- Dénombrer est un verbe
- Histoire de mes librairies
- Inventaire de choses perdues
- Vert, blanc, glacé, avec des larmes chaudes dedans
- Le livre d’à côté
1. Dénombrer est un verbe
Il lui vint l’envie de dénombrer les livres de sa bibliothèque. Aussitôt formulé, ce projet lui apparut vain et audacieux. Aussi vain et audacieux que de chercher le livre unique qui contiendrait en lui tous les autres.
Elle ne possédait pas, comme un bibliophile, une intellectuelle ou une châtelaine, des mille et des cents de livres (mais justement, combien ?), cependant le poids de chacun (son poids physique additionné de ce qu’il portait d’héritage littéraire et de ce qu’il convoquait de références personnelles) lui représenta la démesure de la tâche.
Elle avait un, deux, trois etc. murs tapissés d’étagères et chacune de ces planches pouvait porter un, deux… vingt, trente, etc. volumes, certaines davantage. Elle s’essaya à une estimation au moyen de multiplications dont les tables restaient plus fermes dans sa mémoire que les vers de certains poètes classés à la lettre v. C’était inutile. La hauteur des rayonnages, l’épaisseur des tranches, les empilements composites faussaient le résultat avant même la fin de l’opération. Il n’y avait qu’une méthode, à moins de sombrer dans le catalogue, ce qu’elle désirait à tout prix éviter : les compter un par un, à la suite, sans réfléchir à ce que signifiait une succession de nombres, et sans prendre la temps de regarder dans le dictionnaire s’il convenait de mettre des traits d’union à cent un, cent deux, deux cents vingt huit, etc.
Or comme elle comptait les tranches de ses livres, les lettres des titres devant ses yeux se mirent à former d’autres schémas, des labyrinthes qui se combinèrent en cartes mentales où chaque élément trouvait une place à la fois évidente et aléatoire, permanente et flottante, relative et éternelle. Descendant de son escabeau pour s’accroupir au niveau des gros illustrés, remontant sur une chaise pour dénicher derrière une première rangée quelques spécimens délaissés, son corps lui-même dessina des signes qui portaient un sens. En additionnant chacun de ces signes, elle trouva l’énigme du rébus, et elle tourna la première page.
2. Histoire de mes librairies
Je revois les gros pavés qui formaient des tours de livres sur la table de nuit de ma grand-mère, mais je n’ai le souvenir d’aucune librairie dans la ville où elle habitait. Achetait-elle ses livres quand elle venait à Paris ? Pas tous certainement. Elle lisait dès qu’elle avait un moment. Et en vacances chez mes cousins, dans une ville encore plus petite au bord de la mer, elle fréquentait la Maison de la Presse qui suffisait à sa passion des sagas familiales et des fictions historiques.
Nous, nous allions à la FNAC de la rue de Rennes. Les vitres teintées de la façade répondaient à celles de la tour Montparnasse qui fermait la perspective, bien ternes à côté du rose de l’enseigne Tati de l’immeuble voisin. L’intérieur sur plusieurs étages était une ruche de clients, car c’était samedi, et surtout en décembre. Nous nous faufilions jusqu’au rayon des disques où mon père passait un temps qui finissait quand même par finir, et puis nous montions par l’escalator jusqu’à cette caverne trop bien ordonnée qui, toutes mes jeunes années, a été l’image de la librairie. Ça sentait le papier neuf. Les piles des auteurs passés dans la semaine chez Pivot étaient bien en évidence en têtes de gondoles. Les rayons s’alignaient dans une lumière artificielle, et l’ambiance générale était plutôt marron. Nous allions chercher des livres ; nous savions lesquels, je crois ; ce n’était pas fait pour la flânerie, mais ce lieu encombré, sombre et peu amène préludait aux enchantements des pages bientôt tournées.
En contrepoint, j’accompagnais parfois ma mère dans une librairie qui n’était pas pour moi. Là, les étagères étaient en bois et l’odeur ressemblait à celle de la poussière, sans avoir rien de âcre. Au contraire, sa douceur un peu suave s’accordait avec les sonorités de la langue que j’y entendais sans la comprendre. Je ne savais pas non plus, ou à peine, déchiffrer l’écriture cyrillique sur les tranches, en grandes lettres bien détachées. Les couvertures étaient vertes ou grises, en carton ou en tissu. Il s’y passait des choses qui me dépassaient. J’ai appris seulement à l’automne dernier que ma mère avait fait la très longue queue, en décembre 1973, qui partait de ces Éditeurs réunis jusqu’au métro Mutualité, pour acheter le jour de sa parution L’Archipel du goulag d’Alexandre Soljenitsyne.
