à l’état de brouillon
Table des chapitres
1. De l’art de ranger ses livres
2. Histoire de mes librairies
3. Inventaires de choses perdues
4. Le livre moins ce qu’il dit
1. De l’art de ranger ses livres
0. Ma bibliothèque a été remisée au grenier de la ferme des grands-parents, à Romenay. Je tiens l’info de Tonton C., qui s’est chargé de l’opération. Ça doit faire plus d’un an que mes livres, en vrac dans leur carton, prennent la poussière là-bas… là-haut sous les poutres…
Avant d’atterrir à Romenay, mes cartons de livres étaient avec ma mère, à Étrez, chez Mimi, son « partenaire ». J’ai confié la garde de ma bibliothèque à ma mère après mon départ-fuite au Japon parce que je savais que ça lui ferait plaisir, elle qui adore lire… Et puis ça lui faisait un souvenir de moi… quelque chose de tangible… comme un échange à la fois physique et symbolique… Elle n’a jamais rangé cette bibliothèque : tout est resté dans les cartons qu’on avait entassés dans le sellier, au rez-de-chaussée. Quand elle ne trouvait rien qui lui disait à la médiathèque du coin, elle allait donc fouiller dans tout ça, et c’est comme ça qu’elle a lu Eugénie Grandet, Le Joueur d’échecs, Tristan et Iseult, Pierre et Jean, Bel-Ami, Poésies de Rimbaud, La Machine infernale (Cocteau), Antigone d’Anouilh, Sophocle (Théâtre complet) … bref tout mon programme de terminale L… et bien d’autres « collections » encore. Parmi le troupeau, c’est Mort à crédit, lu pas moins de trois fois, qu’elle a le plus aimé. D’habitude, elle remettait le livre dans son carton sitôt qu’elle l’avait lu. Mais pour le tome 1 de la Pléiade Céline (ancienne version), ça avait été différent, elle avait fait une exception…Puis un jour est venu que le partenaire, le Mimi, n’a plus voulu faire équipe. Il a donc fallu que ma mère trouve une place pour, je cite, « ces putains de cartons »… Naturellement, c’est le grenier de la ferme de Romenay qui lui est venu à l’esprit, « parce que tu comprends c’est sec et y’a encore de la place au fond, autour du vieux pèse-personne… tu sais celui où la Mémé aimait bien te faire monter »… Alors va pour le grenier, même si ce n’est encore que du provisoire. Le mois dernier, la Mémé Romenay est allée rejoindre le Pépé, et les six frères et sœurs qui sont sur la paille, dont pas un ne veut s’occuper du petit domaine, ont déjà mis la ferme en vente… Héritage et bénéfices !… Pas d’illusions : mes livres seront bazardés sans état d’âme à la première occasion…. Mais pour l’heure, c’est donc au grenier de la Maison de Romenay qu’est remisée la bibliothèque du « petit-fils qui est parti au Japon » (Mémé)… Du petit fils qui s’est tiré, qui a fui le plus loin possible du tonnerre parental, par le premier navire, par le premier avion, en laissant Zweig et les autres derrière lui…
1. À Tokyo, où je vis, les espaces sont restreints et les places sont chères, il s’agit de se faire petit… Je n’ai donc qu’une vingtaine de livres avec moi, à la maison. Ils sont alignés sur le rayon d’une mince étagère aménagée dans le renfoncement d’un mur du salon. C’est mon coin-bibliothèque à moi, discret, pas encombrant, niché peinard entre des Kokeshi, des photos (rayon du dessus), et une chaine hi-fi Victor (rayon du dessous)… Ce sont essentiellement des Poésie/Gallimard, vous savez cette belle édition en format de poche, sans doute ce qui se fait de mieux dans « le monde de l’édition française », avec la reproduction d’un détail de la couverture sur la tranche, juste au-dessus du nom de l’artiste imprimé en couleur… Qu’est-ce que ça va bien avec le papier peint Morris (petite folie) qui décore le fond de l’étagère ! J’ai choisi des poètes que je dois encore relire-creuser : le Dante de la Vita Nova, Desbordes-Valemore, William Cliff, Pierre Louÿs, Tristan Corbière, Étienne Jodelle, Maurice Sève, Butor… À côté des Poésies/Gallimard, il y a aussi quelques romans publiés aux Éditions de Minuit, des bouquins courts qu’on peut relire-reprendre et qui, en effet, sont faciles à ranger (14, Cherokee, Au piano, La Salle de bain, Monsieur, L’Urgence et la patience, L’Échiquier, Passage du Milan)… Voilà pour le coin-bibliothèque, celui de la maison.
