#nouvelles | boucle 2 | Des nouvelles de Marcel

Table de la boucle :

  1. Filature
  2. Wiki Marcel
  3. Cabanes

Cabanes

Ce qui frappe c’est les chiens. On voit beaucoup de chiens dans les albums photos de Lulu. De plus en plus. Dans les vieilles photos, il y en a un ici, un là, dans le champ. Et puis avec le temps, c’est eux sur les photos.                                         Il y a une photo où on en voit neuf, avec ceux de Lulu, de Ben et les miens. Sur une couverture en train de dormir. Et Ben allongé au milieu, avec la Miss, Fanny, Magnéto, Belle, Candy, Souris, Poupette, Pirate et Louloute.                                                                C’est ça aussi la famille. D’ailleurs, parmi les portraits accrochés aux murs, on voit sur la cheminée, place de choix, une grande photo du dernier chien, un golden blond mort d’un cancer. Hélios.                                       Je me demande si Lulu se souvient de son premier chien, du chien de la petite Lulu.                                         Je me demande si le petit Marcel s’en souvient aussi. J’imagine que oui. Quand on a habité, hanté le corps d’un être vivant, j’imagine qu’on s’en souvient. Peut-être même qu’il se souvient de son corps à lui ? Et peut-être bien que c’est pour tout le monde pareil, que dans la mort on se souvient de son corps, du corps qui nous a hébergés ? Ou en sens inverse, si la mort c’était ça, que pour le corps gisant on vive en lui comme un vieux souvenir, comme un rêve, ou un cauchemar, qui ne peut plus le réveiller ? Et on vivrait là, comme ça, en espèce de corps flottant de la mémoire comme un autre, au milieu de tous ceux qui nous ont traversé l’esprit, habité, hanté, échappé. Libérés, enfin. En sons, en lumière, quelques mots. En attendant l’oubli.                                         Non. Il aura pas oublié le chien le petit Marcel. Et tiens, personne en fait… comment oublier le chien qu’on a été, hein… ?                                       Et le chien, lui, est-ce qu’il se souvient du Marcel qu’il a été ? Il se rappelle quand il restait assis, la petite Lulu par là, qui lui raconte ses histoires, lui assis à observer dehors, le nez au vent par la fenêtre ou la porte ouverte, ou le nez contre un carreau, à laisser la trace de sa truffe pommelée ? à éternuer dessus ?                             Avec la petite Lulu qui lui raconte sa nouvelle histoire, son nouveau jeu. Elle veut lui faire visiter les cabanes qu’elle a construites.