Mes premières librairies à moi, je les ai rencontrées quand j’ai fait mes études. Il faudra les décrire pour garder la trace d’un quartier encore latin, encore héritier de la tradition intellectuelle qui vivait ici depuis le XIe siècle, et d’où l’apprentissage et la pensée, le temps de réfléchir et le temps de lire, et les cinémas d’art et d’essai, n’avaient pas été chassés par des fast food et des prêt-à-porter, où les étudiants existaient encore au milieu des touristes. J’ai aimé – ô combien ! – ces années de classe préparatoire et d’université, mais ce n’est pas de la nostalgie que je ressens quand je descends aujourd’hui le boulevard Saint-Michel, c’est de la colère contre le monde marchand qui muséifie Paris comme tous les centres ville, et qui les enlaidit, et où les salles de sport dépassent le nombre des librairies, qui repousse les étudiants dans ses marges.
Maintenant mes librairies sont à Marseille. J’en ai décrit une dans « Une piétonne » La porte vitrée de L’Odeur du Temps émet un tintement à l’entrée d’un client. La littérature des langues latines s’aligne sur les étagères, la littérature des langues slaves, germaniques, sémitiques, asiatiques, tout un mur de littérature française, jusqu’au plafond, avec des noms, quels noms ! avec des mots, quels mots ! (de cette ville Mme de Sévigné a eu le béguin, dans cette ville Flaubert a vécu son premier coup de foudre). Les libraires sont à l’étage. D’une percée surmontée d’une arche dans l’axe de l’entrée, ils saluent qui passe la porte, ils avancent leur regard, ils surplombent leur domaine. Sur les marches de l’escalier sont posés tracts, manifestes, périodiques, essais. Des tas de papier imprimé. À l’étage ajouré, la poésie est dans un coin choisi, derrière la rambarde (dans cette ville est mort Rimbaud, dans cette ville est né Artaud), les étagères sont pleines sur tous les murs, les tranches des livres sont à dominante blanche, avec des lettres noires, de diverses hauteurs, de diverses épaisseurs, tables pour l’histoire, la sociologie, la géographie, les beaux ouvrages d’urbanisme et de paysages, les libraires sont assis derrière un bureau de bois avec ordinateur, caisse, et derrière eux il y a une porte obscure où ils ne vont que sur commande. Plus loin on ne voit pas. Les livres à l’étal se couvrent de plus en plus de vert. Les livres parlent de bois, de fleuves, de forêts, de biodiversité. Les livres parlent de quoi ils sont faits.
Pas très loin de là, en bas de la rue Paradis, la librairie de la Bourse présente une marquise en verre et une haute vitrine où se serrent de grands livres aux couvertures illustrées. La carte en relief sur le côté de la porte est défraîchie, annonce bien timide de l’incroyable richesse que recèle le lieu, de cartes, de livres de tourisme et de géographie, de récits de voyage, mais aussi de romans, de récits historiques, et de l’incroyable connaissance qu’ont les libraires de ce qu’ils ont en stock et de ce qui existe. Cette librairie, c’est comme un couloir mais qui serait large, tapissé d’étagères chargées jusqu’au plafond, où l’on navigue dans d’étroits chenaux, évitant des tables qui ne sont pas des écueils mais des empilements de désirs littéraires.