2. Ensuite, il y a « la bibliothèque en cours », celle qui prend forme à la fac, dans mon bureau. Toute cette littérature que j’achète avec mes frais universitaires et que je range par ordre d’arrivée sur les rayons qui sont juste au-dessus des trucs académiques et chiants que j’ai amassés au fil des ans pour « ma recherche »… Je les pose les uns à côtés des autres à mesure qu’ils arrivent et, sitôt lus, les repose en bout de rangée, c’est-à-dire à la suite des nouveaux arrivants… Je répète l’opération autant de fois qu’il y a de livres à lire, sachant que je ne lis pas forcément ces livres selon leur ordre d’arrivée… Pour dire la chose simplement, cette bibliothèque évolue comme un jeu de cartes sans cesse mélangé… Et c’est précisément ce qui me plaît, parce que ça favorise le hasard, les accidents, les synchronicités… Tenez : tandis que je vous parle, je jette un coup d’œil aux rayons et qu’est-ce que je vois, assis les uns à côtés des autres ? Demain les chiens de Clifford D. Simak, Burning Chrome de William Gibson, Les Contes bruns de Balzac et les Vies minuscules de Pierre Michon… Dans notre petit contexte à nous, c’est une sacrée synchronicité, non ?… À moins que j’ai mis ces livres en proximité les uns des autres en vertu d’une logique secrète et profonde, pour une raison qui m’échappe?… Ah, l’inconscient !
3. Enfin, il y a la bibliothèque dématérialisée, en format epub, dans le portable, la tablette et l’ordi… Beaucoup de livres, de gros livres, comme La Bible (traduction Crampon), Ulysse, Moby Dick, La Montagne magique… les œuvres complètes des « étoiles fixes » (Rabelais, Voltaire, Maupassant, Flaubert, Chateaubriand, etc.)… encore des romans (Le Tramway, La Conscience de Zeno, La Télévision, Les Hommes frénétiques… ), et encore et toujours de la poésie, tout Verlaine, Hugo, Baudelaire, Mallarmé… Beaucoup de livres en données informatiques, donc, qui se rangent en un clic, ou sans rien toucher, « par défaut », comme on dit… Je n’ai pas d’attachement particulier à la forme solide des livres, même si je préfère le papier qui nique moins les yeux et m’évite des migraines ophtalmiques… Et puis je ne suis pas collectionneur pour un sou… mais alors pas du tout ! Cette bibliothèque invisible et portative me convient très bien ! Et j’ajouterais qu’elle a un gros avantage sur les deux autres, cette bibliothèque : c’est la seule que je puisse ressusciter en cas de pépins (le matos informatique qui lâche, une mise à jour logiciel qui fout tout en l’air…), car ressusciter des livres dématérialisés n’est qu’une affaire de clics, de piratage, de téléchargement… Vive la modernité !… Alors que pour la résurrection des corps, c’est encore autre chose…
2. Histoire de mes librairies
1. Moi aussi, j’ai eu ma librairie « au sens du mot chez Montaigne » : les étagères inférieures du meuble bar de la maison d’enfance. C’était un beau meuble d’angle couleur amarante, composé de deux hautes étagères disposées derrière un comptoir. La partie supérieure des étagères était en verre miroir : c’est là que mon père avait disposé les bouteilles, comme dans un vrai bar. La partie inférieure, cachée par le comptoir, accueillait deux rayons de rangement, simples, sans fioriture, ni barre métallique pour empêcher la chute des objets : c’est là que mère avait stocké le peu de livres qu’elle possédait, à savoir une encyclopédie Larousse petit format et quelques romans. C’était donc ça, le coin-librairie de mon enfance : deux rangées de livres dissimilés derrière un comptoir, cachées sous les liqueurs…
Je n’ai jamais compris le pourquoi de cette disposition… Un clin d’œil ironique à Baudelaire ? Enivrez-vous, enivrez-vous ! … Tout ce que je sais, c’est que c’était le seul endroit de la maison où il y avait des livres.
