#nouvelles | Raymonde Interlegator

Index

  1. La rambarde
  2. Des mots et des notes
  3. Le Saint de sein
  4. L’autre pays
  5. Le luth brisé

     

# nouvelles # 01 | de l’art de ranger ses livres | la rambarde

De la complexité des relations l’ordre et le désordre chaos et structure se fondent en une exploration constante. De la bibliothèque des voix s’élèvent pour partager des expériences et raconter des histoires, des histoires qui résonnent entre elles contrastées ou récurrentes, parfois connectées dans l’invisible. A chaque livre une énergie unique et choisir un ordre devient une décision chargée de sens, de significations cachées du moins une tentative à créer une alliance à partir de ces voix multiples harmonieuses ou discordantes, de celles qui seraient capables de créer des réactions émotionnelles ou intellectuelles voire contemplatives chez le lecteur, on peut imaginer susciter des liens complexes et inattendus. Placer des ouvrages en apparence disparates et encourager les dialogues stimulants, permettre au livre de trouver sa voix au sein d’un ensemble, une occasion où les mots peuvent devenir des armes voire les silences de champs de bataille.

Contempler un instant des étagères vides, des espaces vierges c’est se tenir au seuil de l’infini, une promesse de découverte, est-ce la magie du rangement, une possibilité de donner forme à l’informe, en une tension palpable une lutte entre cohésion et tentation du désordre, subversion des normes établies, acte de rébellion, mélanger les genres, mêler les époques, tentatives de réorganiser le monde, révélation de nos préférences, désirs, obsessions intimes, trahison de nos peurs, espoirs, joies ou chagrins. Bien plus qu’une simple tâche domestique c’est une exploration de soi-même à travers les objets qui nous entourent si par nos actions nous sommes à la fois définis et libérés. Chaque livre que nous choisissons de garder, de donner, de remettre en carton, chaque étagère que nous déplaçons ou ajustons seraient une des pièces du puzzle de notre identité en constante évolution. Entrelacs infinis des contenants et contenus, ne sommes-nous pas des histoires en mouvement cherchant inlassablement un sens à notre monde dans celui des mots, écrits parlés ou tus qui sait.  Ma bibliothèque rambarde sur un vide de l’escalier de secours, n’a pas de fond les livres peuvent ainsi apparaître et disparaître prêter main forte à une main courante en quelque sorte passer de l’un à l’autre se détacher, ne pas se laisser posséder, un art de la transmission il nous restera l’essentiel. Ce que le Sumo de Newton saura dire au peuple migrateur un grand héritage de la terre vue du ciel, un plaidoyer pour l’altruisme une rumeur à notre surdité.

# nouvelles # 02 | histoire de librairie | des mots et des notes

Dans la rue de la cité pavée de toutes les irrégularités, mes pas m’ont guidée jusqu’à cette devanture singulière ou le verre biseauté cerné de bois clair semblait promettre un monde palpitant où se mêlaient des mots aux notes. Avec l’humilité de l’apprenante j’ai franchi le seuil de cette librairie entendant le parquet à grosses lattes répondre à mes pas discrets. Les silences d’une densité particulière avaient une voix privilégiée une signification cachée attendant d’être dévoilée par ceux qui savaient les écouter. Je croisais le regard de la gardienne des mélodies et instinctivement  m’invitant à parler elle me proposa avec une aisance déconcertante proche de la précision chirurgicale des partitions attrapées de ses doigts agiles dans les rayons suspendus aux murs, kaléidoscope de symboles, d’univers insoupçonnés, de pages jaunies. Dans cette enclave magique où les mots et les notes se répondaient je me suis souvent retrouvée.

Les bluets – rares fleurs à pousser dans la boue des champs de bataille -, librairie du même nom qu’une rue de mon quartier d’enfance ; j’aimais en pousser la porte à carillon pour l’odeur indéfinissable, papier d’écolier, encre séchée, bois ciré me retrouver le nez collé à la vitrine reluisante sur laquelle je posais les yeux là où les stylos à plume précieux semblaient réservés à une princesse que je ne serai jamais. J’écrirai en volutes qui sortiraient directement de mon cerveau, enfant on est 

un salon des inventions, le temps se dilue dépourvu d’inquiétude. Quand écrire revient à se raconter une histoire, un rêve oublié et maintes fois ressuscité il apaise celui à qui jamais personne n’a lu de livre. Les détours de l’âge adulte m’ont conduite au Bluet de Banon, près de Scaramouche un nom qui par sa seule sonorité évoque la comédie dell’arte, ici artisan glacier une extension du plaisir à déguster les mots les escaliers en demi-niveaux où souvent nous nous installons perchés sur les marches partageant des propos de voyageurs de passage, nourrissant le feu sacré de nos récits prolongeant l’écho infini de nos histoires.

