#nouvelles | Anne Dejardin

Table des matières :

1_ Que faire d’un livre lu ?
2_ Le monde des livres, des librairies, des médiathèques.
3_ Liste des choses perdues
4_ Autour du livre écrit
5_ Au centre

1_ Que faire d’un livre lu ?

 © 2024 Anne Dejardin

Ce qu’elle avait dit, de sa petite voix qui détachait chaque syllabe pour renforcer l’ahurissement qui l’avait saisie devant ce qu’elle venait de constater :

« Mamy, tu possèdes un dictionnaire ? »

Le temps qu’il m’avait fallu pour comprendre que cet objet n’existait plus que dans les écoles et plus chez les parents. L’aura qu’il en retrouvait et qui ne durerait pas…

Ranger ses livres, ceux qui s’élèvent en pile sur la table de nuit, qui se doivent d’être nombreux, en équilibre précaire, à deux doigts de s’écrouler, danger imminent ou talisman. Chargés de repousser les monstres que la nuit toute puissante lui invente pour empêcher son enfouissement dans le sommeil, ceux qui recouvrent la table du salon pour le cas où il resterait un instant inoccupé dans sa journée. Ranger ses livres, elle en rêvait et ce serait obligatoirement par ordre alphabétique des noms d’auteurs, d’autrices. Elle aurait bien assez de deux rubriques : psychologie et littérature. Peut-être rajouter une case pour ceux qui lui servaient en atelier d’écriture. Là déjà elle sentait la menace du chaos : la porosité des intitulés. Il y avait toujours des rebelles pour appartenir à deux sections ou pour s’amuser à la narguer en passant de l’une à l’autre. Comme si la place perdue pouvait être retrouvée, alors que toujours elle manquait, que ranger finissait par serrer les livres les uns contre les autres et devoir forcer encore pour rajouter celui-là dans la rangée. Quand les éditeurs semblaient se moquer de l’esthétique de son rangement cohérent avec des dimensions de livres toutes différentes. Ils jouaient même de la largeur, ce qui empêcherait de placer une rangée cachée derrière celle de devant qui doublait l’espace de rangement, mais aussi permettait d’extraire à la vue tous ceux dont elle n’était pas fière, quelques romans niais, mais délicieux, ou ceux qu’elle n’assumait pas, le tantra et autre. Chaque éditeur souhaitant se démarquer pour permettre une identification plus rapide du lecteur potentiel. à l’heure du numérique, à l’heure des espaces réduits, à l’heure du prix exorbitant du mètre carré, qui pouvait encore se permettre de grandes bibliothèques ? À l’heure où tout était voué à être remplacé à très court terme pour une remise aux goûts du jour de la décoration. Leur devenir à eux se posait, ces livres issus des générations précédentes qui garderaient dans la pâte du papier l’odeur du lieu d’avant, malgré le chauffage de l’actuel logement, malgré les avoir aérés, à cause du  champignon lui avait-on appris, qui finirait par contaminer ceux d’à côté, quelle responsabilité, introduire un hôte indésirable dans le sérail, mettant l’ensemble en danger, mais justement ceux-là avec leur odeur, leurs pages que des mains d’enfants morts depuis longtemps avaient séparées d’un geste impatient de coupe-papier, pour connaître la suite de l’aventure, ce qui arriverait aux petites filles modèles au bossu au conte de Nevers, les premiers bouleversements dans le corps immobilisé, l’accélération du rythme cardiaque juste en lisant, ce qu’il en resterait pour toujours, comme ne jamais prendre un livre inconnu en main sans un frémissement, alors ceux-là aussi il faudrait les mettre au ban, les balancer dans la benne, ne garder que ceux d’après sentant le papier neuf ou juste ceux qu’on se promet de relire, oublieux du temps passé qui a mangé celui à venir, l’horloge qui au lieu de tic tac égrène les soustractions, ronronne les de moins en moins . Extraire des livres, il faudrait, les mettre à l’écart, ne pas encore penser à ce qu’on en fera, il faut récupérer de la place, parce que la vie s’atrophie comme les surfaces habitées après la grande extension des années fastes. Il y a ceux qu’on ne relira pas, mais les yeux posés sur leur tranche suffisent à déclencher un sourire satisfait, la sensation bienfaisante que tout est à sa place, puisqu’il est là à porté de mains, de chagrin ou de rêve, de réconfort. Ranger sa bibliothèque ou attendre que quelqu’un le fasse pour vous quand vous n’y serez plus.  Ranger sa bibliothèque ou ne rien faire du tout. Ne rien faire du tout. Par ordre alphabétique, c’est ainsi qu’elle procèderait.  