Plus de trente ans après et le bagage littéraire en conséquence – les références ! –, je me dis que si Pérec était venu à la maison, il aurait fait un sacré texte sur ce bar-librairie… imaginant des cocktails de romans… essayant d’établir des correspondances secrètes entre les titres de la collection et les étiquettes des breuvages…
Quant à moi, si je devais interpréter, je dirais que la dichotomie de ce meuble bar symbolisait la dichotomie parentale : papa qui boit ouvertement vs. maman qui lit secrètement… Mais cette tentative de lecture ne me satisfait pas, elle est trop simpliste, outrageusement simpliste… et en plus, « dichotomie parentale », ça ne veut rien dire…
Bref, si je relève l’existence de cette librairie et que je vous bassine avec ces détails, c’est qu’elle revêt la plus haute importance. La librairie-bar de la maison d’enfance renfermait l’objet qui fut à l’origine de ma fascination pour les livres, à savoir un ouvrage dont le titre n’a jamais cessé de me tourmenter depuis l’enfance : La Mare au diable, de Georges Sand… Je n’ai toujours pas lu ce livre, et pourtant son existence et son maniement – car je m’en emparais parfois pour en contempler la couverture – sont la cause de cette attirance mystérieuse que j’éprouve pour la littérature, du magnétisme inquiet qu’elle exerce sur moi… La cohabitation des mots mare et diable me terrifiait au plus haut point… je me demandais comment on avait pu choisir un tel titre… j’osais à peine imaginer les abominations que devaient contenir toutes ses pages que je m’interdisais de feuilleter… D’ailleurs, je ne gardais jamais bien longtemps l’ouvrage entre les mains : je craignais que le diable sorte de sa mare et prenne possession de moi, comme il fait de la petite fille dans L’Exorciste… Aujourd’hui, c’est une autre superstition que la peur de l’envoûtement qui m’empêche de lire La Mare au Diable : j’ai cette crainte, cette vague appréhension que la lecture du roman de Georges Sand viendrait conjurer le sort, rompre le charme, anéantir cette attirance grandiose pour les livres que sa présence étrangère et terrible avait fait paradoxalement naître en moi… Je ne lirai donc jamais La Mare au Diable… sinon une fois installé sur mon lit de mort, aux bords des affres, quand je serai certain qu’il n’y aura plus aucun livre au-delà de celui-ci… et qu’en le lisant, je pourrais enfin me libérer de cet attrait morbide pour toutes ces histoires qu’on lit et qu’on fabrique, et qui trop souvent nous dérobent à l’existence…
2. Il y avait une librairie dans le premier village habité, Viriat, mais je n’y suis jamais allé, j’étais trop petit… À vrai dire, j’y suis allé une fois, mais c’était pour assister à une lecture de contes pour enfant, dont je n’ai gardé presque aucun souvenir…
La première vraie librairie, celle où on achète, c’est à Bourg-en-Bresse, au temps du collège et du lycée, c’est la librairie-papeterie M. À l’époque elle se situait en plein centre-ville, dans le quartier ancien, parmi ces belles maisons à colombages, « ces vieux édifices en bois qui font le charme et la fierté de la cité burgienne ». La librairie, quant à elle, n’avait aucun charme architectural : un bâtiment relativement moderne, tout ce qu’il y a de plus banal (baies vitrées sur les deux côtés où on expose les romans, les essais, les BD, les recommandations, les guides de voyages ; un coin BD/mangas au premier étage, à gauche ; à droite, les littératures : la blanche, les autres, nombreuses, qui montaient parfois les escaliers pour étendre leur présence jusqu’à l’étroit deuxième étage, après s’est changées en éditions de poche.)
J’y allais d’abord pour acheter « les livres au programme » (Hernani, Le Grand Meaulnes, L’Île aux esclaves, Si c’est un homme…) et les mangas – disposés sur un présentoir tournant que les libraires avaient placé juste à côté de la caisse pour les surveiller, ces BD japonaises, pour qu’on ne les vole pas, mais que mon pote G. finissait par voler, parce qu’il n’avait pas de thunes et rêvait de devenir illustrateur, rêve que depuis il a réalisé… Ce n’est qu’un peu plus tard, à partir de la première, que j’y suis allé pour acheter mon premier livre « pour moi » : c’était Les Yeux d’Elsa, célèbre recueil d’Aragon… Je me souviens très bien de ce jour parce que le hasard avait voulu que mon prof de littérature se trouve là. C’était un grand monsieur, maigre, un peu vouté, cheveux gris en broussaille, moustache grise, flegmatique et détaché comme un Londonien, mais bien français car agrégé de lettres modernes avec un nom bien français et, surtout, jamais habillé en smoking… Son style c’était plutôt jeans, polo noir et mocassins pont-de-bateau. Il flânait attentif entre la paroi des Pléiades et l’îlot central où s’étalaient les nouveautés de la blanche… Parce que lui, il n’aimait que ça, la blanche. Et il nous le faisait bien savoir… Sa défense constante et péremptoire de la grande littérature contre ce qu’il considérait comme étant « la basse », c’était sa façon à lui, jamais comminatoire, d’influencer nos choix en matière de livres… Et on peut dire que ce jour-là, ça avait plutôt bien marché… « Fais voir ce que t’as pris ?… », il me prend le livre des mains, le regarde, le retourne, « Pas mal… C’est bien ça, Aragon…. bonne lecture… » J’étais flatté – sans doute autant qu’il devait être fier de son coup –, mais je n’ai pas su quoi dire… à part les salutations d’usage.
