d’une grange. Il est le troisième enfant de Renan et Soizic Guéna, journaliers. A la mort des ses parents, alors qu’il n’a qu’une huitaine d’année, son frère aîné François ouvrier journalier devient chef de famille. Sa sœur Germaine rentre comme employée de maison bourgeoise à Brest l’année suivante, on perd après sa trace. Il suit son frère qui se marie avec Léonie Le Guintec. Il les suit quand ces derniers deviennent fermiers dans la commune. En 54, il quitte le village pour faire son armée. Il est envoyé en Algérie, dans la commune de Siddi bel Abbes, il y restera deux ans avant de passer une année à Tizi-Ouzou. En 58, il rentre dans la ferme familiale où il restera jusqu’en 1985. Il y reste toute sa vie avec des passages réguliers à la dératisation. (Voir cure de désintoxication, dans l’établissement du professeur Le goff, à Brest, la Cavale Blanche.). En 1995, il suit son frère et sa belle sœur dans la commune voisine, Ploudéniau. Il meurt six mois après son frère, à l’hospice de Saint Renan en Avril 1995.

Œuvres :

Les bottes

De l’électricité dans les champs

Vue du fossé

Par les terres

Les côtes flottantes

Influences :

Le noroit et le suroit

la vie secrète des coquillages

le comptoir de Nicole

Sidi Brahim

Une famille recomposée

Blaise est le dernier né de la génération Y de la famille Le Timonier. Quand on a découvert l’arbre généalogique en rangeant la maison de la grand-mère, qu’on l’a déroulé, Laurent a tout de suite vu son absence et fait pousser une nouvelle feuille avec son nom et sa date de naissance, l’arbre ayant été composé à la fin du 20 ème siècle, génération X. La plupart des grands airs de famille, les mythes qui se racontent en fin de repas, étaient toujours d’avant. Décalé d’une génération, encore plus que ses frères et sœurs qui avaient eu la bonne idée de naître encore au 20 ème, il se retrouve presque seul sur son îlot futuriste. Il y a bien des cousins mais largement plus agés, et il était déjà oncle dans le berceau. S’ensuit un sentiment d’oubli et celui de pousser à la lisière de la forêt généalogique. Appartenir à la famille Le Timonier est un repère dans le village, essentiellement composé de deux souches opposées, chacune allant sur une plage différente, lisant des journaux différents, avec des convictions contraires, l’une fumeuse, l’autre pas, l’une méprisant l’autre, l’autre ignorant l’une. La famille Le Timonier est une famille recomposée qui avec les nouvelles boutures opérées sur la souche d’origine prendra une grande envergure à travers les différentes générations. Monsieur Antonin Le Timonier, l’ancêtre, était comme il arrive souvent sur le bord de cette côte Bretonne, Amiral. Il se maria avec Simone née Guillou, et naquit de cette union trois enfants. Leurs noms, leurs sexes, il n’importe quoiqu’à chaque fois qu’on évoquait cette première branche, pour expliquer à un nouvel arrivant la structure organique de la famille, la grand-mère tenait vraiment à donner les prénoms, les surnoms et les dates, qui bien sûr lui échappaient. Il fallait pouvoir retrouver les identités avant que la mémoire ne l’efface et que les générations suivantes ne puissent plus savoir qui est qui sur les photographies déjà voilées. On