                                   Allez, viens Loulou, on va voir les cousins Rousseau. On va voir Camille. Ça fait longtemps qu’on les a pas vus. Viens, viens avec moi dans la cabane Rousseau. Tu vas voir, j’ai tout bien ménagé dans le chai. Tu sais dans la grosse barrique vide qu’on se sert plus ? Ils seront bien là quand ils viendront les cousins.                        Ils sont pas venus depuis longtemps.                               Ça serait bien qu’ils reviennent. J’pourrais leur montrer la grosse barrique. Tu sais que c’est la barrique de Camille ? Eh attention à la marche, gros patapouf!                                                       Tiens regarde!                                     La dernière fois ils ont pas beaucoup parlé, tu sais. Tonton un peu, avec papa qui allait partir. Il est infirmier dans l’armée. Tu savais qu’il était infirmier ? C’est bizarre, c’est toujours maman qui nous soigne ici.                              Tonton il est pas parti. Heureusement parce que tata elle serait encore plus triste.                                         T’as remarqué, ça ? Elle parle déjà pas beaucoup, mais c’est encore pire maintenant.                                          Regarde, j’ai mis des coussins, une nappe, un service à café. Il était dans le grenier, au fond, les bougies de la cheminée, et mes cahiers d’école qui devaient servir pour Camille.                                         Le petit Camille il aimait bien venir se cacher dans la grosse barrique, tu sais. Et des fois je me dis qu’il est encore là, dedans.                           C’est pour ça, j’voudrais leur montrer à tonton et tata.                                           J’sais pas s’ils voudront. Papa il disait qu’ils avaient plus envie de rien. Que c’était pire que pour maman.                                        Tiens, tu veux du café toi aussi ?                                               Tu savais que t’avais eu un grand frère ou une grande sœur, et qu’on sait pas si c’était un garçon ou une fille ? C’est parce qu’à la naissance on lui a pas donné la vie en fait. Papa a dit que c’était comme un ange.                                        Il aurait peut-être pu essayer de le soigner, papa ?                                                     Dis donc, t’arrêtes pas d’éternuer toi, t’es malade ? En plus t’en mets partout!                                            On aurait quand même pu lui donner un nom. Un nom de garçon et de fille. Et c’est peut-être pour ça que tonton et tata ils t’ont appelé Camille ?                                         Tiens, j’ai de la galette si tu veux. Non, pas toi patapouf. Après tu pourras pas monter les marches.                          Tu sais, quand papa reviendra de la guerre, il pourra peut-être mieux te soigner. Ça doit se soigner une ménagite ?                             En attendant, tu peux rester là. Y a tout ce qu’il faut tu vois ? Et le chien il vient souvent tu sais. Quand je rentre de l’école, j’le vois sortir du chai. À croire qu’il sent que t’es là.                                               T’aimais bien jouer avec lui quand il était tout petit, le faire courir. Et tonton aussi, qui l’agaçait avec une serviette. Et lui il la mordait et il tirait en grognant. Mais tata elle aimait pas quand il excitait le chien comme ça. « Arrête donc de le faire bisquer! » elle disait.                                        Elle était souvent comme ça en fait, toujours inquiète. Et tonton il l’agaçait toujours un peu avec ça. « Mais t’inquiète pas… prie! »                                           Bon, on va y aller. C’était surtout pour montrer à Loulou la cabane Rousseau. J’espère qu’ils viendront voir tes parents. Maintenant on va voir les Richard dans la grange. Fini la galette. Allez, viens Loulou! Attention à la marche!

La cabane Richard se situe en fait derrière la grange, là où l’on stocke les petites bottes de foin et de paille sur plusieurs étages, plus ou moins en escalier. La petite Lulu aime grimper au sommet de ces structures relativement instables. Une botte parfois se dérobe et tombe. Attention, un rocher Loulou ! Ou bien sa jambe s’enfonce jusqu’au genou dans une crevasse. Une fois, elle s’est engouffrée des deux pieds jusqu’à la poitrine.                       Ce qu’elle aime surtout, c’est le jeu de construction. C’est déplacer les bottes, dresser des murs, aménager des plateformes, glisser des couloirs, creuser des tunnels, refermer un abri.                                     Les bottes de foin sont plus légères et plus lâches qu’avec la paille, plus dense, et la ficelle est parfois serrée.                                    Elle a appris chez les Richard.                                               Je sais pas comment elle s’est retrouvée chez eux. C’est pas la porte à côté. Ils habitent au sommet du coteau, à la Garde, qui porte ce nom parce qu’on voit loin aux alentours. On a même vue sur l’estuaire.                                                                  C’est pas une famille facile les Richard. La petite Lulu vit seule avec ses parents et le chien. Les Richard, c’est six frères et sœurs chamailleurs, une mère stricte qui a pas sa langue dans sa poche et un père plus doux, laxiste, réputé coureur.                                         Il n’a pas vu de mal, le jour où ils ont pris une boîte d’allumettes. C’était un jour où il faisait froid. Ils sont descendus dans le petit bois. Ils ont fait du feu, ils se sont réchauffés près du feu, ils ont joué autour du feu, mais une robe a pris feu, ou la petite est tombée dans le feu. On lui a enlevé ses vêtements. Sa peau nue et brûlée. On l’a ramenée à la maison comme ça. Et le froid aura mordu dans les brûlures. La petite est morte.                               La mère Richard, Antoinette, est devenue plus dure. Surtout avec elle-même. Elle finissait toujours par se reprocher sèchement tout ce qu’elle pensait trop vite, tout haut, bien fort. Mais elle restait ouverte. Elle traitait les amis des enfants comme les siens, d’une belle part de tarte aux mirabelles ou d’un bon coup de badine sur les fesses. Et elle en donnait, des coups. Pendant quelque temps, la fratrie s’est déchirée. La jeune sœur a glissé un jour dans la soupe de la grande, qui avait pris les allumettes et allumé le feu, des perles de son collier. C’était pour qu’elle aille la retrouver et lui demander pardon !    
Tu diras rien à ma mère, hein ?     
— Ben non
 ! Pourquoi j’ferais ça ? Elle dirait que j’raconte des histoires et je m’ferais attraper pour ça !   
— Allez viens, on va jouer dans la grange. Tu vas voir, on a commencé à faire une cabane en paille avec Roland et Omer.
— C’est quoi ? vous jouez aux Trois Petits Cochons ?          
C’est comme ça qu’elle aura eu l’idée, sans y penser vraiment, de trois cabanes chez elle. Une en botte de foin, et deux autres en paille, avec un tunnel de communication. Tu vois Loulou, c’est ça le village des Richard.                                                  Eh ! j’te vois en bas qu’tu cherches ma voix ? Regarde bien, j’suis tout en haut. J’me suis fait un petit abri dans le coin.

