Inventaire de choses perdues
1. Bébé Albert
2. Ce qu’il ne faut pas dire
3. La faille
4. Quatre saisons en une
5. La gardienne des clés
6. Le compte à rebours
7. Un monde en noir et blanc
8. Les guetteurs
9. 200 pages sinon rien
10. Áfram !
11. L’effacement des mots
12. Compter les fenêtres
13.1000 dollars canadiens
14. Le naufrage
L’effacement des mots
Après la vidéo et la musique G. décida de s’attaquer à l’écriture. Ce fut intense mais bref. L’aventure débuta le 30 mars et s’arrêta le 14 avril de la même année. Durant 14 jours l’artiste s’employa à élaborer un dispositif à l’aide de vidéo et d’intelligence artificielle qui lui permettrait d’envoyer ses textes dans l’espace à partir de la galerie d’art d’Isafjördur en Islande. Le 14 avril à 15h00 devant un groupe de témoins, G. expédia dans le cosmos tout ce qu’il avait écrit. Et ce fut la fin symbolique de ses rêves d’écriture puisque tous ses textes inédits disparurent, lui fermant définitivement la possibilité de gagner de l’argent ou de faire carrière grâce à ses romans. J’arrivai le 15 avril de cette année là et ne put jamais lire aucun des textes de cet artiste ni assister en direct à leur effacement.
#nouvelles #2 I Et comment va votre maman ?
La fabrique de livres
Les livres c’est lui qui les fabrique, au 7ème étage du bâtiment A. Ce sont des livres uniques, créés sur mesure rien que pour moi. Parce que des livres, dans cette vie, il n’y en a nulle part ailleurs. Certainement pas dans l’entrepôt de produits de première nécessité de la cité, escalier trois, porte gauche. Pour les illustrations il utilise des crayons de couleur, le texte est écrit au crayon de papier, en script sur des feuilles cartonnées A4, pliées en deux, empilées les unes sur les autres. Je ne me souviens plus de la reliure : papiers collés ? cousus ? Mais je me souviens de la couleur pastel de ses dessins, une couleur douce et lisse au toucher et du mode de livraison : une fois par semaine un livre surprise sous mon oreiller. Il a 7 ans, moi 4. Je tourne les pages, il lit les mots.
Le cachot
À ce moment là, je n’ai pas de librairie ni de libraire – en ai-je jamais eu ? – mais il y a Eve et le long couloir tapissé de livres de son appartement parisien. On ne dit pas chez Eve, on dit au cachot. Quand elle a emménagé au cachot, la première chose qu’elle a faite après avoir déballé ses livres a été de multiplier ses clés pour les distribuer à celles et ceux qu’elle aime. J’ai ma clé. C’est un honneur, une distinction, une chance inouïe. Je peux venir dormir ici quand je veux. Le soir blotties sous la couette énorme nous refaisons le monde, parlons littérature. Eve en connaît un rayon. Le matin, nous mettons le réveil très tôt pour continuer nos discussions à bâtons rompus tout en vidant la cafetière. Par contre, au cachot, interdit de toucher les livres sans autorisation. Quand on entre au cachot on traverse le long couloir-bibliothèque, on regarde les livres avec respect, on les caresse des yeux, c’est tout. En revanche, on ne repart jamais sans sa pile de bouquins, ceux que Eve choisit, prête ou offre, en fonction des circonstances et de qui vous êtes. Et c’est toujours un trésor plein de promesses. Souvent je dis à Eve : Je veux bien quelques livres mais souviens-toi que je ne sais pas lire, prête-moi des bouquins d’accord mais des pas compliqués avec un début, un milieu, une fin, et que ça raconte une histoire surtout. Elle se moque de moi et je repars avec des livres que je n’aurais jamais lus sans elle, qui ne me laissent pas de côté.