dressait alors avec elle des petits pense bête avec les noms de chacun, ceux d’avant et ceux d’après. Aussi les enfants de ce premier lit avaient bien sûr des noms d’ancêtre, Yvonne dite Vonnette, Roger ou Epinard, enfin Guy dit Kiki. Simone Guillou mourut en couche ou de la grippe espagnole ou de la tuberculose ou de je sais plus quoi, laissant l’enseigne de vaisseaux avec trois enfants en bas âge. La sœur d’Yvonne, Elizabeth, la tante des enfants, vint s’occuper de la fratrie et du mari. De tante, elle devint la femme puis la mère des autres enfants. C’était fréquent à cette époque, on restait en famille. Deuxième lit mais même chambrée. Les enfants du premier lit étaient élevés par leur tante avec leurs demi-frères et sœur-cousins, et les enfants du deuxième lit étaient élevées par leur mère avec leur demi- soeurs et frères-cousins. La famille s’agrandit encore. A chaque départ en mer, l’enseigne laissait à sa femme un enfant à couver. Suzanne, Gabrielle, Claude et Renée ne tardèrent pas à arriver. Les enfants se demandaient toujours qui étaient la branche préférée : l’originale avant que la mort ne prenne la mère ? Il faut bien dire que les enfants du premier lit considéraient leur tante plus comme une marâtre un peu pimbêche que comme une mère aimante. Le second lit se disant qu’il n’aurait pas vu le jour sans la mort providentielle de leur tante. Il en résultait une dichotomie, une certaine schizophrénie avec cette famille à deux têtes qui faisait qu’à chaque fois qu’on demandait à un enfant s’il était de la famille Le Timonier, il répondait par l’affirmative vite suivi d’un avenant, oui mais ou d’un non mais oui. Finalement, ils se désignaient en sous titre par le surnom de leur mère, les Monette ou les Zabett. Jusqu’ici, les embranchements sont assez faciles, mais la situation se complexifie à la génération suivante. Les premiers lits étaient essentiellement composés de mâles, gardant leur nom – l’unique fille n’ayant jamais voulu se reproduire, préférant la sculpture et la terre à la chair ; Les enfants du deuxième lit, toutes filles à une époque où l’on se mariait, qu’on prenait le nom de sa moitié, et que les familles oscillaient entre cinq et six enfants, on perd vite le fil. Les Gannat, Brincart, Reynaud, Sordet-Mautin et j’en passe. Soixante huit est une explosion patronymique, une bombe à fragmentation, et la situation devient très embrouillée dans les ronces généalogiques. Il n’y a plus de mariage, il n y a que du collage, ce sont tous des communistes, vivement la mort, disait la grand mère. Si bien que les générations suivantes, méprisant ces histoires de familles bourgeoises, se retrouvant chaque été dans le même village, ignorèrent rapidement qu’elles appartenaient à une seule et même souche, qu’ils étaient peut être cousins, et c’est souvent avec effroi qu’ils découvrirent que leurs amours d’été manquaient en fait d’altérité, et ne pouvaient être que contrariées. Sous la boule à facettes de l’étrier-club, la belle blonde prenait une toute autre couleur. Et tout cela c’est la partie visible de l’arbre ! Il y a bien sous les racines, des histoires adultérines et d’enfant né sous le nom d’un autre pour ne pas troubler les familles.