2_ Le monde des livres, des librairies, des médiathèques.

Le Détour, un nom pas comme les autres, comme son écriture à elle, au fil de ses pensées et elles filent glissent sautent de détour en détour et pour cette liberté-là aussi il faut faire un détour, accepter de monter la rue des Juifs, d’un nom qui aujourd’hui détonne d’une appellation ancienne qu’on donnait partout, toujours une rue dans une ville à porter ce nom-là, sans état d’âme, pour désigner l’endroit où ils se retrouvaient entre eux à cause des quelques métiers toujours les mêmes qu’on leur laissait pour après leur reprocher de se les être appropriés, ces domaines-là mêmes dont personne n’avait voulus au temps d’avant, de ce nom qu’il n’était pas possible de dire à voix haute sans aussitôt un malaise dans le corps où la bouche venait le de prononcer, la rue des Juifs, qui n’avait pas changé  de nom, de n’avoir pas été gouvernée par ce maire élu ailleurs où il avait rebaptisé tous les lieux-dits en renforçant l’urbanisation, ainsi la rue de Malivert, appelée ainsi depuis toujours, bordée à droite du ruisseau, le Lion, nécessaire à la scierie un peu plus loin, et de l’autre côté d’une succession de pairies à vaches où on pouvait aller ramasser des champignons, mais lui, devenu maire et garder ses fonctions durant plusieurs mandats, effaçait tous les noms maléfiques, Malivert, disait-il, on y attrapait le mal en hiver, aménageant d’un nouveau nom de rue l’emplacement pour rendre son urbanisation prolifique aussi attractive que possible, avant même que ne démarre le balai des engins de construction. Le quartier de Malpassé à Marseille, d’un événement grave qui s’y était déroulé et tant d’autres appellations qui gardaient force de témoignage de quelque chose qui avait été oublié. La librairie du Détour, avec ses vitrines soignées qui mettaient en valeur des œuvres moins actuelles, moins sujettes à l’engouement du moment, mais qu’on ne découvrait qu’à la nuit tombée, lorsque les trois tourniquets de cartes postales, certes plus originales que celles du centre-ville, auraient été rentrés. À gauche de la porte d’entrée, une sorte de table étagère où sont exposés quelques livres au format et prix « poche » recouverts d’un large et épais plastique transparent, illustration d’un ciel changeant auquel personne ne se fie, et passer le seuil c’est descendre dans le sombre et le feutré, le confiné, pénétrer dans un antre, comme dans le réconfort d’un abri, à l’écart de la fureur du dehors, en bas de la rue des Juifs qui conduit à la vieille ville sertie de remparts, mais elle en dehors.

La Presse du centre. Une vitrine double de chaque côté de la porte, grande largeur, rayonnages nombreux en verre transparent, et tout un côté occupé par une myriade de santons de Provence qui interpellent. Qui rappellent aussi qu’il n’y a pas si longtemps, un peu plus loin, dans la rue perpendiculaire à la rue principale, tout étroite celle-là comme insister sur le fait qu’elle n’est pas la principale, il y avait eu une artiste qui confectionnait ces objets. Et voilà qu’ils avaient déménagé. Ils étaient maintenant derrière la vitre de la librairie, bariolés et minuscules, déplacés, sans décor ni présentation autre que la proximité des uns avec les autres et même cela ne parvenait pas à leur donner légitimité tant  était large et nu l’espace de la vitrine. De l’autre côté, quelques livres perdus ne rachetaient rien. En entrant, on butait contre un ou deux présentoirs à cartes postales et il fallait se faufiler, tourner le corps de côté et c’est à ce moment qu’on la voyait, à gauche, derrière un haut comptoir, blonde et jolie, lèvres roses et cheveux impeccablement tirés qui lui donnaient une allure distinguée et réservée à la fois, elle vous accueillait d’un sourire qui effaçait l’effet de la vitrine.