Et puis dans le salon du cachot, là où se déplie le canapé-lit ou le futon selon le nombre de personnes qui restent dormir le soir, un carillon sonne les heures, les demies, les quarts, les moins quarts tandis que près des couchages, une étagère remplie de tous les livres écrits par Duras ou sur Duras ou à propos de Duras veille… Ceux-là Eve ne les prête pas, c’est sacré. Si tu veux lire Duras tu l’achètes. Nous on les regarde de loin, bercés par le carillon. Au cachot les nuits sont remplies de mots, on y dort comme un loir.
Mon double-lecteur
J’ai fréquenté durant deux ans une librairie en face de la Fac de Censier, une Fac de lettres où je m’étais inscrite adulte pour me prouver que j’aurais pu faire des études, avoir de bonnes notes, devenir cultivée, si seulement… Je n’ai que peu de souvenirs de cette librairie : une grande baie vitrée avec des livres exposés en vitrine et une fois passées les portes de verre une pièce immense et carrée qui s’enfonçait en tournant le dos à la lumière du jour. Une tanière à livres en somme qui aurait pu rester plongée dans l’obscurité sans le secours de la lumière électrique. Par contre je me souviens du jeune homme derrière la caisse près de la porte d’entrée. Il a un visage rond, rieur, enfantin, des mains aux doigts courts, potelés et un sourire immense quand il récupère les livres que j’ai posés devant lui sur le comptoir pour les payer. Il me regarde avec de grands yeux, explose de rire et me dit étonné : c’est exactement les livres que j’ai lu cette semaine, ou encore : c’est exactement les livres que je suis en train de lire. Je m’étonne à mon tour. Que ce soit Paul Auster, Tom Sharpe, Jim Harrisson ou Arto Paasilinna – ce sont mes lectures du moment, en dehors de celles imposées par la Fac de lettres- à chacun de mes passages à la caisse, c’est la même chose. Nous nous réjouissons ensemble de suivre le même chemin de lecture, partageons nos coups de cœur. Il nous arrive même de conseiller la personne qui fait la queue derrière moi tant nos enthousiasmes sont contagieux. Ce jeune homme là, je l’appelle mon double lecteur.
Et comment va votre maman ?
C’est une librairie art et essais dans une rue piétonne de la ville où j’habite. Le type qui la tient n’est pas commode. Il a des lunettes rectangulaires cerclées de noir, un regard sévère. Il semble regarder ses clients de haut. Mais il aime ma mère, une vieille dame de 95 ans qui pour noël ou les anniversaires lui commande 2 ou 3 livres à offrir. Il la trouve incroyable. Ici, comme elle, je commande et viens récupérer des livres, je traîne rarement. Je me suis toujours sentie un peu perdue, pas à ma place, dans une librairie. J’y commande des livres conseillés ou empruntés à la médiathèque que je voudrais avoir dans ma bibliothèque.
Comme je porte le même nom de famille que ma mère c’est par ce biais qu’il me reconnaît. Il abandonne aussitôt son air renfrogné, son visage s’éclaire : et comment va votre maman ?
#nouvelles #1 I Une somme de livres et autres piste
L’essentiel est dans la pièce de vie rangé par catégories : Romans, Polars, BD, Livres d’arts, Poésies, Essais, Tourisme, Jeunesse. Seuls les romans sont rangés par ordre alphabétique. Une hérésie quand on pense aux rapprochements que cela provoque. Est-ce bien raisonnable de poser côte à côte Peter Handke et Jim Harrison ou Lorrie Moore et Elsa Morante ? Et dans cette somme de livres en apparence rangés, la plupart disparaissent dans l’oubli sans que personne ne s’en inquiète. Il y a ceux dont je ne reconnais plus le titre, ceux dont l’auteur m’est devenu inconnu, les trop petits écrasés ou perdus entre les trop grands, ceux qui ont glissé par mégarde par derrière le long du mur, ceux prêtés qui ne sont jamais revenus…
Une autre partie de la Jeunesse se trouve dans la chambre dite des enfants. Certains Essais sont rangés sur l’étagère de la chambre du haut, à droite de l’escalier, en compagnie des Contes et de la SF. Pour la Jeunesse il existe une troisième partie dans le bureau de l’autre côté du jardin constituée de quelques sous catégories : Livres jeunesse que j’ai moi-même écrits, Livres jeunesse de ma jeunesse, Livres jeunesse que je garde pour quand les petits seront plus grands, Livres jeunesse en double, à offrir. Dans le bureau également les livres de Théâtre et les livres A propos d’écrire, tous rangés sur les rayonnages du meuble qui couvre le mur du fond, excepté l’armée de Dictionnaires qui surplombe le plan de travail.
