#nouvelles | Aline C

01 – Ranger ses livres
02 – Librairies
03 – Choses perdues
04 – Un livre

01 – Histoires de bibliothèques

La bibliothèque, avant tout un lieu du dehors, un lieu public, lieu de profusion et de frustration, choisir, ne pas céder à la tentation de remplir le sac, des kilos à transporter, épaules sciées, au retour je fractionne mais reviens avec d’autres livres, incessantes allées-et-venues le dos chargé, entrainement devenu efficace pour la musculature lorsque la limite du nombre d’emprunts est passée de 6 à 20 documents. 

Depuis toute petite, je vais à la « bibi ». J’accompagne mon père le samedi après-midi. Ma sœur trop pénible reste à la maison avec ma mère. Aller à la bibi est le privilège des petites filles bien sages. Je suis souvent la seule enfant au milieu des adultes. Mon père choisit des livres sur les rayons ou sélectionne des fiches cartons dans d’immenses tiroirs. Je suis fascinée par le monte-charge. La bibliothécaire envoie les fiches. On attend, parfois très longtemps et quand le voyant rouge clignote on ne sait pas si c’est nos livres qui descendent. Elle déverrouille la porte et si c’est les bons, elle les marque de plusieurs coups de tampon et nous les donne. Quand j’ai 10 ans, elle accepte de me faire une carte, même s’il existe une bibliothèque municipale pour les jeunes rue Hippolyte Kahn. Personne n’a jamais eu l’idée de m’y accompagner, ma mère nous emprunte des livres au centre social, là où elle apprend la couture.

Dans mon appartement, je perds toujours tout, sauf mes livres. 
Ceux qui viennent du dehors, de la bibliothèque ou prêtés par des amis, empilés. Plusieurs piles, des piles parfois nomades au cours de la journée : le parquet du séjour, le tapis de la chambre, une chaise dans l’entrée ou entreposées sur la table.
Ceux qui sont mes livres sont regroupés dans divers lieux : la bibliothèque de l’entrée, un casier fermé du meuble du salon, une étagère du même meuble ou une caisse « de travail ». Selon leurs statuts du moment, ils naviguent d’un endroit à l’autre.

L’entrée de mon appartement a longtemps été tapissée de livres. 
Six hauts meubles Ikea Billy, on adorait aller dans cet immense magasin, des pièces à vivre toutes prêtes à être habitées, du clair, du bois, du lisse, du pratique sans superflu, c’était tout à fait nous, les prix accessibles, on ramenait à l’appartement de longs cartons plats, montage facile, outils miniatures livrés avec les vis, les écrous, juste besoin d’un marteau pour clouer le fond. On solidarisait les éléments entre eux. Une vraie bibliothèque, on n’en revenait pas. J’avais déjà des livres, format poche, mes premiers salaires dépensés dans les librairies, ça faisait de belles alignées. Et aussi une série de volumes reliés à la couverture blanche, anthologie de la poésie moderne, un par mois, on m’avait harponnée dans la rue et j’avais signé l’abonnement. 

Au fil des années, la bibliothèque se remplit.
Plusieurs mois durant, quand je rentre chez moi, la bibliothèque absorbe toute l’énergie que je rapporte du dehors. Ce qui vibre à l’extérieur s’éteint, le vif des couleurs s’empoussière, je soupire déjà, accablée. 
Les livres, des poids morts posés sur les étagères.
Je n’ai pas le choix.
Je vide. Je donne. 
Je remplis ma voiture de cartons que je dépose au Secours Populaire.
J’ai entendu un jour l’expression désherber la bibliothèque. Il n’est pas de mauvaises herbes. Racines, radicelles, fleurs parfois déjà fanées, tiges rampantes, graines à germination lente, souffle du pétale qui se détache, géométrie fine des nervures, rien de perdu, tout s’engrange peut-être, reste vivant, là. Et pourtant j’étouffe, la matérialité des livres m’encombre, prend toute la place, réduit l’espace.
La bibliothèque a poussé dans tous les sens, une véritable broussaille. J’ai aimé ce désordre, acheter pour l’attrait d’une couverture, d’une phrase, la lecture d’une critique, un avis amical, un auteur reconnu, livre pioché en voyage au hasard d’une gare, cadeau. 
Elaguer ? La structure figée, inextricable, il me faut l’abattre.
Je me suis séparée de la plupart de mes livres.
Je n’ai gardé qu’un des six meubles Billy, j’ai vendu les autres. Une jeune femme est venue les chercher. Sans les démonter, elles les a couchées dans sa 206. Le coffre ne fermait pas, elle l’a attaché avec une corde effilochée.