Entrer dans une librairie avec son livre sous le bras, c’est à l’Encre bleue. Du bois clair contre les murs en étagères, sur le présentoir circulaire au milieu où les livres sont présentés en cercle comme annoncer d’entrée qu’ici ils prennent leurs aises. Quelque chose peut circuler, l’énergie, les pensées, les envies. C’est plus étroit dans le fond et le lieu est traversant, dirait l’agent immobilier qui vous ferait faire la visite. La sortie sur la rue parallèle, on la connaît bien. C’est par là qu’on entrait cette fois où la queue avait duré 5h. Lorsqu’on arrivait à la hauteur de la caisse, on savait qu’il n’y en aurait plus que pour une heure d’attente. Une température extérieure au-dessus de 30 degrés et le soleil à pic sur tous les crânes. Il y avait eu très peu de malaises. Le corps humain a plus de ressources qu’on ne le pense. Le sien aussi, enrobé, en surpoids, assis, transpirant, mais accueillant et plaisantant jusqu’au bout. Aujourd’hui la librairie fourmille d’un public autre que les habituels touristes qui font tourner les présentoirs à cartes postales. Le patron parle d’une voix forte, on interlocutrice âgée. Savez-vous que Butor… Il donne envie de s’arrêter à côté comme à un spectacle de rue. Se faire une idée de loin pour savoir si cela vaut la peine de s’approcher. Il parle d’abondance, elle s’en souvient, un amateur d’Echenoz aussi, son enthousiasme et ce qu’il lui avait dit de cet auteur lorsqu’elle avait acheté elle ne sait plus lequel de ses livres. Pas 14, son préféré, trouvé dans une boîte à livres. À côté de lui une dame blonde, lunettes foncées et cheveux raides, longs, en face de la caisse. Je m’avance vers elle. Dans le regard et le corps, une écoute particulière malgré le monde autour. La librairie a été fermée deux jours pour cause d’inventaire. L’effervescence est palpable comme si on leur avait confisqué les livres ou leur en avait interdit leur accès au lieu. Elle contourne le comptoir pour venir vers moi, prend le livre tendu et comme si cela allait de soi, dit qu’elle va le lire et me recontactera.

Médiathèque de Bréhal. Neuve, une bulle de verre qui vient de sortir de terre. Une bulle avec des arêtes. Des portes de verres et elles sont nombreuses à devoir être franchies. Celle de la médiathèque plus dissimulée que les autres. Il faut chercher là où le verre a été découpé. Le verre sombre semble avoir été teinté et le contact est aussi difficile qu’avec celui qui porte des lunettes de soleil à verres réfléchissants. La porte se laisse malgré tout pousser. On est dans le sombre malgré les parois vitrées, comme si la lumière risquait d’effrayer les mots, faire pâlir leur encre comme d’un coup le cyanotype se révèle sous l’effet du soleil. Le sombre ici s’est uni au silence. Au vide aussi. Il n’y a personne. Hormis à droite deux dames, l’une debout derrière une table toute en longueur à manipuler des livres, l’autre un peu plus loin assise et cachée par un grand écran d’ordinateur. Des lunettes cerclées de noir aggravent le sérieux de son regard. Elle ne se souvient plus bien du mail reçu ni de la proposition. Elle ne parle pas de la possibilité d’une rencontre littéraire. Un atelier d’écriture, elle a déjà une dame qui s’est proposée. Ça n’a pas l’air de prendre. On verra bien. Elle prend le livre tendu sans y jeter un œil, l’air de ne pas trop savoir ce qu’elle peut en faire. Il est vrai que des livres ici, ce n’est pas cela qui manque. La réflexion d’une autre libraire sur le port de Sanary, quand l’autre librairie avait fermé, tenue par deux dames qui avaient de multiples coups de cœur et qui aimaient vous conseiller, un endroit tout en longueur où on trouvait des livres qu’on ne verrait jamais ailleurs, un endroit où on vous proposait une tasse de thé, où vous pouviez feuilleter tout à loisir, un endroit qui était fermé parce que la plus âgée des deux était vraiment âgée maintenant, quand l’autre continuait à travailler dans celle-ci et c’est pour cette raison qu’elle y était venue, mais tombée sur la patronne qui lui avait répondu non à une séance de dédicaces,  et lui avait dit lui épargnant de justesse ma pauvre dame mais avait dit d’un ton péremptoire, mais plus personne ne lit aujourd’hui, tout le monde écrit, le trou que cela lui avait fait pour longtemps dans le corps, malgré tourner les talons et sortir vite retrouver le soleil tranchant du dehors. Et des années plus tard alors qu’elle s’apprêtait à quitter la médiathèque neuve, juste avant la porte, la dame toujours debout, une bénévole sûrement, qui lui avait dit, chic, je vais aller voir vos vidéos sur YouTube. Dehors sur le bleu du ciel normand un soleil moins tranchant.    