3. Inventaire de choses perdues
1. Une machine à écrire de modèle courant.
2. Un morceau de béton peint d’un seul côté
3. Un champ de pommiers
4. Un vase à Soissons
5. L’œuf d’or de la reine Jeanne
6. Le chaudron du roi Nann
7. L’aiguille de Fécamp
8. Un avantage
9. La disparue du puits de San Patrizio
10. Un globe terrestre en verre éclairé du dedans.
11. La nostalgie d’une ville où l’on a fini par retourner
12. Un nuancier de verts
13. Une valise qui contient toute une vie
14. Des personnages entêtants, têtus comme des enfants, qui refusent d’être couchés sur le papier.
15. Un livre de recettes tchèques, en tchèque, en couleurs, avec des photos, toutes les photos couleur rouille, un livre d’ancien régime.
de son sort… de son sort… de son sort…
se satisfaire de
il faudrait (conditionnel)
elle entend la marée montante battre la jetée
la plainte nocturne des perdus en mer
de l’oncle terre-neuva
sa lampe est la seule allumée dans toutes les fenêtres
elle aimerait dormir
il ne faut pas
pique
elle tourne la mollette de la lampe sur la table de bois pas verni
le pétrole ça coûte cher
elle reprend dans le livre
je ferai, je ferais, que je fasse, que je fisse
les paupières tombent un peu moins
il suffit d’appuyer fort pour que la goutte de sang ne perle pas sur la main
la douleur de la piqûre dure
la garde éveillée dans la nuit
le jour elle est couturière
4. Vert, blanc, glacé, et larmes chaudes dedans
Peut-être une fois par an, je relisais Le Grand Meaulnes. C’était un livre relié, un peu épais et pourtant léger, un format à la verticale. Sa couverture cartonnée – je la suppose unie – était couverte d’une jaquette en papier glacé, fond blanc brillant, lettres vertes en caractères ronds et un peu naïfs. J’avais le Journal d’Anne Franck dans la même collection.
et j’ajoute aux objets perdus cette édition-là du Grand Meaulnes.
et j’ajoute à la liste le projet d’en dresser une autre : les livres que j’ai gardés, et qui seraient dans la première liste si un jour je les perdais.
5. Le livre d’à côté
L’araignée aurait moins surpris dans les W qu’à la lettre K, au beau milieu de l’alphabet, sur une étagère à mi-hauteur, même s’il fallait se pencher un peu pour lire les titres et les auteurs sur les dos des livres alignés avec soin. D’instinct, sa main se rétracta. Il fit quelques pas pour attraper un volume au rayon des A. Bien qu’il fût à cette heure-là le seul usager à s’avancer vers elle dans l’allée centrale, la bibliothécaire à son comptoir ne semblait pas remarquer sa présence. Au contraire, le magasinier juché sur un haut escabeau suspendit au milieu de l’air le geste de son bras prolongé d’un plumeau, pour le suivre intensément du regard. La femme était très myope. Elle posa son ouvrage au crochet pour enregistrer son emprunt et lui fit un bref signe de tête, visage fermé. Pas un mot ne fut échangé.
Il revint le surlendemain rapporter le livre choisi par défaut, qui l’avait ennuyé dès les premiers mots, et il était resté empêtré sur la première page. Le magasinier, dans la même blouse sans couleur définie, astiquait les montants des étagères avec des gestes répétés de petite amplitude. Sans le saluer, il appuya à nouveau son regard sur lui au point de l’intimider. Aussi le lecteur, avec une fausse nonchalance, se mit-il à zigzaguer dans les corridors étroits formés par des murs de livres qui touchaient presque ses épaules, en feignant de butiner. Lorsqu’il jugea son vagabondage suffisant, il revint au K. L’araignée était toujours là. Assis sur les talons pour ne pas avoir à renversr la tête, il resta à l’observer. Dans son immobilité, elle paraissait en apesanteur, comme si rien ne la retenait aux planches des rayonnages ni à la couverture du livre devant lequel elle restait suspendue, et qui ne l’attirait pas : il venait chercher celui d’à côté. Qui manquait, sans que rien ne le signalât. Dans cette bibliothèque de quartier destinée au prêt plus qu’à l’étude, il n’y avait pas de fantômes. Dépliant ses membres pour se relever, il feuilleta quelques tomes et prit le temps de faire son choix.
Le livre d’à côté était sur le comptoir. Un frémissement le saisit. Il demanda si… Derrière ses verres épais, la gardienne du lieu lui fit signe que non. Desserrant à peine ses lèvres parcheminées, elle articula qu’il était réservé. Il ne sut pas comment le magasinier se trouvait maintenant dans son champ de vision, le regardant sans cesse, avec un ricanement muet. La bibliothécaire lui adressa une sorte de sourire, dont il vit l’effort qu’il coûtait. Il descendit en courant les escaliers.