02 – Librairies

Avant d’entrer dans la maison de la presse des Gratte-Ciel, je jette un œil sur les unes du Progrès et du Dauphiné Libéré, sur les titres à sensation de France Dimanche et D’Ici Paris exposés sur le trottoir.
Je me dirige vers le fond du magasin, passe entre les piles des quotidiens régionaux, devant les présentoirs de la presse nationale, bouscule un peu celles et ceux qui feuillettent des revues, enjambe un gamin plongé dans Picsou Magazine et marque un temps d’arrêt avant de pénétrer dans un long couloir borgne. Sensation de calme et d’intimité malgré la lumière brutale des néons. Jusqu’au plafond, des étagères coulissantes remplies de livres au format poche. 
Les autres livres sont à la librairie, au premier étage, un espace lumineux et aéré.
Ici, sur toute la hauteur, trois épaisseurs d’étagères. Superposées, elles coulissent sur des rails posés au sol. 
Atteindre un livre relève de la stratégie du jeu de pousse-pousse. Il faut parfois glisser plusieurs ensembles d’étagères pour se faire une place, se faufiler entre les rayons. Et déplacer l’échelle si le livre est en hauteur.
Je ne le vois jamais quand j’arrive mais je sais qu’il est là. Jean Levi’s 501 serré et longue chemise sombre, il se confond avec les livres. J’hésite à le déranger pour lui demander des titres. Il ne répond pas mais, vif et sec, il se déploie tel un gigantesque insecte le long des rayonnages. Il est partout à la fois, attrape un ouvrage ici, là, là encore. Parfois, il griffonne quelques mots sur son cahier et lance pour celui-ci, faudra repasser la semaine prochaine. Si je lui demande un prix, il désigne d’un coup de menton les fiches cartonnées accrochées un peu partout. De grands tableaux de tarifs déterminés en fonction de l’éditeur, pour certains du nombre d’étoiles, pour d’autres de la catégorie qu’il faut rechercher au dos du livre ou sur la tranche. Un casse-tête, j’abandonne, je verrai bien à la caisse.

Sur la place Bellecour, la librairie Decitre est divisée en deux magasins, séparés par le porche d’une entrée d’immeuble. 
On peut passer de l’aile Rhône à l’aile Saône par un couloir souterrain.
Une île entre deux fleuves.

03 – Choses perdues

Le graffiti creusé dans la terre crue du mur de la maison 
La vue sur les fenêtres de « l’école des aveugles »
La queue desséchée du lézard 
Une incisive du crâne de la marmotte
Mon cahier de rédaction
Le Louis d’or de mon grand-père
Les points de suspension
La pellicule des photos faites en Chine
L’objectif grand angle de mon Pentax 

L’estanco du Terraillet
A l’intérieur, il y a le puits. On engrène la pompe en fonte en jetant un broc d’eau dans la colonne. On actionne vivement le bras à vide et on sent le moment précis où la pompe accroche. Le bras résiste, on poursuit avec plus d’effort le mouvement. On pompe encore et un filet d’eau fraîche s’écoule.
L’été, le puits est à sec. 
On va chercher l’eau dans les vestiaires du stade de foot. Des seaux pour la vaisselle et la toilette, des bouteilles pour la cuisine. Les hautes herbes sèches d’un champ pierreux séparent le stade de la maison. On a peur des vipères. On marche en file indienne. Ma mère en tête frappe le sol d’un bâton, ma sœur et moi posons nos pieds dans ses pas. Jour après jour, on marque la prairie d’une griffure d’herbes foulées.