3_ Liste des choses perdues

Perdues, et on avait bien dû en prendre son parti, et finir par admettre que non, malgré tout le mal que cela faisait, d’imaginer vivre sans, on ne les retrouverait pas. Et puis comme se produit un miracle, comme racontent ceux qui y croient, l’objet était réapparu et c’était comme une nouvelle naissance. Mais pour eux non.

Le violon sans cordes dans sa valise à velours rouge.
La machine à coudre Kaiser.
Le circuit Scalestrix.
Le porte-mine à quatre couleurs.
La salopette noir et or.
Les bols en faïence de pharmacie.
Les albums.
Les lettres de Munich.
L’adresse de Nicole Volz.
La coiffeuse

La coiffeuse au large plateau (et plateau et pieds tout en courbes), qu’il avait fabriquée pour sa fiancée -  lui le grand-père inconnu, qui était ébéniste -   avec son dessus en marqueterie, tous ces petits losanges fascinants pour l’enfant que j’étais, avec son miroir au-dedans au dos du couvercle, et qui contenait rubans, restes de pièces de tissu et tout un tas de dentelles brodées main.

Quand elle aurait perdu le poids du lourd… Le poids des objets lourds qui avaient été construits par ceux d’avant dont c’était le métier et des deux côtés de la famille le même métier d’origine, mais à l’arrivée l’une faisant partie des notables du coin lorsque l’autre restée à vivre dans la partie ouvrière du village à cause d’un fils qui avait préféré partir travailler en usine plutôt que de travailler avec son père.  Le père qui assez tôt avait perdu le goût de tirer de ses deux mains tout ce beau, à cause de la maladie de son autre fils. Le père qui avait pourtant formé l’aîné, lui avait transmis son art, ébéniste il était, pour qu’il prenne sa suite sûrement, qui aurait pu, mais n’avait pas voulu. Pas voulu travailler avec le père, à part le dimanche l’aider pour les cercueils. Après la mort de son frère, qui n’avait pas atteint vingt ans, pas pu côtoyer le père, le chagrin de la mère à frôler tous les matins, il n’avait pas voulu. Un vague sentiment de culpabilité d’être celui des deux qui survit. L’usine tournait à plein à cette époque. Elle embauchait. Partir y travailler avait été plus simple. Il n’avait pas eu de mal à convaincre sa femme. De quoi était mort le plus jeune, personne ne savait, on disait de santé fragile, un problème de cœur, comme une mort annoncée, inéluctable et qui était survenue avant qu’il n’atteigne ses vingt ans. Une cause dont on ne disait rien, dont on n’avait peut-être même rien su à l’époque, les termes exacts du diagnostic, le médecin les avait peut-être gardés pour lui, jugeant inutile de les prononcer pour des gens qu’il devait juger n’y comprendre rien. Les meubles hauts et lourds, qui se démontaient et se remontaient facilement, malgré tant de déménagements, avec l’écriture au crayon vert ou rouge ou noir sur les faces intérieures pour aider à comprendre ce qui allait à gauche ou à droite, ceux plus petits, les meubles pour les enfants s’asseoir et des générations à s’y attabler, à tirer vers soi le petit tiroir avec le bouton doré avec sa séparation au milieu, attention à tes doigts, du beau bois, sauf parfois pour certains les côtés pas en chêne, du bois moins noble, mais teinté pareil pour faire illusion, avec dans le lot un intrus, celui que personne de la famille n’avait construit, mais appartenant tout de même, et aujourd’hui elle est la seule à pouvoir le dire, qu’il n’a pas été fabriqué par eux, le désigner lui, dont on ignore l’origine, parce qu’il avait été chiné par sa grand-mère, mais il est bien le seul parmi ses commodes Ikea à pouvoir être bourré jusqu’à la gueule avec ses trois tiroirs puissants qui demandent de la poigne pour être tirés, mais qui ont toujours bien glissé depuis qu’il a quitté la maison d’origine et le grand salon où on ne faisait pas du feu tous les jours et où on ne faisait plus de feu du tout à la fin. Le poids de tout cela, ce lourd qui brûlerait bien. Du vrai bois. Même d’eux un jour, elle n’aurait plus la force de se préoccuper. Se délester de la responsabilité de leur devenir, les rendre à leur destinée, lui allègera quelque chose au-dedans, elle commence à le sentir. Elle perd peu à peu le goût de les sauver.