Les Missolin, ils existent pas. C’est une famille fantôme. C’est un nom flottant. Le nom de sa mère, le nom de sa tante, quand elles étaient petites. Comme elle. Mais elles s’appellent plus comme ça. Et elle s’appelle pas comme ça non plus. Elle c’est Fissou. Heureusement, Missolin c’est un nom pour les fantômes. Quand elle est née, ses grands-parents sont morts juste après. En même temps presque. Non, ensemble. François et Augustine. Elle est morte en lui tendant la main, il l’a prise juste à temps. Le temps qu’un vivant se rende compte qu’il peut pas vivre sans l’autre, qui vient de mourir. Il lui a pris la main, elle l’a attiré à elle. Ils se sont retrouvés. L’histoire ne dit pas comment.                                                      Et fini les Missolin. Fini. Pas de gars pour perpétuer le nom, pour le faire vivre. Il y en a bien eu un, Eugène, l’aîné de la fratrie. Il a eu tort d’être le premier. Il a eu tort d’être un garçon. Il a eu tort d’avoir l’âge d’aller à la guerre. Il a eu tort de tomber sur le champ de bataille. Il a eu tort le 6 octobre 1914 à Meurival, dans l’Aisne. Il a eu tort de pas prendre ces noms pour des signes. L’histoire ne dit pas pourquoi.                              Sa mère non plus lui a pas dit. Ni pourquoi c’était au tour de son père à elle, maintenant, d’y retourner. Lui qu’avait fait la fin de la Première Guerre, voilà qu’il était parti faire le début de la Deuxième. Il aurait eu tort de vivre avec une Missolin ?                           Missolin, c’est les fantômes. C’est la famille fantôme. Élézia, la petite sœur de sa mère, c’est un vrai nom de fantôme. C’est un nom qui existe pas. Ça sonne comme le nom de la fille de Dracula, un nom pour les Enfers. Pas un nom pour les vivants. D’ailleurs elle morte comme elle est née la petite Élézia Missolin. Du 18 au 26 janvier 1902. Huit jours. Huit jours à vivre, à ciel ouvert sur les limbes. Huit jours à mourir. L’histoire ne dit pas de quoi.                                                                  Et c’était juste un début. Germaine, née deux ans après, et morte deux ans après, à deux ans à peu près. C’était pourtant pas un nom de fantôme. Et l’histoire ne dit rien. Elle continue. Avec les filles Missolin, les survivantes. La Rousseau et la Fissou. Des mortes-vivantes. Isabelle, la grande sœur, la Missolin Rousseau, morte d’un premier enfant mort-né. Morte d’un second méningé. Et Alice, la Missolin Fissou, morte du petit Marcel. Et l’histoire ne dit rien. Elle continue.                                      La petite Lulu sait tout. Elle a écouté les histoires de famille, comme ça, que les sœurs se racontaient. Elle a écouté les souvenirs du nom. Et elle s’est dit, sans y penser, que la cabane Missolin se ferait dans la haie de la cour des poules et des canards. La haie d’aubépine, assez dense, mais avec un trou au milieu, comme si une bête avait traversé. Et ça tombait bien ce trou, pour s’installer dans la haie en cassant des branches mortes à l’intérieur, en taillant les autres à l’aide du sécateur de son père. En plus, au printemps, ça fera un beau mur de fleurs blanches rosées avec de nombreux yeux étamines jaune orangé. Un mur d’yeux en suspension dans un calice de pétales fantômes. Un mur d’ombre à claire-voie. Idéal pour se cacher avec Loulou. Génial pour faire quatre heures avec du pain, du beurre et du chocolat.