Mais l’essentiel est dans la pièce de vie. Et tout y serait regroupé si seulement cette pièce était plus grande, si elle avait plus de murs. C’est le manque de place qui détermine l’éclatement des livres dans les différents espaces de la maison. Dans la pièce de vie, les étagères en bois s’organisent pourtant du sol au plafond. Elles partent de la baie vitrée, filent sur toute la longueur de la pièce qui n’est, et c’est dommage, pas aussi grande qu’on le souhaiterait, puis elles négocient l’angle, couvrent le mur qui se prolonge jusqu’à la porte d’entrée. Au passage elles encadrent la fenêtre ouverte sur le jardin.
La voici la masse de livres, cet alignement sur une ou deux rangées, livres collés, serrés. Tout ce que j’ai lu un jour ou presque habite dans ici. Pourtant je suis le plus souvent dans l’incapacité d’en parler. Malgré leur présence massive ce sont quasiment tous des livres oubliés. A part quelques uns, une part infime. Quels seraient ceux que je voudrais relire ? Ceux que j’ai vraiment aimés ? Ceux dont je me souviens bien ? Et si je m’en souviens est-ce parce qu’ils me rappellent une époque ? une personne ? une fête ? Est-ce l’histoire ou la beauté de la langue qui a marqué ma mémoire ? Et quels sont ceux que je voudrais conserver si je devais en choisir un, ou deux, ou trois cent soixante et un ? Oui, quels sont ceux dont je ne pourrais absolument pas me passer ? Si peu. Alors ? Tous ces livres qui habillent les murs de la maison, qu’est ce que ça signifie au juste ? N’y a-t-il que le plumeau pour les toucher ? les débarrasser de leur chape de poussière ? Parce qu’en fait quand je dis les livres, je ne pense à aucun en particulier, ils sont une somme qui raconte ? habite ? décore la pièce de vie ? Ou sinon quoi d’autre ?
La vérité c’est que les livres me tiennent chaud. Ils m’habillent, me protègent. Ils sont une sorte d’isolant thermique spécifique à base de papier et de mots lus mâchés digérés même si le plus souvent oubliés. Mais ils m’ont nourrie un jour. Ils sont cette présence réconfortante, cette épaisseur du temps. Ils portent aussi en eux une minuscule part de futur qui les garde près de moi et qui fait que pour rien au monde je ne me débarrasserais d’eux. Ils sont un conditionnel à venir qui répète à l’envie qu’un jour quand j’aurai le temps, je pourrais possiblement les relire ou les classer différemment, par exemple les romans par degré de latitude longitude, pour ne plus perdre ces auteurs nordiques que j’aime tant. Oui ces livres sont une promesse ténue, fragile, d’un jour à venir où je me souviendrai peut-être de tous leurs mots ou alors d’un seul mais suffisant et ce jour là je ne serai plus seule.
Autres pistes (brouillon)
– je ne suis pas une intellectuelle (ils disent, ce livre que vous connaissez, que vous avez lu, que vous avez sûrement dans votre bibliothèque), c’est rarement vrai, je ne suis pas ce « vous » là, je regrette.