4_ Autour du livre écrit

La perte du sang dont on parle peu en littérature, lu chez une autre auteure. Il y a l’autour du livre écrit, du livre qu’on écrivait, le premier, ce qui avait fait sauter le verrou, enjamber le hors de portée, forcé le corps à s’installer devant le gros ordinateur avec son écran épais comme une vieille télévision, les touches claires larges et creusées pour accueillir la chair des doigts, je ne tapais pas encore aussi vite qu’aujourd’hui à l’époque, mais tout de même l’écriture se faisait à deux mains, comme maintenant taper vite sans avoir réglé la police ou la taille bien trop menue, d’une urgence à écrire ou alors parce que justement elle conviendra pour un début, assumé, ce flou volontaire, avec cette impossibilité que porte le texte à être relu car il faut avancer, malgré savoir le hors-sujet, savoir qu’on n’est pas dans la proposition demandée qu’on a écoutée et très bien comprise, aucune excuse, mais ce bout de phrase lu ailleurs, la perte du sang dont on parle peu en littérature, qui lui avait ouvert comme une faille, réclame ce pas de travers, qu’on court son risque du hors-sujet, du texte raté, quand la transgression est plus forte que l’éventuelle honte de publier un texte raté, la moquette brune (le brune qui s’est écrit, alors que prune, elle était couleur prune, d’un beau mauve, lie de vin, un ton improbable pour une moquette à l’époque) de la chambre nommée bureau avec son canapé lit pour les éventuels amis de passage qui étaient peu venus, le regard par la fenêtre vers les arbres qui bordaient le terrain, protégeaient les enfants, leur éviteraient de basculer et rouler jusque dans le ruisseau très en contrebas, une parcelle de lotissement tout au fond d’une impasse en pente, comme enfoncée dans le perdu, comme elle se sentait à cette période précise de sa vie, tout ce sang à couler, rouge, comme une plaie ouverte qui n’en finirait pas de saigner, qui demandait à être comprise, pourquoi ce flot qui ne semblait jamais devoir tarir, un beau sang rouge, tout propre, sans trace d’oxydation qui l’aurait rendu brunâtre, lui donnant de suite un air vicié, d’une coagulation qui allait se faire, quand tout était en marche de résolution, en bonne voie, elle assise dans son impasse sur une plaie dont elle ne pouvait rien dire, toutes les questions qui tourneraient dans sa tête et qui ne trouveraient pas de réponse, jusque quand le sang, le chagrin, la détresse, est-ce qu’elle compterait les années, ce sans lui qui n’existait plus, d’une décision qu’elle avait prise, et comme relever la tête hors de l’eau, elle avait conduit son corps à l’ordinateur, avait assis la partie de son corps qui lui obéissait encore et posé les doigts sur le clavier et écrit l’histoire d’une femme qui lui ressemblait beaucoup qui avait connu la joie à la lecture à la prise de sang, elle revoit le laboratoire où elle n’était pas cliente, a oublié pourquoi elle était allée à celui-là, sa mère qui l’y avait conduite en voiture et qui était restée garée en double file, et elle entrant et sortant presque de suite avec la feuille dépliée entre les mains, sautillant presque de la joie circulant d’un coup dans tout le corps, le soleil à travers l’arbre nu de décembre comme une heureuse coïncidence, elle s’en souvient. Le sang indomptable comme le chagrin, souffle ton nez et arrête de pleurer, elle avait beaucoup écrit à ce propos, dans plusieurs de ses livres, celui-ci, celui de la pré ménopause, celui de la première fois, et voilà que lui venait à l’esprit l’expression « se faire un sang d’encre ». Alors qu’elle faisait encre de son sang. Noir de la toute petite police de caractère, l’illisible nécessaire du premier jet, du hors sujet.