Dans le pays des abers, là où la Manche et l’océan se rencontrent, au large un tanker glisse sur le rail d’Ouessant, pour éviter la côte pavée de gros rochers, vénérables éléphants. Blaise le Timonier est allongé sur un transat à côté de la citerne de la maison. Elle jouxte la porte de la cuisine à laquelle on accède par cinq degrés en granit. Le réservoir en béton, ne sert plus depuis qu’il y a l’eau courante mais constitue une estrade où les langues se dénouent bien mieux que pendant le cérémonial des repas, où des successions d’enfants y ont fait leur théâtre invitant les parents autour. Des érigerons volatiles partagent les anfractuosités avec la mousse. C’est le 31 Août ; les hirondelles ne rasent plus bas la prairie pour piquer sur la haie de troènes et d’hortensias et s’engouffrer sous le perron; les nids et les fils électriques sont vacants; Les aoûtiens ont tassés leurs bagages dans les coffres pour reprendre la voie rapide jusqu’à la rocade de Rennes. Blaise flotte dans une robe de chambre antique tirée d’une penderie qui a vu défiler des générations cherchant une petite laine. Hier encore à l’hôpital. Il a vingt ans, a perdu vingt kilos et gagné un trou dans le crâne dans l’oreille droite où il entend une soufflerie continue. C’est l’harmonie. Le sifflement de la cocotte qui s’échappe de la cuisine, sert de basse continue. Le soleil réapparaît derrière une caravane de cumulus couleur d’ardoise passée de l’autre côté du toit, côté mer. Il se trouve sur la pente ensoleillée du monde, l’ombre des aulnes s’est réduite elle aussi pour se tenir dans la marge. L’herbe, les feuilles, le ciel, tout brille après la dernière averse. Il est ravi du ciel après trois mois allongé, les yeux collés au plafond, connaissant ses moindres détails, attrapant le bleu du ciel quand il a été transféré au CHU. Depuis qu’il a pris la descente du Sémaphore, en trois minutes avec une mouche dans son oreille, sa vie a changé. Ses jours lui échappent en spirale ; tumeur maligne ; on lui explique, crâne en main, comment le chirurgien va s’y prendre pour le trépaner; oraux des concours aux calendes; la belle assistante le retrouvant au Val de Grâce; les greffes ratées ; le chirurgien Sterkof à qui il doit la vie ; les gueules cassés croisés dans les couloirs, le paravent devant le lit voisin ; et cet air joyeux auquel il s’accroche Je suis heureux, j’ai tout et j’ai rien, je chante sur les chemins. Je dors la nuit sur l’herbe des bois, les Pitié mouches ne me piquent pas. Il ne peut plus perdre son temps, il doit fabriquer ses machines, il sera le Méliès du papier mâché, mais pour l’instant, il a un énorme besoin de dormir. Ses joues se gonflent puis se creusent en petites bouffées.

Le voilà enfant qui marche dans un champs hérissé de maïs; il enjambe les sillons en veillant à ne pas casser les tiges ; les épis mûrs avec leurs barbes marrons qui pendigouillent ; La terre craquelée en grosses mottes sèches, brisées, séparées comme des falaises ; une flottille de camomille au pied des épis ; la lisière d’un autre champ aux herbes hautes remplies d’ombelles ; des gendarmes aux bouclier rouges et le casques rayés grouillent dans les différents bouquets ; combien d’ombellules sur chaque ombelle , résoudre l’équation ; les bottes de Job à l’angle du talus et son pantalon dedans, la chemise à carreaux et la casquette qui couvre à demi son visage ébloui, avec l’œil qui en clignant, relève le pli de la bouche découvrant la dent. C’est toi Blaise, éteins la lumière, mignon. Il y a l’électricité à la ferme des Guéna? Pour les vaches et la trayeuse, mais dans la pièce, le rayon oblique venant de la petite fenêtre qui éclaire la terre battue, le tourbillon des particules de lumière avec les moucherons au dessus des bêtes, l’odeur chaude de la crème. Il veut les mêmes bottes noires que Job. Il n’aime pas quand les autres le traite de fruit sec. Job lui parle d’homme à homme. Il lui dit où il peut trouver des vieilles planches et des sacs de ciment pour ses cabanes et son train fantôme et des roues de kart pour la 704.

Job débouche de derrière la courbe du puits, et de son pas chaloupant, les bras en l’air, vient saluer celui qui revient des enfers qu’il connaît bien aussi quand on l’emmène à la dératisation, à la clinique des docteurs de la cavale Blanche. Blaise est juché sur le bord de la citerne pour rester dans la flaque de lumière du soleil couchant. Job lui remet un cadeau emballé dans un vieux Télégramme plié dedans duquel y a un Napoléon. Il enlève sa casquette et ses yeux bordés de rouge ont l’air de supporter une grosse larme qui ne tombera pas car les rigoles sont hydrofuges. Faut qu’il sorte son mouchoir pour essuyer tout ça. Bon surtout, dès qu’il sera sur pied, il lui a mis de côté un carbu solex avec une calandre de traction et une roue de brouette increvable. Arrive la cousine qui les rejoint. Elle vient demander s’il n’y a pas un œuf pour la dépanner mais surtout imperméable, imperméable aux déflagrations dans l’oreille cassée, vient poursuivre sa colère de l’année précédente contre ces malades qui nous lobotomisent avec leur injection et balancent des traînées de poison dans le ciel.