Petit Marcel

ARTICLE                                                                            


Pour les articles homonymes, voir Petit Marcel.

Le Petit Marcel est un anti-personnage fictif du recueil de microfictions En attendant Marcel de Will Serf. Il représente le type de personnage qui renie sa seule existence imaginaire, littéraire, en prétendant être l’auteur même de la nouvelle « éclatée — non, écorchée, c’est ça, comme un écorché, je suis un écorché, un écorché vif de sa mort » dit Marcel — qui le concerne à travers les nombreuses notes de Will Serf disséminées dans les quatre volumes des Chroniques nouvelles. L’écrivain ne serait que « le Moien, l’Oùti propre à s’incarner dans le corps du texte en autobiographe larvé » pour Marcel, c’est-à-dire une sorte de médium comme dans une séance de spiritisme, « à ceci près que c’est l’entité elle-même qui, de là où elle se trouve dans l’au-delà, fait appel à lui, moi en l’occurrence, pour rejoindre l’ici-bas, l’au-delà de son point de vue, qu’il a jadis connu comme une étincelle sait ce qu’est la lumière, l’énergie, et qui lui manque terriblement, follement, parce qu’elle n’est pas parvenue à en faire le deuil », selon Serf.

Inspiration                                                                        

Le Petit Marcel serait inspiré par Marcel Fissou, enfant né le 25 août 1926 et décédé le 10 août 1927.

Pour Will Serf, Marcel Fissou est un grand-oncle. Jusque vers son cinquantième anniversaire, il n’en avait jamais entendu parler. Il apprend son existence de la bouche de sa mère, et surtout de sa grand-mère, la sœur de Marcel Fissou née après la mort de son frère (la petite Lulu des microfictions). Personne, dans la famille, n’a connu Marcel, hormis ses parents qui en ont parlé à leur fille, plus tard à leurs petits-enfants. Et c’est à travers ces récits rapportés que Serf connaît Marcel : « C’est une histoire de famille dont on m’a parlé tard, je ne sais plus comment elle est venue dans la conversation, mais la première fois, et chaque fois qu’on m’en reparlait en fait, j’avais l’étrange sentiment d’une sorte de conte pour enfants fragmentaire. Un récit identique à lui-même dans ses lacunes et ses nombreuses variations, ses détails incongrus, incohérents entre eux, qui dépassaient de loin la mémoire et la parole de ma mère et de ma grand-mère. »

Pour le Petit Marcel, enfant des limbes, Marcel Fissou serait comme son essence. En effet, depuis le décès de cet enfant, il chercherait, à travers les écrits dispersés que Serf lui consacre, à s’incarner dans la série de microfictions comme l’écrivain lui-même pour mieux dire la vie que le petit Fissou mort trop tôt n’a jamais eue. C’est ainsi que le faisant revivre pleinement et mourir d’une mort de pleine conscience, fût-ce sous l’espèce fictive, le Petit Marcel rassemble les années de « cette vie qui fut plus fictieuse que la pure fiction », écrit Serf, et retrouve, à l’instant de la mort du vieux Fissou imaginé, sa place en tête pour sortir le premier des recoins sans fond des limbes.