Il y avait deux libraires à la librairie M.. Le premier, c’était le proprio. Il n’était pas très grand, 1m65/70, ressemblait à un pharmacien de province, une sorte d’Homais avec des culs-de-bouteilles au fond de quoi des yeux pleins de sévérité et d’énervement observaient le monde, anxieux, comme un chien apeuré depuis le fond de sa niche… Ce type ne me revenait pas du tout… Et je crois qu’il ne revenait à personne… Il faisait partie de ces antipathiques qui utilisent toutes les ressources de leur attitude pour vous faire savoir qu’ils vous détestent, comme ça, par principe. Jamais il ne vous regardait dans les yeux, et veillait toujours à passer le moins de temps possible avec vous… Il abhorrait le contact… Il circulait constamment dans sa boutique, en faisant jouer sans cesse le mécanisme poussoir d’un stylobille qui ne quittait jamais sa main droite… Fallait donc l’attraper au vol, c’était pas facile… Quand vous arriviez enfin à lui mettre la main dessus, il se dépêchait de sortir un calepin de sa poche et se mettait aussitôt à le griffonner nerveusement, sans jamais lever la tête, histoire de vous faire comprendre qu’il n’avait pas que ça à foutre, qu’il allait falloir faire vite. Un vrai con, en somme…
En revanche, le second libraire, lui, il était franchement plus sympa. Il n’était ni propriétaire ni associé : cet homme était juste un travailleur salarié, employé en sa qualité de libraire, qui faisait honneur à sa profession. Il ne rechignait jamais à rendre service… à aider… à écouter patiemment les explications laborieuses de ses clients… à recueillir presque religieusement leurs demandes… mais aussi à faire part de ses goûts et de ses recommandations, à partager sa passion du livre… Bref il ne rechignait pas à faire son boulot. Il était vieux déjà… et ressemblait beaucoup à Jean-Pierre Coffe… C’était la même bonhommie attentive, la même calvitie, la même barbe mal rasée et un ventre idem, que son bleu de travail, d’un bleu gitane, frappé aux armes de la librairie M., mettait parfaitement en valeur… Cependant, la voix était plus douce et la prose moins exubérante : il parlait peu, juste et bien… Il écoutait surtout… et c’est pour ça que les gens l’aimaient bien… Il était toute l’atmosphère du premier étage… Il choyait les livres comme si c’était les siens, au point qu’il ne s’en séparait jamais sans esquisser un rictus de résignation, un de ces petits sourires mélancoliques et forcés qui se forment malgré nous quand le service rendu est aussi une dépossession… C’était un spectacle triste et attachant, la remise du livre par Jean-Pierre Coffe… Il tournait le dos sitôt qu’on s’était emparé du volume et s’en allait d’un pas lent et régulier, vers des confins inconnus… Parfois j’imaginais la remise du dernier livre… Ce jour où, las, ni tenant plus, n’ayant plus le courage de se laisser déposséder à nouveau, il retirait son tablier, le posait sur le comptoir de la caisse et, sans un mot, le regard fixé sur le lointain, quittait les lieux, majestueusement, traversait la ville, rentrait chez lui, seul, dans son petit appartement… puis se dirigeait vers les rayons de sa bibliothèque où, tirant sur un faux Gulliver, il actionnait le mécanisme d’une porte dérobée qui s’ouvrait alors sur une vaste contrée, un royaume immense, le sien, son royaume de solitude, peuplé de livres et de géants, où les dragons dorment à l’ombre des statues…
3. Tout ça se passe à la fin du mois d’août 2019. Je suis en voyage au Brésil avec deux ethnologues japonais. Le séjour touche à sa fin (retour le lendemain) et nous décidons d’aller jeter un œil à la Livraria Papirus Sebo, une librairie de livres d’occaz dont nous a parlé notre guide, Kelton : « Ils ont des bouquins d’ethno et des ouvrages de géo sur la Région Sud, je suis sûr que vous trouverez quelque chose qui vous plaira ».