Au-delà du rideau de fer baissé parvenaient à s’échapper les relents de tabac froid d’une vieille pipe en bois, de sa porte ouverte une brume semblait sortir d’une salle de jeux à l’époque de la prohibition vue dans des films. Jamais oh jamais je ne serais entrée seule dans cette librairie-grotte aux murs si épais qu’ils en avaient avalé  la lumière où des étagères se partageaient quelques livres orphelins attendant patiemment d’être redécouverts par leur prochain lecteur ; lui le gardien taciturne de ce royaume imaginaire les cheveux gras longs plaqués habillé de velours et laine feutrée me rappelait les épouvantails destinés à effrayer les oiseaux, spectre imaginaire, il semblait se fondre dans l’ombre. Pourtant impossible de résister à la visite de son grand bureau niché tout au fond du magasin sur lequel s’alignaient une multitude de bocaux de verre renfermant les secrets de l’écriture emplis de crayons noirs, de couleurs, de gommes rouges et bleues taille-crayons, piles de cahiers à rayures seyes, mais… la fascination irrésistible revenait au bocal fermé de son couvercle métallique vissé à l’intérieur duquel s’entassaient des battons de racines de réglisse, le souvenir de la douceur une envie dévorante, je salivais.

#nouvelles #03 | Judith Schalansky, inventaire de choses perdues | Le Saint des seins

Un jour au Pays des Fées

Une boite de mascara noir et sa brosse

Une médaille en or avec un ange 

Un fantôme 

Une aiguille

Une chaussette dans la machine à laver

Un trèfle à quatre feuille

Une clé de voiture

Le Saint des seins

Une chevelure

Un bouton de corsage

Une lettre d’amour

Dans cet océan de silence où les mots dérivent comme des méduses, leur lumière vacillante éclaire une question plus essentielle qui n’est pas tant de trouver pourquoi mais de savoir comment raviver la sensation de  la chair là où ne demeure plus que l‘écho des os dépouillés de leur douce étreinte charnelle ; il y a dans cette question une invitation à plonger là où les sentiments se nichent, dans les replis les plus secrets où les émotions s’entrelacent, car c’est de cet espace intime que jaillit la clarté, où la vérité se révèle dans l’obscurité la plus dense.

Suffirait-il qu’une main tendre comme l’étreinte d’un souffle effleure cette zone délaissée, ce désert, ce creux abandonné pour que le miracle s’opère, une résurgence de la magie de la chair dans toute sa plénitude, caresser dans cette perspective deviendrait un acte de rédemption, une manière de transcender la dureté des os pour retrouver la chaleur de la vie ; cette tendresse infinie agirait comme un baume sur une blessure longtemps ignorée réveillant des sensations engourdies laissant fleurir une fois encore la beauté du corps. Car la chair même en son absence regorge de mémoire, de souvenirs gravés dans ses lignes invisibles, c’est là dans le toucher comme un rêve éveillé qu’advient la poésie tout en puissance et en émotion. Il ne s’agit plus simplement de ressentir mais de vivre intensément chaque sensation une première fois. Un ballet entre le palpable et l’impalpable de ce qui nous relie au monde et nous en détache, une communion fugace entre le creux et la main, entre l’âme et la chair, le vide et la plénitude.

Une réalité sublimée.

#nouvelles #04 | le livre moins ce qu’il dit | l’autre pays

Ce grand livre mince et délicat, son fin carton contreplaqué de la tranche, fine et scotché de tissu rouge éclatant, à la couverture épaisse évoquant le bleu azur de siam, champs où dansent les feuilles de pissenlits et les akènes à demi soufflés par le vent de ma respiration. Je connais ce pays-oasis on dirait un jardin je peux y vivre vêtue d’une feuille sans avoir jamais froid c’est le pays des fées et des elfes un pays de pages en papier beige et lisse, grand comme le monde qui doit se confiner dans l’étroitesse d’un appartement entre une porte et une armoire ou sous un lit ; pourtant je m’y glisse, entre les pages ça sent si bon le champignon ça sent le rouge du bonbon au coquelicot et aussi le bleu des points de dessus goût de violette. Le livre ne parle pas, juste un miroir dans lequel je me réfugie y retrouver des rires le mien celui d’autres enfants, quand autour de moi les adultes ces géants fatigués sombrent dans des souvenirs douloureux je m’évade, tel un papillon émergeant de sa chrysalide, mes ailes se déploient sur mon dos pour me poser sur une toile d’araignée balancée par la brise légère qui murmure le chant du rouge-gorge et de l’alouette à plusieurs voix. Je me construis des souvenir magiques, ce livre un trésor, un prix inestimable – un cadeau de camaraderie – de mon école enfantine, le sentir c’est se transporter dans ces lieux où rien ne peut m’atteindre, je me nourris de mille sensations que je rapporte en traversant la porte imaginaire de sa couverture. Aujourd’hui encore il étreint l’attention, il a trouvé une place singulière dans la bibliothèque comme un clin d’œil malicieux à ceux qui le croisent murmurant les secrets des âges dans le langage des pages qui l’entourent.