L’ouvrage qu’il avait emporté ne parvint pas non plus à susciter son intérêt. Il hésitait pourtant à aller aussi tôt l’échanger. Il se sentait épié, l’objet d’une attention trop persistante de la part du personnel de la bibliothèque. Les pages tournaient à vide, il voyait que des caractères y étaient imprimés, mais bien que ceux-ci formassent des mots qui appartenaient à son vocabulaire, aucune signification ne s’en dégageait.
Il finit par y retourner. Une fois de plus, dès la porte vitrée sans nulle trace de doigt, la propreté du lieu le frappa. Pas la moindre poussière ne voletait dans le rai de lumière qui filtrait par les abat-jour défendant à trop de ciel de pénétrer par les hautes fenêtres dans ce règne de la pénombre. Il fut soulagé de constater l’absence de toute échelle, de toute blouse, de tout chiffon. Il dit gentiment bonjour à l’araignée, qui lui répondit d’un rapide mouvement de ses pattes en l’air. Il posa l’index sur sur la tranche de tête du livre d’à côté et le tira à lui avec la lenteur, la précaution nécessaire pour ne pas briser le fil par lequel la petite bête se maintenait en place. Elle vibra à peine. Empli d’une immense envie, il serra l’ouvrage contre lui et s’enfuit, volant sur ses semelles comme si ce fussent des ailes.
Papier d’une blancheur inhabituelle, d’une irritante douceur. Pages que tourne et tourne la brise du désir. Mots qui accrochent, phrases qui collent, style mordant. Il ne peut plus s’en détacher. À peine ouvert, foncé dedans, lui, le livre le possède. Il y est tombé. Il s’agrippe à ses bords. Il rampe entre ses pages. Il lit. Il relit. À l’endroit, à l’envers, au hasard, dans la marge et il reprend. Il ne lit plus que lui. C’est le livre unique auquel le lecteur appartient. Il se sent aspiré.
la convention des traits d’union, j’adore ça
merci Piero pour ton passage !
beaucoup aimé ton texte 1 autour du dénombrement des livres de la bibliothèque, c’est drôle en plus (très réussi)
et je parcours ta liste de choses perdues où l’œuf d’or de la reine Jeanne m’interpelle…
et beaux ces fragments autour de la couturière qui me parlent beaucoup aussi et j’appuie avec elle sur la piqure pour que le sang ne coule pas…
Merci Françoise. En relisant mon texte sur la couturière, je me rends compte qu’il ne dit pas ce qu’il voulait dire, que ce qui est évident pour moi dans cette mansarde ne l’est pas, ne peut pas l’être pour le lecteur.
L’œuf d’or de la reine Jeanne… merci de me proposer cette piste napolitaine : https://laurehumbel.fr/index.php/2024/04/08/premonition/… l’œuf de Virgile, cassé, fut remplacé par la reine la reine Jeanne d’Anjou par un autre, en or.
3/4 j’aime beaucoup… (« elle tourne la mollette de la lampe sur la table de bois pas verni »… et cuisiner à l’aveugle en Tchèque)… fait rêver ( et relire « Meaulnes » il faudrait il faudra tout de suite demain promis )
Après de nombreuses années de livre resté fermé, puis perdu, j’ai racheté et relu Le Grand Meaulnes dans une édition de poche. Etonnant comme l’histoire centrale de la quête m’avait échappé, alors que je me souvenais des détails de la salle de classe, de la fête, et de la grande silhouette à la fin. Je suis contente de t’avoir fait un peu rêver.
J’aime les choses que tu rajouterais à ta liste et qui pourrait ne jamais finir !
Merci pour ces mots et souvenirs. Je n’ai pas eu le temps de découvrir les librairies de Marseille mais peut-être un jour. Bises.
Merci Clarence ! Et sur les listes maintenant, et sur les étagères, chercher le livre ou l’idée du livre pour la proposition #5.
Je venais chercher une piste, un fil d’Ariane et je finis aspirée… Ta 5 est vraiment réussie, le cheminement du texte à partir de l’araignée, ce point fixe qu’elle représente, et l’occasion de décrire si bien un livre qui ne nous accepte pas d’un autre qui nous emporte. Beaucoup aimé. Merci, Laure.