La boutique a son adresse dans la ville de Curitiba, capitale fédérale de l’État du Paranà. On prend la voiture, c’est pas loin de l’hôtel. Après avoir roulé un quart d’heure, on se gare le long d’une chaussée pavée à la portugaise, au pied d’un gigantesque immeuble d’habitation de style brutaliste qui doit bien faire plus de trente étages. On vérifie qu’on n’a rien laissé en vue sur les sièges de la voiture et qu’on a bien verrouillé les portes de l’engin. L’entrée est à quelques encablures, à l’ombre d’un auvent de béton massif, usé par le temps et au bord duquel se penche une petite caméra blanche qui surveille notre arrivée. La librairie occupe un des six locaux commerciaux aménagées au rez-de-chaussée de l’immense édifice. Son unique façade est constituée d’une porte à double vantaux et d’une vitrine en verre SECURIT® ( résistance aux contraintes mécaniques et thermiques cinq fois supérieure à celle du verre recuit classique )… Vu de l’extérieur, les lieux n’ont aucun charme… C’est qu’on est juste en bordure du centre-ville, sur les franges de l’ancien, on vient de sortir de la période impériale et des premières républiques. Ici, la ville se prend les années 50-60 en pleine face… avec ses Niemeyer qui bâtissent des capitales en pleine Amazonie, à partir de rien, avec seulement des équerres et des compas… et qui essaiment un peu partout dans le Nouveau Monde, vaste terre d’expérimentation pour le brutalisme, le constructivisme, le postmodernisme, le déconstructivisme… bref, pour tous les styles architecturaux du monumental, du béton rude et vertical, de la géométrie.
Mais en entrant ça s’arrange. Nous voilà dans une vraie librairie de livres d’occasion : ça sent le vieux papier, le mobilier en bois est âgé et fragile, c’est mal éclairé, les étagères sont ballonnées et mal rangés, et penchent dangereusement vers le centre des allées, à tel point que leurs sommets finissent par se toucher pour former comme des tonnelles de livres sous lesquelles on circule en marchant de biais tellement le passage est étroit… Quel miracle que tous ces bouquins ne nous tombent pas sur la tête !… Par quel sortilège restent-ils attachés à leur rayon ?… Et si l’on se saisissait d’un livre situé en haut de l’étagère, c’est-à-dire juste au-dessus de nos têtes, ce pourrait-il que la voûte ne s’affaisse puis s’effondre sur ses claveaux ?… Tout tient debout, mais pour combien de temps encore ?… L’éclairage, presque inexistant, épaissit le mystère : la librairie est un antre lugubre dont on peine à apercevoir le fond… On s’enfonce là-dedans comme dans une ruine antédiluvienne, à la manière d’Indiana Jones, prudemment, à pas feutrés, les cinq sens en alerte, en faisant attention où on pose ses mains, ses pieds, car il se pourrait que l’on actionne par mégarde le mécanisme d’un piège mortel… Et ce serait quand même con de mourir empalé la veille du départ pour le Japon, ses pénates…
Kelton, grand familier des lieux, a déjà disparu ; quant à mes collègues ethnologues, ils sont partis chacun de leur côté… Alors je continue l’exploration… Les choses s’améliorent un peu : les étagères courbent moins et la voie s’élargit, je peux me déplacer de face. Je déambule en regardant les couvertures, les titres en portugais, Análise da Pesquisa Social, Sexo Invisível, O Guarani, Casa-Grande & Senzala, A Invenção do Índio, Livro sobre nada, Mar Absoluto… J’en prends quelques-uns, dans les rayons du bas, que je feuillette, mais je suis trop distrait, mon attention ne se fixe pas… En plus de ça mes yeux se fatiguent. Tout ce déferlement d’images, de noms, cette jungle de typos, tous ces formats différents énervent mes pupilles. Je sens poindre un léger mal de crâne en bas du front, alors j’arrête tout pour éviter que la céphalée se déclare, que ça s’empire. J’ai bu tout mon stock d’ibuprofène, trois boîtes en trois semaines… Si je continue comme ça, je suis bon pour le cancer du foie… Va vraiment falloir que je fasse quelque chose, que je trouve « une alternative » comme on dit à ce poison… Je fais en sorte que mon regard ne s’accroche sur rien. Je déambule sans but, je tourne, puis à gauche, et encore à droite… La librairie se change en labyrinthe, je m’y perds en même temps que je m’égare dans mes pensées. Je divague… et c’est là que ça commence…