#nouvelles #05 | quatre stations d’un livre, Nerval et Cortazar | Le luth brisé              

Louis, il n’aurait fallu qu’un moment de plus pour que ce carton désabusé ondulé de ses creux et ses bosses ne se métamorphose en volutes de fumée lors de notre migration du Perreux sur Marne, là dans son galetas haut comme une cathédrale dépourvu de vitraux il reposait sur de grossières lattes de bois prêt à s’évanouir et se fondre dans le souvenir d’une bibliothèque ancestrale.

Venue, ma main nue en avait perdu la connaissance, engloutie par tant de poussière il était là recouvert par une multitude de récits il se cachait « Le Luth brisé » en ses pages épaisses et jaunies survivant à ceux qui l’avait forgé de leur prose parfois agonisante souvent tissées des fils du désespoir et comme une ironie les  «  Éditions du Temps Présent » les avaient immortalisées les imprégnant dans leur papier comme les partitions de tes compositions pour guitare. Dans cette atmosphère d’attente et de nostalgie, le carton semblait retenir en lui non seulement des mots mais aussi des vies des émotions des rêves égarés pliés par le temps. Chaque pli portait en lui  une histoire un fragment du passé une mémoire gravée dans la matière elle-même, et moi témoin éphémère je me retrouvais à contempler ce morceau de passé.

Présentement infini et passé se mêlent aux éclats du quotidien, modestement il a trouvé une place niché sur un rayonnage de vaisselier à l’orée d’un univers éclectique où la science-fiction côtoie les secrets ancestraux de la fabrication des fromages de chèvre une alchimie presque sacrée ; baigné par le fumet évocateur de la cuisinière à bois chaque page jaunie se charge d’une nouvelle patine passage inéluctable qui érode les frontières du temps. La poussière volatile est changeante et danse au gré des courants d’air en évolution perpétuelle où tout se mêle, l’odeur de l’étable voisine infuse ses feuillets et les mondes fusionnent. Le « Luth brisé » tel un voyageur fait aussi son retour à la terre, ses mots résonnent comme une musique inscrite dans ses lignes désormais en harmonie avec le murmure de la nature comme le battement régulier du temps. Un va et vient perpétuel entre tangible et éphémère à chaque page tournée. 

Est-ce mon va ou mon vient qui guide mes pas vers le luthier de Genève, maître des sons et des silences où repose désormais de « Luth brisé ». Protégé sous un voile de papier cristal, exemplaire unique. Il trouve refuge dans cet atelier empreint de senteurs, propolis, résine à base de cyprès de genévrier, alcool et térébenthine, fréquente dorénavant des bocaux de poudres énigmatiques et préparations insolites d’ouvrages anciens dévoilant les arcanes, les secrets sur la fabrication des vernis. Je me suis désormais approprié un luth renaissance à onze cœurs, 20 cordes plus une ( Sol la chanterelle, Ré, La, Fa, Do, sol, Fa, Mi-bémol, Ré, Do ) magnifique instrument  façonné de bois nobles, en tilleul pour le manche bois de palissandre pour la douceur de la touche les côtes en bois d’érable chevilles en érable, table en épicéa ; musique douce de John Dowland, Josquin Des Prés, Luys de Milan, Robert Ballard, seize et dix-septième siècles notes imprégnées de l’essences des siècles passés. Mon ventre arrondi de quelques mois s’unit à l’instrument d’une tendre intimité les fils invisibles d’une transmission se tissent, une continuité se perpétue, naissance et renaissance liens sacrés entre les générations. 

Il aimait la vie et m’a récité ce poème,  quand le livre a glissé de ses mains

« Dans les plis lâches d’une blouse linceul

  Se cache ce qui fut jadis mon ventre

  Croûte desséchée du pain noir et rassis

  Dans une poche vide et trouée

  Dans mon estomac – cheval de Troie –

  Dans mes intestins engourdis

  Gît la faim

  Et guette mon cœur tout entier 

  Pas une faim mais des centaines de faims

  Brûlent comme mille feux

  Si je pouvais

  Je viderais l’un après l’autre 

  Les garde-manger de toutes les nations

  Déjeuners, soupers, collations

  Réunirais en une grande ripaille  

  Et mangerais, et dévorerais

  De mes doigts – fourchettes avides –

  Des viandes rouges, galettes pur beurre

  Et encore de la viande, des conserves, des noix

 (…)

  Mais pour le moment 

  Je ne vis que de souvenirs

  Des plats fins jadis digérés 

  Et je lève mes bras vers les cieux

  Je mendie

  Dans les langues des mendiants

  De tous les pays

  (…) 

  DU PAIN !

  Qui serait mien, quotidien

  Accordes-en moi 

  Ne serait-ce qu’en prêt

  Seigneur, Dieu des Armées

  Avais-tu faim 

  Une fois ? »

                        Josef  camp de Plaszow 1943

Le Luth brisé

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