Codicille : Les mots en italique sont de Marie-Thérèse Peyrin pour les premiers et de Stéphanie Buttay pour les seconds.

5_ Au centre

Elle ouvre le coffre, s’étonne de le trouver vide ou presque. Un coffre qu’on n’ouvre jamais, à cause de ce qu’on a volontairement posé dessus, des objets dont on interdit le toucher aux enfants avec une bouche fermée et des yeux sévères. Alors vous pensez de là à l’ouvrir. Il faudrait précieusement déplacer les objets sacrés posés dessus, trouver où les déplacer le temps de la manœuvre et à part au sol on ne trouverait rien. Soulever le couvercle, lourd puisqu’il s’agit d’un coffre de menuisier. Peint par le père d’une teinte marron, lorsqu’il l’avait récupéré à la mort de sa mère, qu’il avait fallu vider la toute petite maison coincée entre deux autres, le coffre du père ébéniste qui n’avait pas repris le métier du père, pas plus que lui ne le reprendrait d’ailleurs, il n’était pas question de le laisser derrière soi, vendre vite la maison soit, la maison où on attrapait le cancer, comment cette idée avait-elle germé dans leurs esprits scientifiques, mais le coffre avait été emporté, enduit par le père qui n’avait désormais plus le temps de bricoler, préférait aller à la pèche lorsqu’il obtenait un rare jour de congé, recouvert d’un produit marron foncé qui rendait le revêtement inaltérable, et tant pis si la mère avait déploré sa laideur, il n’y aurait plus à y revenir, protégé et moche il l’était pour longtemps, si bien que les enfants de toutes les générations futures auraient bien pu jouer dessus à taper avec leurs cubes, y écraser les roues de leurs petites voitures, dessiner à côté de la feuille avec les feutres indélébiles promis lavables sur le carton d’emballage, il n’en aurait gardé aucune séquelle, ce coffre en bois simple sans fioriture, car fait pour contenir les instruments de menuiserie du siècle passé, des années 1920, que je ne pourrais citer sans faire quelques recherches et ce serait comme ressortir le passé, l’autopsier, broder un peu dans les blancs.

Au fond du coffre et bien au centre, il y a le titre. Le corps debout, le regard qui tombe comme suivre un objectif qui n’aurait pas besoin d’être cadré, qui se trouverait juste au centre. À gauche comme à droite, c’est vide, alors qu’elle avait cru qu’il serait bourré jusqu’à la gueule. Il y a ce titre et de chaque côté du vide. Toutes ces années à écrire. Les manuscrits devraient se trouver là. Sous le titre, quelques exemplaires du même manuscrit. Rien d’autre.