C’est soudain ; et c’est en moi et autour. Je sens que je suis sur la marge. Je suis là sans y être, sans pour autant être quelque part. Je suis à la fois acteur et spectateur. Les étagères, les rayons, les livres sont là, tout est en place… Mais tout s’anime… L’impression que le contour des choses est un diaphragme, une membrane qui se lève et s’abaisse en épousant le rythme de ma respiration. Le seul son perçu est celui de l’air que j’inspire, que j’expire et son écho qui se répercute sur le corps de la librairie, et inversement… C’est comme une tentative sympathique de communication, de communion…. Une main tendue… Mais par qui ? Depuis où ? Dans quel but ?… Puis tout va très vite. Mes oreilles se mettent à bourdonner, une boule se forme dans mon ventre, des larmes me montent aux yeux, mais je ne pleure pas, je me retiens, et ça me demande beaucoup d’effort… C’est que je suis en train de me faire envahir par le souvenir de mon père… Oui mon père ! C’est à lui que je pensais depuis le début sans pour autant m’en rendre compte… Ou alors était-ce lui qui s’était mis à penser à moi, en moi ?… Impossible de fournir une réponse. Les limites ont disparu, c’est le règne de la porosité. Il n’y a plus ni cause ni conséquence…Je suis l’alpha et l’omega… Mon père est mort au mois de février de la même année d’un cancer de la prostate, une saloperie qui l’a rongé pendant dix ans. C’est à ça et seulement à ça que je pense… Je pense seulement à lui et à la protection qu’il m’a accordé durant tout le voyage… Sa photo n’a jamais quitté la poche intérieure de mon sac à dos, où j’avais aussi glissé un rosaire (que je n’ai pas prier)… Mais l’émotion est trop forte, il faut que je fasse quelque chose…
Je me remets en mouvement, de circuler plus vite entre les rayons, j’essaie de sortir de ma torpeur. Ça marche un peu. J’essaie de me redonner un peu de contenance. Je fais semblant de chercher les étagères en promenant un doigt sur les rangées de livres… Je joue bien mon rôle, mais pour combien de temps ? Je ne peux pas craquer là, maintenant… de quoi j’aurais l’air si je craquais ?… Je n’y tiens plus, je suis sur le point d’explose et c’est à ce moment précis que j’entends au loin la voix de Kelton qui m’appelle – et qui me sauve : « Anthony, viens voir ! Ils ont des livres en français ! »…
La librairie retrouve des proportions humaines et surtout son architecture, c’est-à-dire son rectangle. Je me dirige vers la petite pièce du fond, d’où me parviennent les appels du Kelton, celle où sont entreposés les manuels scolaires et les livres en langue étrangère. Je l’aperçois sur ma gauche. De l’index il me désigne une petite étagère blanche, puis retourne à ses pérégrinations… À hauteur d’œil, il y a en effet un rayon destiné aux livres français, comme indiqué par une étiquette collée sur la mince latte en bois qui courbe sous les livres… Je bourdonne encore un peu… Mon père est toujours là, mais hors-champ, comme en coulisse au fond de ma gorge… parmi les larmes reflouées et le pouls d’un cœur fatigué… J’arrête de réfléchir. Je me raccroche au concret. D’un geste machinal, je m’empare d’un livre, un Poche Flammarion usé qui réunit trois pièces de Shakespeare dans la traduction de Jean-François Hugo : Othello, Le Roi Lear et Macbeth… J’ai déjà lu une pièce de Shakespeare, mais je ne sais plus laquelle… J’ouvre le bouquin au hasard, aux pages 304-305, et c’est la stupéfaction. Parce qu’intercalé entre les pages 304 et 305, à l’endroit précis où s’est ouvert le livre, il y avait un trèfle à quatre feuilles séché. Le végétal fané était même collé à la page 304 sur laquelle il avait laissé son empreinte marron. Alors, comme on soulève le couvercle d’un coffre à trésor, je décolle le trèfle afin de pouvoir lire les quelques lignes d’une réplique de Macduff qu’il écachait : « Je ne peux oublier qu’il a existé des êtres qui m’étaient si précieux… Le ciel a donc regardé tout cela sans prendre leur parti ? Coupable Macduff, ils ont tous été frappés à cause de toi ! Misérable que je suis, ce n’est pas leur faute, c’est la mienne, si le meurtre s’est abattu sur leurs âmes. Que le ciel les repose maintenant »… L’espace d’un instant le monde s’est tu, et j’ai eu l’impression d’être comme Dante au Paradis face à la Vérité ineffable qui s’assemble… L’impression que toutes mes questions trouvaient leur réponse, sans pour autant être capable de déchiffrer le langage de leurs preuves…
De son vivant, mon père portait un collier sur lequel il avait accroché un pendentif en or en forme de trèfle à quatre feuilles. Cette plante, cette fleur, était sa préférée.