Microfiction                                                        

En attendant Marcel est un ensemble de notes disparates racontant l’errance du Petit Marcel à la recherche de lui-même (Marcel Fissou, enfant des limbes mort peu avant son premier anniversaire) sous plusieurs formes.

D’abord, celle, fantomatique, de l’écrivain qui, apprenant l’existence de celui qui aurait été un parent s’il avait survécu il y a environ un siècle, part en quête de l’identité et de la tombe de ce parent, sans comprendre qu’il s’agit des siennes dans la mesure où le Petit Marcel, qu’il croit être son personnage, infléchit en vérité sa recherche, ses faits et gestes, son écriture même. Comme si les rôles finissaient par s’inverser, l’auteur n’est jamais que le personnage utile à l’anti-personnage que devient le Petit Marcel qui veut devenir cette personne qu’il n’a pas pu être sous le nom de Marcel Fissou.

Ensuite, sous une forme altéritaire dont les autres personnages ou êtres qui interviennent dans la microfiction (le père et la mère Fissou, la petite Lulu, le chien, un lucane), sentent d’une manière ou d’une autre la présence, souvent sous l’espèce de manifestations plus ou moins naturelles, ou d’une nature surréelle en quelque sorte, liée à un endroit précis formant une sorte de cuvette, et donc symboliquement un monde clos, replié sur lui-même : le petit pont de pierre, la rivière, protégés par un bosquet, ouverts sur un pré, au milieu des coteaux. Parfois, le lieu semble même être hanté par elle.

C’est notamment le cas de la troisième forme que prend aussi le Petit Marcel dans certaines notes : le chien, grâce auquel il découvre le petit monde de sa famille. Son nom apparaît une seule fois, Loulou. Mais c’est un nom doublement fictif dans la mesure où il apparaît dans une histoire de la petite Lulu, qui l’a peut-être d’autant mieux imaginé en transformant le nom commun désignant un chien, un loulou, en nom propre, qu’il s’agit aussi d’un terme d’affection adressé au chien. Au chien ou au garçon en lui, à quoi renvoie aussi le mot loulou (comme dans l’expression un drôle de loulou) ? Si la petite Lulu ne s’en rend pas vraiment compte, le comportement du chien semble parfois moins canin qu’humain et enfantin. Cela se manifeste dans les jeux avec elle, mais surtout par une soudaine façon de s’isoler ou d’être absent. Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. Parfois, il s’arrête, s’assoit, et, sourd à la petite Lulu, observe tout autour de lui comme pour mieux découvrir le lieu. Et il n’aime jamais tant que monter, seul la plupart du temps, dans le grenier pour écouter les souris jouer dans le fond, et observer par la lucarne le paysage. — Pour autant, le chien qui passe pour une sorte de prête-corps du Petit Marcel ne se laisse pas faire. Sentant la présence étrangère en lui, il ne cesse d’éternuer et d’essayer de chasser l’esprit dans sa tête en se grattant les oreilles ou en essayant de se mordre la queue, en vain.

DISCUSSION                                                                      

Kézako                                                                              

Il faudrait penser à dire ce que signifient plus précisément Moien et Oùti. D’accord, les jeux de mots, on comprend bien (au cas où : moyen et outil). Mais d’où proviennent-ils ? Comment sont-ils construits ?

Moien : le moi comme un moyen, un outil (déjà) ? ou le moi passablement moyen ? d’où le mot-valise dans les deux cas ? ; à moins qu’il ne s’agisse d’une faute de frappe : moien au lieu de moine ?