Elle lit le titre. Soupire. Elle n’a jamais été douée pour les titres. Pas plus que pour les résumés. Elle est faite pour les longueurs, pour le temps qui dure, pour les précisions, pour tourner autour du pot avant d’entrer dans le vif du sujet, pour écrire autour, à côté, à propos, écrire sur ce qu’on n’a pas vu, n’aurait pas vu, qu’on a tenu secret, parce qu’on nous avait dit que ça ne se faisait pas de parler de ce qui se passait chez nous, comment on le lui avait fait comprendre, que cela lui rentre dans le corps, dans la tête, mets-toi bien cela dans le crâne, on ne raconte pas ce qui se passe à la maison, cela ne regarde personne, ne pas lever les yeux vers  l’intérieur de chez les autres malgré la lumière du dedans qui y invite qui rend tout joli et joyeux qui peint au mur du douillet à leur table des discussions animées et chaleureuses, de grandes fenêtres pour laisser entrer la lumière des jours gris et qu’il ne faut pas lui barrer le passage avec des rideaux, des voilages, ces empêcheurs de laisser passer le soleil des fois qu’il sortirait. Détourner le regard il fallait.

Longtemps à la première page, et peut-être sous le tas retrouverait-elle un exemplaire de ce modèle, il y avait eu ce dessin. Redondant avec le titre. Mauvais, le titre. Le livre aussi sans doute. Avec des passages qu’il aurait fallu sauver, elle pouvait en être sûre. Écrire depuis le corps, elle savait faire. Selon l’expression belge, « elle sait le faire ». Dire autrement modifierait quelque chose. Rendrait le texte illisible à celle qui l’aurait écrit. L’autrice doit relire et ressentir exactement la même chose. Écrire « elle peut le faire » plutôt qu’elle sait faire, fausse la donne, même si c’est plus français. C’est dur de rester fidèle dans une traduction de français belge à français français.

Rien ne sera dit du dessin qu’elle pourrait décrire, du titre qu’elle pourrait dévoiler, d’où était placé le dessin d’origine, d’où serait placé celui qu’elle copierait pour en avoir un exemplaire, à part cela au-dessus de la commode aux trois tiroirs qui n’avait pas été construite celle-là, mais chinée par la grand-mère, fille de menuisier, comme s’affirmer ou s’affranchir, et qui aurait davantage de valeur à ce qu’en dirait un jour la cousine qui s’y connaissait, avait été antiquaire, que toutes les autres armoires fabriquées, décorées à la poigne délicate de son artisan de père. Et du sang aussi on ne dira rien.

A propos de Anne Dejardin

Projet en cours "Le nom qu'on leur a donné..." Résidences secondaires d'une station balnéaire de la Manche. Sur le blog L'impermanence des traces : https://annedejardin.com. Né ici à partir du cycle«Photographies». Et les prolongations avec un texte pour chaque nom qui dévoile un bout de leur histoire. Avec audios et vidéos, parce que des auteurs ou comédiens ont accepté de lire ces textes, l'énergie que donnent leurs voix. Merci. Voir aussi sur Youtube.

20 commentaires à propos de “#nouvelles | Anne Dejardin”

  1. « Ne rien faire du tout. Par ordre alphabétique. ». J’adore cette idée. Merci Anne.

  2. Oui je crois bien que les livres on peut les laisser tranquilles, ce sont des abandons indolores. Et je crois bien que je l’entends cette petite fille ahurie.

    • Laisser les livres tranquilles, abandon indolore, merci, Caroline. La petite fille ahurie, comme si je possédais la 7ième merveille du monde, un truc qu’on ne peut toucher qu’à l’école et voilà que sa grand-mère en avait un, dissimulé à la vue, caché quelque part, de ce que j’avais dit, on regardera au dictionnaire. 🙂 Merci de ton passage, Caroline.

  3. Les livres de chevet en équilibre sur le tabouret table de nuit ( Rimbaud, Dickinson… le dictionnaire du rouge pour les nuits pointillées; d’autre ventre ouvert sur le drap, trois, quatre lus en même temps… ( et ceux dont on a un honte? au regard de qui d’ailleurs ? Quoi ! Tu lis ça ! Ça m’étonne de toi… ne pas dire qu’on l’a dévoré celui là , comme on ne dit pas pour la chanson de gare… j’avais adoré Une ascension de Ludwick Hohl il m’avait toisée : livre raisonneur! ) … les livres découpés par les enfants morts depuis longtemps, cette image ouvre un abîme … « à portée de main, de chagrin, de rêve… de réconfort » . merci Anne

  4. « Que faire d’un livre lu ? » j’aime beaucoup cette question. « Comme si la place perdue pouvait être retrouvée, alors que toujours elle manquait, que ranger finissait par serrer les livres les uns contre les autres et devoir forcer encore pour rajouter celui-là dans la rangée » : fort. Merci.