04 – Un livre

Sur l’étagère de ma bibliothèque, je reconnais le livre aux écritures rouges de son dos. Rouge orangé pour le nom de l’auteur Victor Segalen, presque bordeaux pour le titre René Leys. L’IMAGINAIRE GALLIMARD N° 28. 
Au rayon « Grands voyageurs » de la librairie Flammarion place Bellecour, il n’était pas loin de ceux d’Alexandra David-Néel de la Petite Bibliothèque Payot. Je l’avais ouvert par hasard et était tombée sur cette double page, un plan, tracé à la main. 
Deux enceintes de remparts contigus, chacunes percées de portes aux noms mystérieux.
La plus grande, un carré, la ville Tartare – Palais, Montagne de la Contemplation, Tour du Tambour.
La ville Chinoise – Temple du Ciel, Temple de l’agriculture.
Des lignes en traits pleins et pointillés suggèrent des voies de circulation entre les villes et vers l’extérieur, géographie de lacs et de reliefs.
A la fin du livre, les dernières parutions de la collection « axée sur les constructions de l’imagination » : n°1 Raymond Queneau, n°2 William Faulkner, n°3 Michel Leiris, n°28 Victor Segalen.
La couverture souple d’un blanc un peu jauni par le temps. Pas d’illustration. Les coins cornés lors du transport dans un sac à main, un sac à dos, sur le siège passager de la voiture. Le verso éraflé, taché d’une coulure de café.
239 pages d’une typographie ressérée de petite taille. Les tirets longs des dialogues, les points de suspension pour dire les silences ou les tirades interrompues, les guillemets omniprésents pour les traductions : Ko-lan, « orchidée du Pavillon des Vierges ».
En dernière page : 1er dépôt légal septembre 1978. Imprimé à Saint-Amand (Cher), le 17 mai 1992.
La précision de la date me trouble. Je cherche, c’était un dimanche à l’imprimerie Bussière spécialisée dans la production de livres pour les grands éditeurs, Gallimard, Grasset. Combien d’ouvriers ont travaillé sur les presses rotatives ce dimanche du mois de mai ? Leurs heures majorées de 50 % ?

A propos de Aline Chagnon

Ce qui me passionne dans l'écriture, c'est l'expérience, le chemin.

4 commentaires à propos de “#nouvelles | Aline C”

  1. Comme c’est intéressant cette histoire de livres qui te faisaient vibrer et se mettent à te pompes l’énergie. Et énigmatique. Je ne comprends pas yout mais j’entrevois et ça me donne envie de plonger dans ce mystère qui n’en ett pas tout à fait un car quelque chose de familier là dedans… J’y verrais bien la base d’une nouvelle!

  2. « J’ai entendu un jour l’expression désherber la bibliothèque. Il n’est pas de mauvaises herbes. Racines, radicelles, fleurs parfois déjà fanées, tiges rampantes, graines à germination lente, souffle du pétale qui se détache, géométrie fine des nervures, rien de perdu, tout s’engrange peut-être, reste vivant, là. Et pourtant j’étouffe, la matérialité des livres m’encombre, prend toute la place, réduit l’espace.
    La bibliothèque a poussé dans tous les sens, une véritable broussaille. J’ai aimé ce désordre, acheter pour l’attrait d’une couverture, d’une phrase, la lecture d’une critique, un avis amical, un auteur reconnu, livre pioché en voyage au hasard d’une gare, cadeau.
    Elaguer ? La structure figée, inextricable, il me faut l’abattre.
    Je me suis séparée de la plupart de mes livres.
    Je n’ai gardé qu’un des six meubles Billy, j’ai vendu les autres. Une jeune femme est venue les chercher. Sans les démonter, elles les a couchées dans sa 206. Le coffre ne fermait pas, elle l’a attaché avec une corde effilochée. »

    Très beau tout ce passage et merci pour votre liste que j’ai trouvé touchante. Bravo pour vos textes, à bientôt.