Quant à Oùti : une correspondance lointaine avec l’Ousia des Grecs anciens (qui est comme la substance ou l’essence d’une chose), mais alors quel rapport avec l’outil fait oùti ? (de la valeur pratique comme de la valeur locale ?) ; ou bien une construction étrange par association de l’adverbe (pour désigner un lieu ou sa recherche ?) et la particule interrogative populaire ti (comme dans j’y va-ti, j’y va-ti pas ?) sans l’interrogation ? (pour mieux mettre en valeur le pronom impersonnel écrasé ?) — et alors qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire… ?

Cela dit, ces deux mots participent peut-être d’une logique de l’absurde : ça ne signifierait donc rien d’autre en soi ; il n’y aurait alors rien à en dire ? — Capelo13 mai 2024 à 00:14

  • Ah ben merci, j’y vois déjà plus clair. Je comprends mieux pourquoi je trouvais ça creux. Pour info, j’ai créé un article sur l’auteur. — Jack 12 mai 2024 à 22:45
  • Personnellement, tout me va aussi, tout est là dans ses contradictions et son incongruité. Je ne vois rien de mieux à ajouter. Vous devriez en faire un article. — WillS 12 mai 2024 à 23:55

Chien fantôme                                                                  

« Si un chien reste toujours présent à lui-même, en action, Loulou se trouve parfois dans une sorte d’état contemplatif. »

Mais bien sûr que non, le chien n’est pas toujours présent à lui-même. Il dort, comme nous, et même il lui arrive de rêver ! Êtes-vous présents à vous-mêmes lorsque vous rêvez ? Oui, peut-être, et justement à ce moment-là, mais alors tellement loin de ce que vous vous imaginez être en pleine conscience que, Non, il ne s’agissait pas moi, ça me ressemblait beaucoup mais il ne pouvait pas s’agir de moi, pensez-vous, c’est impossible ! Eh bien, je soutiens que c’est pareil pour les chiens.

Avez-vous bien observé un chien rêver, gémir, glapir presque, comme s’il essayait d’aboyer, babines à demi retroussées, et le corps se balançant, le bout des pattes frétillant ? On imagine facilement qu’à ce moment-là, il court. Mais il dort, il rêve ! Il court après son rêve ! Après lui-même peut-être, sous la forme de son maître qui veut le battre ? Et même s’il court après un gibier, rêvant à la suite d’une journée de chasse, qui dit que dans cette journée il s’est vraiment appartenu ? Qui dit que dans sa course, dans sa chasse, il n’était pas hanté par son gibier, habité par l’univers de l’autre justement pour mieux le surprendre ? Ainsi de l’araignée et de la mouche, selon Giorgio Agamben : « L’araignée ne sait rien de la mouche, et ne peut en prendre les mesures comme le fait un tailleur avant de confectionner un habit pour son client. Cependant, elle détermine la grandeur des mailles de sa toile selon les dimensions du corps de la mouche et mesure la résistance des fils en proportion exacte de la force de choc du corps de la mouche en vol. »

Quand on sait cela, quand on en prend vraiment la mesure, on pourrait presque affirmer que Non, personne, aucun être vivant, ne s’appartient en propre et ne peut être présent à lui-même. Du moins pas sans un autre, ou de l’autre, ce qu’Agamben, plus précisément (s’appuyant cela dit largement sur les travaux de l’éthologue Jakob von Uexküll), dit ainsi : « aucun animal ne peut entrer en relation avec un objet comme tel, mais seulement avec ses porteurs de signification. » Donc, pour moi, le Loulou en question ne me semble pas si étrange dans son comportement. Si ce n’est qu’il entre en relation avec les porteurs de signification d’un… petit fantôme.

