Œil de bœuf
Une de ces fins d’après-midi, comme il y en a des centaines dans la vie d’un « enfant à la clé ». C’est comme ça qu’une fois, ils parlaient de nous aux infos. Au retour du collège, à la mauvaise saison, cette impression que la nuit a jamais décollée de ta tour. Tu rentres seul dans le petit appartement, elle encore au boulot jusque tard et toi attablé avec ton paquet de gâteaux devant la télé, à naviguer entre les dessins animés « japoniais » comme elle disait et les devoirs plus ou moins notés dans le cahier de texte à spirales. J’aimais bien rentrer et trouver rangé, aéré, sans son lit défait et ses affaires à traîner partout. Bon signe quand elle avait mis tout en ordre avant de partir travailler.
Ce soir-là, ça sonne. On répond jamais, elle dit qu’on attend personne de toute façon. Elle m’a expliqué comment regarder en douce avec l’œil de bœuf : poser délicatement un tabouret pris dans la cuisine, ouvrir l’œilleton que quand on est déjà en position d’observation derrière, pour pas que l’autre pendu à la sonnette voit la lumière de notre côté, que ça reste noir et aussi, retenir son souffle pour pas qu’il nous devine là-derrière la porte. Alors moi, sans respirer, je le regarde le déformé qui sonne, ça fait toujours une grosse tête Un homme, un inconnu. La capuche de son sweat fait une ombre sur son visage. Je dis rien. Il sonne encore le Dark Vador. Je réponds toujours pas, je l’observe. Il reste là dans le couloir, quand la minuterie s’éteint, il va appuyer sur l’interrupteur près de l’ascenseur. Il revient ensuite et se pose contre le mur en face de notre porte. Jogging gris et blouson noir, il a posé à ses pieds un petit sac à dos sombre. Il fume. Et il reste là, même quand la minuterie s’arrête à nouveau. Juste le bout rouge de sa cigarette et moi, en face de lui, caché.
L’ascenseur s’ouvre sur la gauche, le couloir s’éclaire. Il tourne la tête, il s’anime, jette sa cigarette et sort de mon champ de vision. J’entends sa voix à elle. Elle lui crie de dégager, qu’il a rien à foutre là. Je l’entends toujours elle qui hurle, me touche pas, me touche pas. La porte des escaliers claque. Elle déboule dans l’œil de bœuf. Ouvre, ouvre. Je saute du tabouret, prend ma clé que j’ai toujours autour de mon cou d’enfant à la clé et je déverrouille la porte. Elle la claque derrière elle, referme à clé et me serre dans ses bras. Je sens qu’elle tremble. C’est rien, c’est rien, on va continuer notre petite vie tranquille, tous les deux.
Le lendemain, en débarrassant la table de mon petit déjeuner, je vois dans la poubelle le sac à dos que le type a laissé dans le couloir. Au moment de partir, elle débarque déjà toute habillée, les cheveux mouillés, elle me fait une bise, elle tire sur la clé autour de mon cou. Pour une fois, je vais descendre avec toi et c’est moi qui vais vider la poubelle. Je lui ai donné la main et on a pris l’ascenseur. Au moment de nous séparer, je lui dis pour le gros rat dans le local poubelle. Oui, t’inquiète. Après, pendant quelque temps, on a continué notre petite vie tranquille tous les deux, comme elle disait. Je ne le savais pas encore, mais la veille au soir, c’était la première et dernière fois, que je le voyais, mon père.
Derrière la porte aussi à guetter le déformé. Triste et inquiet. Ça parle simple et c’est bien.
Merci Jacques pour ta lecture et ton commentaire. Très touché.
Jérôme