Je suis allé à la caisse. J’ai tendu le Shakespeare au libraire en l’ouvrant pour lui révéler la présence du trèfle séché. Il fallait partager l’expérience. Ça l’a fait rire, le libraire, mais ça l’a aussi tellement surpris qu’il m’a fait cadeau du bouquin. « Il vous était destiné », qu’il m’a dit…
J’ai mis plus de quatre ans avant de me décider à lire Macbeth. J’ai attendu jusqu’à l’année dernière pour lire cette pièce terrible, toute en sorcières, prophéties, meurtres et poignards… En somme j’ai attendu l’année 2023 pour découvrir Shakespeare… et aussi pour me mettre, enfin, à écrire…
3. Inventaires de choses perdues
1. Le manuel de construction des pyramides
2. L’arche d’alliance
3. Le son des trompettes de Jéricho
4. La maison d’enfance
5. Mon Grand Meaulnes
6. La première planche de skateboard
7. Le premier rêve
8. Le sujet de la première rédaction d’imagination.
9. L’appareil-photo (Japon-Népal-Thaïlande)
10. Le masque malais
11. La première blague de mon père
12. Le livre illustré pour enfants sur les fonds benthiques et les dinosaurs.
Le son des trompettes de Jéricho.
Jéricho est la ville la plus basse du monde. Ce qui assez ironique quand on sait que le nom du lieu vient du mot hébreux « wrh » qui signifie « lune » (rapport aux divinités lunaires qu’on y vénérait). Jéricho est donc la plus basse des villes sublunaires. Altitude : – 240 mètres. Son nom apparaît pour la première fois dans le Livre des Nombres, ce bout de Torah qui l’a décrit comme la « ville des palmiers ». Jéricho, c’est beaucoup d’eau tiède, beaucoup d’eau froide, des sources et encore des sources… et des fruits surtout, de l’agrume très sucré… Jéricho est une petite oasis nichée dans la pierre, au bord de la mer morte, un petit creux de paradis…
La géographie et le climat sont idylliques, on croirait presque à un retour de l’Eden sur terre… Malheureusement les choses vont vite se gâter pour Jéricho : les pays de Canaan n’avaient pas prévu l’arrivée de Josué et sa bande.
L’histoire, on la connaît à peu près : les Hébreux arrivent pour prendre la ville (faut bien que les peuples s’occupent…). Pour ce faire ils ont recours à une méthode pour le moins insolite, que pour ma part je trouve magique, et qui n’a jamais été reproduite depuis : les Hébreux défilent sept fois autour de la cité pendant sept jours en brandissant l’Arche d’alliance, tandis que sept de leurs prêtres font sonner les trompettes (chofars) dont le son finira par provoquer l’écroulement des murailles de Jéricho, permettant ainsi à la soldatesque de massacrer tout le monde (allons-y gaiement !)… tout le monde, à l’exception de Rahab et les siens (toujours laisser des témoins quand on fait un carnage : dissuasion des témoignages !). Ajoutons que la ville et ses richesses etc. ont été maudites (autant aller jusqu’au bout ! Attila avait le sel, Josué and co. les maléfices).
