1 _ du temps qu’on n’aura pas
2 _ l’archipel des mots de chez soi
1 _ du temps qu’on n’aura pas
Martin aurait dû arrêter depuis longtemps de faire des prédictions sur l’avenir. Encore une fois, il s’était trompé, et au lieu des 1000 jours vierges qu’il l’avait imaginés, sinon espérés, voilà qu’on annonçait que le confinement s’arrêterait en fait après le week-end, soit au bout de seulement deux pauvres mois de paradis oisif. Mais les colis Amazon, eux, continuaient d’affluer sans retour possible, et il savait qu’il n’aurait le temps pour rien. Ni bien sûr pour lire les centaines de livres qu’il avait commandés (un par jour ! c’était le plan…), ni pour les mettre en vente. Heureusement, il s’était installé une nouvelle bibliothèque, prête à accueillir les bouquins, une fois lus, par ordre alphabétique disons.
Le temps pour la lecture s’étant enfui dans les méandres de la réalité, il préféra opter pour un classement par ordre de lecture prioritaire. Absurde aussi, car pour le restant de sa vie, son emploi du temps ne lui permettrait de n’en lire pratiquement aucun. Son emploi du temps et aussi son aversion pour la lecture, si l’on excepte les dernières semaines d’enfermement, mais laissons-le accuser son emploi du temps seul. Il se rendait à l’évidence : « ordre de lecture prioritaire » signifiait en gros « ordre de préférence malgré non-lecture ». Pour établir une préférence sur ces centaines de livres non-lus et non-lisibles, il se devait au moins de parcourir, avec un tant soit peu de concentration, la quatrième de couverture, sinon un paragraphe au hasard, plutôt dans les derniers deux tiers. En aurait-il le temps avant la reprise du bureau ? Désemparé, il voulu demander conseil à sa chérie :
– Julie, je… qu’est-ce que tu fais Julie ?
– J’essaie de classer mes livres chinois, tu pourrais pas m’aider ?
– Tu rigoles, t’en as à peine dix, ça devrait prendre deux minutes !
– Bah oui mais… j’en suis à la leçon 6 de mon Assimil. Même par ordre alphabétique, c’est foutu.
2 _ l’archipel des mots de chez soi
Je n’avais qu’à monter les marches de mon entresol, enjamber un ou deux cadavres de ces cafards géants, tourner à gauche pour descendre la rue, en grande pente, sur une vingtaine de mètres. Et là en face, faisant l’angle, une première librairie francophone. Sans doute ne m’étais-je pas installé dans cet entresol lugubre par hasard. J’aimais vivre dans une ville inconnue, dont je ne parlais pas la langue, et me sentir comme à l’approche d’une île dans ma rue, avec une poignée de mots français tout en bas pour seul port. Ne fréquentant aucun compatriote, mon seul rapport à ma langue était livresque, comme si les mots, les vrais, étaient trop précieux pour être gaspillés. Le quotidien se contentait d’un globish assez médiocre. Dans les rayons l’offre était éclectique. Principalement des surprises, en fait : pas mal que j’ai achetés, mais aucun qui ne soit resté comme une trouvaille géniale. Et inévitablement, à chaque visite, un nouveau libraire qui m’accueille, comme s’ils étaient des dizaines à travailler là, et me demande s’il faut me parler en français ou en grec, et moi qui essaie de lui faire comprendre, non il ne faut pas me parler du tout, la preuve regardez, je suis venu chercher de l’écrit.
Ensuite en contournant le centre par le nord, en marchant un bon moment quand même, juste au moment où les très riches de Kolonaki se dérident un peu pour laisser deviner les gauchos d’Exarcheia, surgissent de l’air vicié des pots d’échappement les contours d’une autre île. Celle-ci comporte deux ports. Ces deux librairies francophones sont à proximité immédiate de l’école française d’archéologie. La première, sur la grande rue, est plutôt impersonnelle. On ne s’y sent ni bien ni mal, aucun livre ne crée la surprise, d’ailleurs les libraires eux-mêmes ne sont pas particulièrement collants. La seconde par contre, juste en face de l’institut français, sur la belle rue qui monte vers Neapoli, est d’un académisme affligeant. La France et la Grèce se rencontrent, voient l’une de l’autre ce qu’il y a de plus barbant. De la Grèce, exclusivement l’antiquité, mais sanctifiée bien sûr, étudiée, décortiquée, mythifiée plus que les mythes eux-mêmes. De la France rien que ce qui peut se ranger sous une étiquette : les Lumières, le théâtre classique, le grand roman soporifique du XIXe, et bien sûr le sacro-saint surréalisme.
Et puis, en continuant le contournement du centre, en évitant Omonoia, on arrive à Kypseli. Je n’aimais pas vraiment le quartier, pour ses airs trop bobos, trop « comme en Europe », comme on disait là-bas. Mais justement là se trouve une librairie où j’ai déniché quelques pépites. Odysseas Elytis, surtout : « J’ai habité un pays surgissant de l’autre, le vrai, tout comme le rêve surgit des événements de notre vie. » Et en prime le libraire qui me conseille sur la navigation à travers l’œuvre. J’ai bien apprécié échanger avec lui pour, je ne sais pas, disons ses airs d’Européen.
Puisqu’il y a un Martin aussi chez vous ( sans doute pas de la même famille) je viens saluer à la fois la malice de votre texte solidaire des « confiné.e.s » et la façon dont il minimise la difficulté de Julie à mettre en ordre son alphabet chinois idéo(pro)grammé. Les deux protagoniste n’ont visiblement pas le même temparament , ni la même patience.Si ça peut l’aider voici un lien que vous pouvez partager en fiction bien sûr puisque le décalage est recommandé dans cet atelier
. https://www.chine-nouvelle.com/chinois/caracteres/alphabet.html.
Merci pour votre sollicitude envers Julie, je vais lui transmettre le lien en espérant que ça l’aide… étonnant qu’elle ne soit pas encore tombée dessus en 6 leçons Assimil. Peut-être aime-t-elle autant apprendre le chinois que son chéri lire ?
Et merci beaucoup pour l’attention 🙂
bienvenue au club !
Namaste 🙂