– c’est quoi un livre encombrant au sens propre comme au sens figuré
– elle m’a demandé : tu as vraiment lu tout ça ?
– dans une maison la première chose que je remarque c’est s’il y a des livres ou pas
– pourquoi j’oublie tout ce que je lis ou presque ?
– un jour j’ai brûlé un livre
– elle avait lu un article : comment trier sa bibliothèque. Tu prends un livre, tu te demandes si tu vas le relire, si c’est non tu le donnes ou tu le jettes. Elle a commencé, elle s’est sentie mal.
Bonjour Fabienne, il y a tant de choses que j’ai aimées dans ton texte et je suis nulle en commentaires.
Cette phrase par exemple (ce bout de phrase): « Ils sont un conditionnel à venir qui répète à l’envie qu’un jour quand j’aurai le temps »
Et puis toutes les « autres pistes (brouillon) »: ce que je préfère je crois.
-Merci, oh, merci pour: » je ne suis pas une intellectuelle (ils disent, ce livre que vous connaissez, que vous avez lu, que vous avez sûrement dans votre bibliothèque), c’est rarement vrai, je ne suis pas ce « vous » là, je regrette. » (là j’aurais besoin d’emoticones enthousiastes mais je ne les trouve pas sur patreon)
– « – pourquoi j’oublie tout ce que je lis ou presque ? »: idem.
En fait, je crois que les choses dites « en brouillon », sont celles que je préfère parce qu’il n’y a pas de « staïle » pour nous éloigner les uns des autres en nous en mettant plein la vue (même si j’aime aussi la partie plus construite de ton texte).
Merci de ton passage. J’avoue que je suis entrée à reculons dans cette proposition mais au fur et à mesure que j’écrivais j’avais le sentiment que plein de portes s’ouvraient (d’où cette liste de pistes à la fin) et que finalement il y aurait de quoi écrire toute une vie à partir de là 😉
C’est le manque de place qui détermine l’éclatement des livres dans les différents espaces de la maison.
C’est cela, on devrait construire les maisons autour des livres !
Et je ne suis pas ce « vous », l’intention est magnifique et la phrase jolie.
Merci et belle journée.
Comme je me suis retrouvée dans ton texte; je naviguais en terrain de connaissance.
« Oui ces livres sont une promesse ténue, fragile, d’un jour à venir où je me souviendrai peut-être de tous leurs mots ou alors d’un seul mais suffisant et ce jour là je ne serai plus seule. »: oui c’est bien ça…
merci, ça me touche beaucoup.
J’aime beaucoup toutes les questions qui habitent le texte. « Oui ces livres sont une promesse ténue, fragile, d’un jour à venir où je me souviendrai peut-être de tous leurs mots ou alors d’un seul mais suffisant et ce jour là je ne serai plus seule. »: très beau merci
pour les livres j’admire l’organisation, la souplesse qui y déroge et l’avancée de la description (et envie votre place qui permet grâce aux « plusieurs » pièces de pouvoir éclater la masse)
j’adore les deux premières « librairies » et pouvez vous me prêter votre mère ?
aaaaahhh ma mère ! un phénomène. Elle a commencé à lire à 85 ans lorsque mon père est mort. Il y aurait tant à écrire sur elle. Une intrépide qui se révèle tardivement mais sûrement 😉
#1 – finalement les maisons n’ont jamais assez de murs pour tout accueillir… et puis quel merveilleux isolant que le papier rassemblé en livrets ! ils nous « tiennent chaud » et nous « nourrissent », impossible de s’en passer !
merci Stéphanie pour cette errance
#2 : ce que j’aime cette histoire de cachot – ce sacré qui hante les choses de Marguerite Duras qui m’envoie directement aux camparis des petits chevaux aux cuisines à la danse et aux promenades en voiture la nuit dans Paris – un lien, direct… merci à toi
merci pour le passage ! Eve et Duras c’est presque une légende en fait. Un sacré sacré !