Jéricho, ville rasée ! écrin des génocides ! cité maudite ! Jéricho ! Tu entretiens depuis 1994 des « relations de coopération » avec Hiroshima, ta jumelle… ta sœur…
A noter que Jéricho est le titre d’une série U.S. dans laquelle il est justement question d’une petite ville américaine nommée Jéricho et qui se retrouve isolée du reste du monde après que les États-Unis ont subi plusieurs frappes nucléaires. J’ai regardé le début, c’est plutôt bien. Malheureusement, la série télévisée a été interrompue à la fin de la deuxième saison (2006-2008). Cependant, on apprend qu’ « après l’annulation de la série, une suite s’est poursuivie sous forme de comics ». Il existe ainsi une troisième et une quatrième saison de Jéricho en format bande dessinée (2009-2014). La bande dessinée comme continuation de la télé par d’autres moyens…
(Source : Wikipédia)
Ainsi donc, la question se pose : est-il possible de causer l’effondrement d’un édifice au recours du son ? Pour la Bible, la chose est entendue : c’est oui ! Mais à condition d’utiliser les sept chofars ecclésiastiques de Josué dans un concert d’encerclement répercutant trois fois ce chiffre, 7, 7, 7 : jackpot, lucky number, trois fois sept vingt-et-un, – 240 mètres, Livre des Nombres, équation, musique, son, massacre, matière qui craque, squelettes qui se fissurent, peaux qui éclatent, organes, femmes et enfants, vieillards… Trompettes ! Sonnez trompettes ! Sonnez pour tous, sauf pour toi Nahab et ta petite famille… rescapés, miraculés, épargnés… Témoins…
Nous ne saurons jamais le son des trompettes de Jéricho, leur voix annihilatrice s’est perdue pour toujours dans les gorges chantantes des prêtres de Josué.
Nous avons depuis élaboré d’autres moyens destructeurs, cf. Oppenheimer. Nous excellons désormais dans l’art de la télémachie. L’époque des sabres, des charges, des clairons et des champs de bataille, c’est finie. Les chevaux ont été remisés aux box, la télécommande et les joysticks ont congédié les armures et les épées. L’art de la guerre est un art pour musée. Maintenant, place aux drones et à leur vrombissement cacophone ! Ces bourdons ratés…
Et ce serait pourtant bien de retrouver le son des trompettes Jéricho… la partition et ses effets… Mais rien que pour soi, bien sûr… comme un petit air pour fond de gorge à faire entrer en résonnance avec la muraille fissurée du souvenir, là-haut dans la tête… Pour que tout ça éclate, s’écroule… Pour que le souvenir insoutenable des choses perdues soit réduit à l’état de ruines inidentifiables… Pour que la maison d’enfance et les livres perdues, le premier rêve et bien d’autres choses qui ne reviendront plus s’anéantissent dans ce recoin de l’âme où fermentent les déchets de tout ce que nous avons fini par oublier pour de bon, aux prix de maints efforts, de haute lutte, à – 240 mètres, toujours plus loin de la lune et des astres…
4. Le livre moins ce qu’il dit
Fragments de lecture. De livre. Bout de livre. Fragments.
Le fragment est une matérialité en soi.
La Horde du contrevent (Alain Damasio)
Souvenir de la lecture des derniers chapitres du livre
À plat ventre sur le grand lit de la chambre du frère absent
La tête pendant dans le vide
Le livre posé par terre à même le sol
C’était un beau livre belle édition
Edition La Volte couverture rouge flamme intense
Belle police mais laquelle
Manipulé avec soin car prêté par le meilleur ami
Livre lourd grand format qui à force fait mal aux poignets avant-bras
On le pose pour se reposer
Puis il reste sur le sol
Un livre à l’écriture ciselé
Polyphonique un paragraphe pour chaque personnage
Chaque fois introduit par le symbole attribué à ce personnage, qu’il garde jusqu’à sa disparition de la narration
Peu de survivants
Une voix par personnage
Travail de titan sur le style
L’ascension d’une montagne
Étape ultime d’un voyage mené contre le vent
Vent de face gagnant en puissance
Sur une bande de terre
Un couloir géant coincé entre deux chaînes de montagne infranchissables
Qu’y a-t-il au bout de la route que personne n’a encore atteint ?
Il y a l’origine du vent
Est-ce Lucifer battant des ailes depuis sa prison de glaces ? (Non ça c’est un autre livre ; les lectures s’appellent se répondent …)
Lu en pleine été
Dans la chaleur précaire d’une chambre aux volets fermés
Dans la semi-pénombre d’une maison l’été
Il fait chaud dans la maison
Il fait froid dans la lecture
La fin du livre comme une terrible résolution
Mais ce n’est pas le plus important
Car le sujet véritable du livre, c’est l’écriture
On le sent dès les premières pages
On le lit aussi pour ça, parfois surtout pour ça
Première fois que je prends conscience, mais sans pouvoir le formuler clairement, que le sujet d’un roman, c’est d’abord l’écriture