#Nouvelles | boucle 2 | #01 Anne Dejardin

Elle qui exposait des dessins aux crayons de couleur. Dans une salle d’école sans étage, parce qu’ici le terrain ne coute rien et que les bâtiments peuvent ramper comme manger de l’espace au sol. Un bourg au milieu des prairies avec en son centre une église assise sur ses morts, comme hissée sur la pointe des pieds pour tenter de se grandir dans tout ce plat alentour. Le mur circulaire non plus ne lui donnait des allures de château fort. Il encerclait morts et croyants, dans l’espoir de les faire se tenir ensemble et était percé de quatre ou cinq marches qu’il aurait fallu gravir pour se diriger vers l’entrée de l’église.  Toutes les maisons couchées sagement en contrebas faisaient silence sauf le samedi matin, jour où la petite épicerie s’agrémentait d’un mini marché et faisait bistrot en terrasse. Mais tout était redevenu calme quand elle était entrée dans l’école en face pour visiter l’exposition annoncée. Le sol carrelé d’un motif qui trahit son âge, des portes à doubles battants pour permettre le passage des charriots de la cantine, une lumière édulcorée par les tons jaune rose et bleu des murs destinés à abriter des enfants mêlée à un peu de lumière du jour et des grilles sur pieds disposées comme un chemin de croix qui dissimulait la présence de l’artiste.

Des dessins étaient accrochés à des simaises sur ces panneaux grillagés. Le soleil qui perçait le carreau éclairait le dos de certaines affiches et les rendait difficiles à déchiffrer. Elle marchait lentement suivant la trajectoire proposée. Le visage qu’elle avait fini pas entrevoir s’était approprié la rondeur comme arme de séduction. Elle transformait tout harmonieusement comme un enrobé de douceur, mais sans doute y avait-il aussi le sourire, le pulpeux des lèvres sans maquillage, les yeux rieurs, les lourds cheveux bouclés relevés en chignons avec des mèches rebelles et qui donnaient à l’édifice une précarité teintée de suspens. On pensait à l’éphémère de la jeunesse, on devinait une rondeur qui s’alourdirait, mais qui n’était encore qu’esquisse. Les dessins l’avaient émue par surprise. Des traits simples, des formes improvisées aux abords d’une maladresse assumée, l’usage de crayons de couleur comme ligne directrice et c’était revenir à l’enfance, faire le choix de l’impermanence, le revendiquer, avec la sensualité de l’effleuré du coloriage aux crayons, ici rien n’est définitif, tout pourra être effacé, le choix du papier bas de gamme, feuille à imprimante au grammage minimal, ne sera percé ni par l’encre ni le feutre, et aussi le choix de ce moyen, le crayon, pour faire œuvre avait en soi comme conservé la liberté de l’enfance, assumer l’éphémère de ce qu’on vient de créer, son ambivalence aussi, le loup avec ses crocs de démon et son pelage d’ours en peluche, toujours osciller entre deux, le doux et le cruel, comme le choix du papier, bas de gamme, grammage minimal de feuille à imprimante, ce quelque chose d’inachevé dans l’adulte qui produisait cette œuvre, elle le retrouverait chez d’autres et sans doute finirait-elle par comprendre que c’est pour cette raison que quelque chose en elle en gardait longtemps après bouleversement, la première fois qu’elle s’était approchée, et pourquoi avait eu envie de lui parler, ce qu’elle lui avait dit, ce n’est que plus tard qu’elle attribuerait un semblant d’explication lorsqu’elle découvrirait tout à fait par hasard sa date de naissance, le jour exacte et le mois et l’année, mais pas lors de leur première rencontre, non, l’idée de n’avait pas effleurée, à cause peut-être de sa façon de se vêtir, hors du temps, hors des diktats de la mode, une robe serrée à la taille et froncée d’un tissu à fleurs des années 60 cette après-midi-là, des choix vestimentaires insolites qui pouvait la faire basculer d’une allure d’étudiante à celle d’une personne à l’approche de la cinquantaine.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

4 commentaires à propos de “#Nouvelles | boucle 2 | #01 Anne Dejardin”

  1. beau rythme pour entrer dans la découverte jusqu’à l’ouverture finale sur la compréhension plus fine dans le futur

  2. J’ai beaucoup aimé Anne mais je n’ai pas tout compris (je me réveille)
    j’aime ce début avec le bourg, l’église et les crayons de couleurs.
    J’ai compris le dessin, est-ce la rencontre avec le dessin et cette femme ? avec l’artiste ? le souvenir de cette rencontre ? Excuse moi Anne de mon incompréhension. Tu peux m’expliquer ?

  3. le lieu semble prendre le pas sur le reste, on ne peut pas vraiment savoir qu’on va à la rencontre de quelqu’un même si c’est clairement annoncé dès la première phrase…
    les deux « elles » à un moment donné se confondent
    et sans doute qu’au bout du compte, on rencontre davantage la narratrice, l’autre — l’artiste — n’étant finalement dans l’exercice qu’un moyen d’aller vers l’œuvre, d’aller vers soi
     » la première fois qu’elle s’était approchée, et pourquoi avait eu envie de lui parler…  »

    en tout cas je te retrouve clairement, toi et ta langue, et ça va au-delà du moment…

  4. Présence intermittente dans le cycle mais je suis passée lire. Dans la description du bourg en particulier, beaucoup de choses passent.