Un petit fantôme qui semble, lui, à l’inverse, ne pas savoir avec quels porteurs de signification il doit entrer en relation. Mais n’est-ce pas là la nature même du fantôme, d’être à la recherche de ces éléments, alors que leur découverte est impossible ? Mais c’est là l’objet d’une autre discussion, non ? — Cynéfil 11 mai 2024 à 11:04

Hurbinek                                                                          

Moi, ce personnage, il m’a fait penser au petit Hurbinek de Primo Levi, dans La Trêve. Pourquoi, c’est ce que je cherche encore, je l’avoue.

L’univers du Petit Marcel n’a pourtant rien à avoir avec l’univers concentrationnaire ! Mais il est vrai qu’on ne sait rien d’eux, qu’ils n’ont pas appris à parler et qu’ils n’ont pas vraiment de nom (si j’ai bien compris, le Petit Marcel n’aura enfin « pour nom véritable Marcel Fissou que lorsque j’aurai achevé ma vie, ma vie pleine et entière », dit-il, à travers l’œuvre de Will Serf).

Et puis il y a ces mots forts de Levi, qui formulent certainement une volonté, mais entrent en correspondance avec cette étrange inversion des rôles entre l’auteur et son personnage : « Il ne reste rien de lui : il témoigne à travers mes paroles. »

P.-S. Si courte soit-elle, la vie n’est-elle pas toujours pleine et entière ? — Henek 11 mai 2024 à 23:04

Articles connexes                                                               

Au fait, j’ai supprimé la page sur l’auteur. Il y a trop peu à dire sur lui et je ne parviens pas à comprendre où veulent en venir ses notes. Mais il en existe d’autres en langue étrangère. — Jack | 13 mai 2024 à 00:08

Filature

                                         Ça commence avec le chien. On le suit, on le voit descendre le chemin vers la rivière en trottinant. Il s’arrête une fois ou deux pour dresser les oreilles, jeter un œil ici et là. Il relève la tête et renifle quelque chose. Il poursuit jusqu’au pont de pierre. Il s’arrête devant, tête droite, oreilles en pointe. L’œil fixe. Va savoir ce qu’il perçoit, quelles odeurs, quels ultrasons. Et encore, mes mots c’est trop fade pour la présence, là, qui le met un instant en arrêt. Et pourtant, rien. Au contraire, c’est plutôt accueillant ce bruissement dans les feuilles des arbres et le flottement des ombres sur l’eau. On l’entend s’écouler doucement. Mais le chien reste en arrêt. Il pime une fois ou deux. Et puis il s’avance à petits pas sur le pont, en pistant quelque chose la truffe au sol, sur une poignée de brins d’herbe dans une fissure, les mousses au bord, et son reflet voilé à la surface de l’eau. C’est là qu’il se met à éternuer à plusieurs reprises. Une bonne crise. Et ça, on le voit seulement dans le reflet sur l’eau.                                      C’est à ce moment-là, je crois, qu’a eu lieu la rencontre avec ce que le chien venait de percevoir là, juste sur le pont, dans la vibration qui lui chatouillait le nez et les oreilles.                                                            Après, il remonte à la maison par le jardin, en se retournant deux trois fois.                                                  Dans le grenier. C’est la fraîcheur, en entrant dans le chai par la porte entrouverte, l’obscurité des recoins, les silhouettes des outils sur le mur, une humidité de salpêtre, le vin et la terre au pied des vieux tonneaux noircis, c’est boisé et rance. Des sacs de charbon dans un coin, un tas de pommes de terre où le chien va renifler. Et puis il monte l’escalier, une échelle presque, prestement.                                       Petique petoque petique petoque.