Ça fait bien longtemps qu’il n’est pas revenu s’asseoir là bas, Blaise. Les absents flottent dans la maison qui s’imprègne d’humidité, volets trop longtemps fermés, le papier se décolle dans les chambres; les miroirs, les photos accrochées de plus en plus piquées, ne renvoient plus de visage, mais des contours, les souris ont entamé le velours des fauteuils. Les fenêtres aux dormants gonflés d’eau, les gonds rouillés par la mer tiennent par miracle et chaque tempête menace d’entrer dans la maison. Blaise rattrape le temps perdu, il a tenté de rentrer dans les clous, en devenant ingénieur à Sochaux , mais il s’ennuie tellement pendant les réunions sur les roulements à bille, qu’il évite de sombrer dans le sommeil en écrivant sa première pièce, le royaume de bois, en vers et en contreplaqué. Toujours cette folie des planches qui ne s’est pas calmé. Il couvre son bloc note d’écritures baroques sous l’œil étonné de son polytechnicien de chef qui pense qu’il s’y est mis enfin, qu’il révolutionne les boites de vitesse. Le soir, il remet les scènes à Claire qui les tape le lendemain entre deux conclusions chez son avocat marron. Ils ont trouvé le bon rythme, des planches sur les chantiers, les accessoires dans les grands encombrants. Ils ne savent pas coudre alors ils découperont leur costume dans le bois. Roi et reine dans un royaume de bois est aussi simple que de jouer à la bataille. Bien loin des phares et des balises, ils foncent dans une petite ln chargée de toute la structure de leur théâtre, des costumes, et de leur inconscience pour Avignon. Ils ont décidé d’y croire et ont pris en stop une femme au cheveux bleu qui descend elle aussi pour le Festival. Elle lit à l’arrière le livre des mutations.