  5. entrer par cet étonnement devant le dictionnaire : délicieux
    et cela, entre autres choses « extraire à la vue tous ceux dont elle n’était pas fière, quelques romans niais, mais délicieux, ou ceux qu’elle n’assumait pas, le tantra et autre. « 

  6. le poids des objets lourds. Se délester. Les rendre à leur destinée… Le rendre à sa destinée ce bois qui brûlerait bien. Ce que ces objets ( et plus encore ceux de famille faits mains) drainent, génèrent, gardent et perdent tout à la fois … On est déjà embarqué dans une histoire, elle pousse les tiroirs du meuble … J’aime aussi les titres en devenir et beaucoup ce violon (mutique) dans son étui valise de velours rouge

  7. Ce serait un privilège que de flanquer un bon bourre-pif à la tenancière de Sanary – avec plaisir. Après les lives qu’on aime sont faits du même bois que ces meubles-là – tout un roman… Merci à toi Anne (peut-être que Nicole V. passera par ici qui peut savoir ?)

    • Quel super commentaire, Piero, mille merci. D’abord pour ta lecture, pour ton commentaire ensuite, pour le bourre-pif et pour l’idée que les livres qu’on aime sont fait de ce même bois que ces meubles-là. C’est comme si ton idée allégeait. Elle ouvre… Merci. Et pour Nicole, comme aller chez Alan. J’aime bien.

  8. il y aurait déjà tellement à dire sur tout ce qui s’est écrit depuis le début alors que je viens juste de découvrir ta #3 (oui, je suis très en retard)
    et tu m’as attrapée avec ton prologue sur les choses perdues et tu ne m’as plus lâchée avec l’histoire de ce père et de ses fils, et « le goût de tirer de ses deux mains tout ce beau », ce qui me ramène à des histoires connues et émouvantes pour moi, très émouvantes
    magnifique séquence comme j’aime tant chez toi…
    (merci Anne, suis emballée…)

    • Moi aussi, très en retard, du retard aussi dans la poursuite du projet « le nom qu’on leur a donné… » Il me faut dégager du temps pour m’y remettre. Du coup du retard ici aussi… Retard à lire les autres aussi. Vais aller te découvrir. Merci pour ce que tu viens de m’écrire, Françoise.

  9. à propos de la #4 (magnifique elle aussi)

    mais quel sacré chemin tu as suivi là encore, comment le sang du corps devient de l’encre, matière à écrire la vie et la mort, le chagrin, l’angoisse, comment la décision a été prise à un moment donné, tard sans doute
    oui tout ce chemin de périls et ponctué d’écueils…
    (quelque chose là-dedans à reprendre pour quelque chose de plus grand et important sans doute…)

    • Oh, merci, tu sais comme certains commentaires sont précieux et solides comme une rampe à laquelle se fier, merci d’avoir su percevoir ce qui frémissait et demandait, non réclamait plutôt, un dernier mot qui n’avait pas été écrit, déposé. Ton œil, ton intuition, ta finesse de compréhension.

  10. Une ampleur des phrases qui donne beaucoup de plaisir à ma lecture, cela devient rare. Merci, donc.
    JMG

  11. #4 (genrée mais) passionnant – beaucoup aimé ce
    ce sans lui qui n’existait plus
    toute une mythologie, pratiquement – trop bien – bravo et merci…

  12. Un pas de côté et un peu de sang d’encre, ces emprunts qui résonnent et émaillent la page, belle journée Françoise !

  13. Le thème du sang si souvent, si longtemps tu, et la façon dont tu nous y entraînes, c’est un texte magnifique.