Les lucarnes sont ouvertes. La lumière éclaire par zones le fatras du grenier, sauf le fond, amas d’ombres. La petite Lulu se trouve derrière le manteau de la cheminée, un énorme bloc de pierre qui surgit du plancher et traverse le grenier. Il ne la voit pas, mais il la sent et l’entend parler et trafiquer. Il s’avance d’abord vers la première lucarne et y passe la tête. Il a l’air d’observer quelque chose au loin, d’un côté, de l’autre. Du côté de la rivière. Il éternue deux ou trois fois et s’assoit pour se gratter l’oreille et jeter un œil derrière.                                        « Non, mais dis donc ! t’entends plus quand je t’appelle ? t’es devenu sourd ? » Et elle l’attrape à bras le corps et l’emmène tant bien que mal. Il ne dit rien, se laisse faire. Il glisse doucement. « Là ! maintenant reste un peu avec moi. Je vais te raconter une histoire si tu veux. Regarde, avec le rouet. Tu sais ce que c’est un rouet ?                               Non ? tu dis rien ? » Elle s’assoit sur la vieille chaise en paille déchiquetée, contre le manteau de la cheminée chaud, et se met à actionner du pied la pédale. Lui reste assis à côté. Il observe la grande roue tourner à vide, et l’ourson en peluche échevelé et borgne pris dans les bras de l’épinglier. « Regarde ! ça marche comme ça.                                    Et il faut imaginer un grand… fil qui tourne. »                            Qu’est devenue la bobine ?

Dehors, des pas, des voix. Le bruit des sabots, des entraves traînant au sol. Des oiseaux et le vent dans les feuilles. Peut-être une série de nuages. Dans le grenier, la lumière faiblit, s’intensifie trois ou quatre fois. Comme un clignotement. Mais comme si les murs eux-mêmes clignotaient, à faire croire que la lumière, dehors, a faibli. À faire croire aux nuages.                         Et puis toujours un petit bruit possible dans le fond. Quelque chose qui se faufile sur entre les planches. Ou de l’autre côté de l’escalier, dans l’autre grenier plein de fagots, quand ça racasse va savoir pourquoi. Quelque chose qui lui fait jeter un coup d’œil derrière.                                              Il ne lâche pas des yeux le rouet, la roue qui tourne. Sauf pour se gratter l’oreille gauche ou éternuer. Ce qui dérange la petite Lulu. Tout en continuant à pédaler, elle lui dit qu’il n’écoute pas bien, qu’il va lui faire perdre le fil à se gratter si souvent, qu’il devrait mieux se tenir, ce n’est plus un enfant depuis longtemps maintenant, qu’il faudrait rester un peu concentrer, d’autant qu’elle n’invente rien, c’est le vieux rouet qui lui dicte l’histoire, il en sait des choses, et qu’il en a sous la pédale, des mots.

                                         Tu sais mon Loulou, aujourd’hui, on a reçu une lettre pour toi. Une lettre importante, y avait le tampon de l’armée de Bordeaux. C’est pour la guerre. Ils ont dit que tu pourras y aller toi aussi et que tu seras chienfirmier ! Tu vas partir bientôt. Il faudrait que tu soignes ton rhume avant. Ça fait pas bien à l’hôpital d’être malade. Et tu te tiendras bien. Quand on dira garde à vous, il faudra s’asseoir la tête haute et pas renifler ni se retourner ! Et il faut arrêter de se gratter derrière l’oreille ! C’est des tiques qui te démangent ?                                    Tu vas partir bientôt. Je sais que c’est pas facile pour toi, mais ce serait bien si t’apprenais un peu à lire et à écrire. Au moins à lire, j’pourrais t’envoyer des lettres. Et tu me répondras avec l’aide de papa. Il écrira pour toi, et toi tu signeras de la papatte avec un peu d’encre, comme le tampon du colonel. Ou d’un coup de langue. Tant pis si elle devient bleue, comme ces chiens qui ressemblent à des petits ours.

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A propos de Will

Formateur dans une structure associative (en matière de savoirs de base), amateur de bien des choses en vrac (trop, comme tous les grands rêveurs), écrivailleur à mes heures perdues (la plupart dans le labyrinthe Tiers Livre), twitteur du dimanche sur un compte Facebook en berne (Will Book ne respecte pas toujours « les Standards de la communauté »), blogueur éphémère sur un site fantôme (willweb.unblog.fr, comme pas fait exprès).

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