Constat
Dans le salon de mes parents la télévision plus grosse que la bibliothèque (inexistante) était la Reine Mère. Allumée jour et nuit. En bruit de fond. Elle dictait l’heure et rythmait nos journées : 7h00 dessins animés l’heure du petit déjeuner, puis déjeuner avec le journal de 13h, à 16h30 goûter avec un programme jeunesse japonais ultra violent, enfin passage à table à 20h avec PPDA suivi du brossage des dents et du coucher à 21h avant le film du soir. C’est dans ce contexte que j’ai passé la deuxième partie de mon enfance, à partir de cinq ans je dirais. Je voyais d’un mauvais œil cette télévision à l’écran géant aussi large que profond qui faisait le double de ma taille et que l’on exhibait ostentatoirement dans le salon. Je pensais que si elle le pouvait elle m’absorberait. Je me refusais à lui donner le moindre pouvoir sur moi. Je voyais déjà trop bien les dégâts qu’elle causait chez mes parents : leurs conversations étaient débiles, ils ne s’intéressaient à rien d’autre que ce leur suggérait la foutue télé. Je craignais de devenir comme eux alors je devais me cultiver par tous les moyens mais quand on a cinq ans de quels moyens dispose-t-on ?
Edification
L’urgence à cette époque était de me dissocier d’eux et de me mettre du côté des gens que je trouvais intelligents. Je décidais sans le dire à personne que ma maîtresse deviendrait mon modèle. Comme elle manipulait les albums jeunesse et qu’elle passait son temps à lire des choses qui semblaient très importantes j’ai demandé à ma mère si nous aussi nous avions des livres. Je me suis ainsi retrouvée avec mon premier livre qui n’était en fait même pas le mien, il s’agissait du roman Les malheurs de Sophie de La Comtesse de Ségur offert à ma mère par son l’école lorsqu’elle était enfant en récompense de ses excellentes notes. Je me souviens avoir été triste lorsqu’elle me l’avait dit et que cela contrastait avec sa fierté de me transmettre un objet cher. Je comprenais à cet instant que l’on pouvait être bonne élève appréciée de ses professeurs un jour et être éloignée de toute forme de culture avec un métier passable, un mari passable et habiter une maison passable un autre jour.
Lorsqu’il ne m’accompagnait pas, ce livre était posé à plat dans une étagère fermée par des portes coulissantes. Ce fut ma première bibliothèque.
Dislocation
Ma petite étagère s’est rapidement étoffée grâce aux lectures imposées par l’école. Bien sûr, à l’école publique la première recommandation de mes professeurs était d’emprunter les livres à la bibliothèque (ou mieux, plus tard au collège, de les emprunter au CDI) mais je notais sur mon cahier de texte : « acheter livre tel » pour prouver à ma mère que si c’était écrit c’était que le professeur l’avait exigé. Je m’arrangeais pour être assez floue sur l’édition demandée de sorte que ma mère me sollicitait pour l’accompagner faire les courses – « Comme ça on ira acheter ton livre ! » . J’en profitais toujours pour rajouter au panier un livre qui me faisait envie. Si elle y allait toute seule, elle n’y pensait pas et de toute façon je n’avais pas envie qu’elle choisisse pour moi.
J’aimais posséder les livres, j’aimais qu’ils soient à moi et qu’on ne me les enlèverait jamais.
C’était en tout cas ce que je croyais jusqu’à ce qu’un peu avant mes dix-sept ans, ma mère ma sœur mon frère et moi soyons chassés de chez nous par mon beau père.
En plein chaos j’ai pris ce que j’ai pu mais j’ai dû laisser de nombreux livres, les plus imposants, principalement des contes, l’Illiade et l’Odyssée, tous mes tomes Harry Potter et d’autres dont malheureusement je ne me souviens plus.
Cet arrachement était d’une violence inouïe. Cette bibliothèque que j’avais patiemment édifiée année après année, celle avec laquelle je m’étais construite, celle qui me disait qui j’étais alors que parfois je me cherchais, en un instant elle avait été démolie. Rien d’autre de ce que j’avais ne me définissait mieux que ma bibliothèque.
Je me retrouvais donc avec une moitié de bibliothèque que je n’étais même pas heureuse d’avoir sauvée parce qu’elle me rappelait l’autre moitié que je ne pouvais plus parcourir et dont j’avais déjà oublié les titres.
Reconstruction
Pendant longtemps je ne me suis plus autant attachée aux livres et je ne suis pas tout à fait certaine d’avoir retrouvé les sensations d’apaisement, de satisfaction voire de satiété que j’éprouvais enfant en regardant ma bibliothèque.
Aujourd’hui, à presque trente-cinq ans, lorsque j’entre par hasard dans une librairie, si j’achète un livre, je le choisis par reflexe en format poche dans la peur de devoir partir précipitamment et de ne pouvoir emporter que l’essentiel, traumatisée à l’idée de devoir encore laisser qui je suis derrière moi.
Dans un minutieux travail de recherche d’identité d’appartenance et d’ancrage (propre aux enfants métisses ?) je me contrains lorsque j’y pense à préparer mes visites en librairie dans le seul but d’y acheter des livres en grand format, ou dans de belles éditions, et de les ranger dans mon imposante bibliothèque dont les rayons sont construits à même le mur uniquement pour me prouver que personne ne me dépossèdera à nouveau de moi-même.
C’est fort ! Votre/ton parcours de lectrice m’a touché. Je ne pense pas que le travail de recherche d’identité et d’ancrage minutieux soit propre aux enfants métisses, mais qu’ils aient à voir avec « constat », « édification », « reconstruction », oui – et ces titres un peu théorique viennent trouver leur place naturellement dans le texte.
Merci Nolwenn ! Les titres ont été les bases sur lesquelles j’ai pris appui pour écrire ce texte.
J’avais comme envie de ne pas aller vers le témoignage mais en pensant à ma toute première bibliothèque les mots sont sortis tout seuls !
Quand à la recherche d’identité je me suis effectivement longtemps questionné pour finalement me rendre compte que les questions « Qui suis je ? » « Qu’est ce qui fait de moi ce que je suis » étaient universelles !
Dislocation dramatique, reconstruction plus difficile, la confiance n’est plus. Merci pour ce très beau texte.
J’ai moi aussi, comme beaucoup d’entre nous, un attachement particulier pour le livre comme objet à part entière. Beaucoup de difficultés à faire de la place dans la bibliothèque, mais ça c’est une autre histoire.
Bonjour Khedidja, merci pour ce retour ! Effectivement la question de la place du livre est cruciale. La place dans la bibliothèque : quand il n’y a plus assez de place physique, le livre prend il de la place mentale ?