Midi, les rues chauffées à blancs se vident, les estivants du festival se dépêchent de gagner l’ombre pour ne ressortir qu’à la fraîche et voir jouer les comédiens dans la cours des grands. Indifférents, enthousiastes et naïfs, Blaise et Claire jouent à toutes les heures. Out du off du in dans cette grande foire estivale des spectacles vivants, dans cette avalanche de spectacles du matin jusqu’au soir qui se succèdent, s’entremêlent, se chevauchent comme des séances de cinéma. Les affiches du matin sont déjà à moitié recouvertes par celles de l’après midi pour des spectacles le soir. Dans une heure, elles voletteront sans doute en lambeaux, ou seront transformées en un gros mille feuilles de papier mâché qui chutera des murs. Ils rangent la mise et les costumes du Royaume de bois. Les rares badauds qui les ont suivis se disséminent tandis que Blaise décroche le rideau du panneau « interdit au spectacles forains » pour le rouler et le caler en rouleau sur leurs sacs, il plie délicatement les vers, aucune envie d’être un gruyère, je n’irai pas à cette guerre, mes yeux s’inondent et ruissellent sur mes joues délavées, quand il surgit, en se frappant la poitrine. Déboulant de nulle part, Pied nickelé de chair et d’os, plus Filochard que Ribouldingue, énergumène échappé d’on ne sait d’où. Il s’essuie les lèvres avec un mouchoir douteux «  pour embrasser votre dame », de l’autre il chasse une larme du poing pour finalement leur tomber dans les bras, de nouveau sujet à des soubresauts lacrymaux. «  Depuis que Gérard nous a quitté, dit-il en frappant son poitrail creux, depuis que mon frère de cœur a disparu, cueilli dans la fine fleur de sa jeunesse, que n’aie je cherché sans les trouver mes âmes sœur et d’élection. Je les ai trouvé ! Vous êtes là mes amis, grâce divine, je n’ai jamais rien entendu d’aussi émouvant  ». Ils ploient sous ses paroles imprévisibles, irrésistibles emportés par cet homme qui parle au subjonctif et au superlatif. «  Nous allons faire de grande chose, désormais vous êtes sous ma protection, sous ma direction, je vous accueille dans mon théâtre, le TBB, théâtre du bateau à boire. » Ils le suivent sans aucune forme de pensées, à travers le labyrinthe des rues, de plus en plus en périphérie des remparts,charmés par son son plan de bataille, leur futur plan de carrière qu’il déploie sans boule de cristal. « Premièrement, je me charge de tout. Dominique, pour vous servir, vendeur sur les marchés, bonimenteur et joueur de bonneteau, je suis votre impresario, l’homme qu’il vous faut . Deuxièmement, nous ne nous quitterons plus. Nous partons en tournée nationale tous les trois. Je me charge de l’intendance, avec un camping car, bien sur, j’ai une piste.Troisièmement, nous arrivons au centre du monde, pardon, de l’univers, là où tout commence, le TBB, Théâtre du bateau à boire », un troquet douteux avec une pancarte, interdit de licence 4, Théâtre sans alcool. Un grand échalas torse nu aux veines très bleues et saillantes les accueille, le regard embué. Gegé, régisseur en chef. Très affairé à bricoler une petite guitare en bois de cageot. « Peux tu emmener Madame aux commodités et à sa loge afin qu’elle puisse se changer ». Claire disparaît avec Gégé qui pousse une porte de l’épaule et lui montre au fond de la cour les cabinets à la turque. On doit se changer sans glisser dans le trou . Pendant ce temps, l’impresario, Dominique, emmène Monsieur Blaise découvrir la scène et apprécier la jauge, ils descendent une échelle de meunier pour arriver dans une cave au sol collant, une boule à facette pendouillant au plafond et d’un geste majestueux, ouvre une porte secrète : le fumoir, un petit cagibi, avec dans la rotonde un conduit de poêle qui sert d’évacuation. Puis, princier, il invite au repas, « permettez moi de vous offrir ce premier repas qui scellera notre compagnie itinérante, une salade de pois chiche », durs comme des roulements à billes. Il pleure à nouveau Gérard Philippe, son cancer, sa gueule, « mais vous, mes nouveaux amis, vous redonnez un souffle à ma vie et à notre projet sublime ! « Comme Blaise s’inquiète de ne plus revoir sa reine, il rassure, oh, Gégé, il fait que des conneries. « Quatrièmement, sieste avant la parade à 18 heures à travers la ville, en costume de bois, je me charge de l’annonce. » Et la grande parade commence avec le joueur de flûte en avant, à la voix entraînée, qui rivalise avec tous les hauts parleurs forains. Ce soir, grand spectacle exceptionnel, au Théâtre du Bateau à boire, nous avons l’honneur d’accueillir le Royaume de Bois, pièce en vers et contreplaqué, qui, après une tournée nationale, n’a récolté que des honneurs ! depuis le père Ubu, vous n’avez rien vu. Il faudrait que vous vinssiez à vingt heures ! » Cinquièmement : Dominique videur, service d’ordre . Vingt heures, lui et ses sbires aux veines bleues bloquent toute la rue et dirigent les gens, badauds, touristes, égarés dans la salle du TBB ; à peine 30 m². La salle est vite remplie, on verrouille les portes, le spectacle commence dans la chaleur moite et collante du Bateau à Boire.

A propos de Hélène Boivin

Après avoir écrit des textes au kilomètre dans un bureau, j'ai écrit des textes pour des marionnettes à gaine et en papier. Depuis j'anime des ateliers d'écriture dans des centres sociaux et au collège. J'entretiens de manière régulière ma pratique auprès du Tiers-livre.